Pascal Mongne
Docteur en archéologie précolombienne,
Chargé du cours organique « Arts des Amériques »
à l’École du Louvre
Vrais et fausses urnes zapotèques
Vous êtes le spécialiste français des urnes zapotèques. Celui qui sait reconnaître les vraies des fausses… D’où vous vient cette connaissance ?
Elle remonte en fait à mes années d’étudiant à l’université de Paris I. Mon intérêt était alors tourné vers la culture zapotèque. Cette civilisation précolombienne, développée dans l’Etat de Oaxaca (sud du Mexique) durant le premier millénaire de notre ère, est célèbre pour un type de production céramique particulier : les « urnes funéraires ». Or, et cela n’était un secret pour personne, un doute puissant régnait quant à l’authenticité d’un grand nombre de pièces, alors qu’à l’époque fort peu d’études avaient été consacrées à ce thème. À l’instigation de Mireille Simoni-Abbat, alors directrice du Département Amérique du Musée de l’Homme, j’en fis le sujet de ma thèse de doctorat. Elle me conduisit donc, durant plusieurs années, à mener deux recherches parallèles. La première vit le dépouillement des rapports de fouilles menées depuis la fin du XIXe siècle à Monte-Alban, la capitale des anciens Zapotèques, et dans les vallées que cette civilisation contrôlait durant son apogée. Celui-ci déboucha sur la constitution d’un corpus des urnes dites « de fouilles » (environ 450 pièces) qui permit ainsi de définir l’évolution iconographique et chronologique de ces objets La seconde recherche fut consacrée à l’inventaire iconographique des urnes abritées dans les musées du monde (et donc sans provenance connue). On peut ainsi compter environ 5000 pièces, tant au Mexique, qu’en Amérique du Nord et en Europe. A ce corpus étaient associés les rapports d’analyses d’authentification (par thermoluminescence notamment) menés sur environ 200 pièces, de par le monde. Les résultats de ces deux axes de travail ont autorisé la constitution d’un corpus des urnes « fausses », ou que l’on peut considérer comme telles.
Comment définiriez-vous les urnes zapotèques ?
Il s’agit de récipients en céramique, prenant généralement la forme de personnages assis en tailleur et souvent richement vêtus et ornés. Le corps du personnage étant en fait un cylindre creux. Les récipients-effigie zapotèques - nom qui leur est attribué par la plupart des spécialistes - ne sont pas toujours funéraires (il s’agit parfois d’objets associés aux fondations d’un temple, souvent brisés volontairement) et ne sont pas des urnes. Elles ont été presque toujours trouvées vides, associées aux corps dans les tombes. Ces objets sont d’autre part étroitement liées à l’évolution politique de la civilisation zapotèque, bien que leur fonction soit également éminemment religieuse.
À quoi reconnaît-on les fausses urnes ?
L’art zapotèque est un art extrêmement conservateur, aux règles iconographiques et formelles strictes. Les Récipients-effigie sont caractérisés par une vision faciale, par la symétrie et par des proportions souvent figées (rapport tête/corps de 1/1). Ces objets ne représentent pas des dieux mais des personnages humains, certes vêtus des atours de divinités, mais engagés dans des cérémonies terrestres : prêtres, seigneurs, servants, etc. Chaque décor a donc une signification et un emplacement. Les urnes fausses ne suivent en aucun cas ces règles, pour la bonne raison qu’elles furent produites pour la plupart avant que les recherches scientifiques aient été engagées. Le faux étant « l’enfant de son temps » (suivant la formule consacrée), les contrefaçons présentent en général les caractères du vrai supposé à leur époque de création, quels que soient l’objet et la culture imités. Il en fut de même pour les urnes zapotèques. Si les premières contrefaçons apparaissent dès 1890, la grande époque de fabrication peut être située durant les années 1920, période de redécouverte des Arts précolombiens en Europe, notamment sous l’influence des Surréalistes. Il n’est donc pas étonnant de noter l’aspect « art déco » de la plupart d’entres-elles, alors que celles fabriquées durant la décennie précédente semble nettement inspirées par les principes de l’Art nouveau. Toutes ces pièces, pures inventions formelles, ont été réalisées dans des ateliers locaux, à Oaxaca ou dans les environs. Quatre ou cinq ateliers semblent avoir existé, dont le plus prolixe et célèbre fut certainement un « Maître allemand » sur lequel on sait peu de chose.
A combien estimez-vous leur nombre ?
Le cinquième, peut-être le quart des urnes zapotèques identifiées dans le monde est à mon avis faux. Bien que la plupart de ces contrefaçons aient été réalisées pendant le premier tiers du XXe siècle, il est probable qu’une seconde vague de faux se soit répandue durant les années cinquante : urnes apparues brutalement sur le marché, iconographiquement “logiques”, mais d’un style inconnu parmi les pièces issues de fouilles scientifiques.
Comment définit-on le faux en art ?
En fait trois règles président au développement du faux artistique. Tout d’abord, pour reprendre l’expression célèbre de Maître Kiejman, il n’y a pas de fausse œuvre d’art « …comme le serait un kilo de beurre laitier fabriqué avec des huiles végétales… ». En effet, quels que soient son domaine, sa source, son âge, une œuvre d’art ne verra jamais sa nature changer après qu’elle a été dénoncée comme fausse. Ses caractéristiques ne se volatiliseront pas brutalement devant ses juges : seule en fait sa valeur financière aura fondu. Le faux en art n’existe donc pas par nature, mais par intention…D’autre part, le faux est « l’enfant de son temps ». Il est en effet le fidèle reflet des goûts de la société qui le voit naître, de ceux des collectionneurs et du marché, et des connaissances du moment. Sachons qu’un même faussaire ne fabriquera pas la même pièce à trente ans d’intervalle.Enfin et surtout, le faux est une « créature du marché de l’art. Bien que les causes puissent être plurielles (religieuses, scientifiques, psychologiques, canulars, etc.), celles-là sont cependant fort rares. Les principales raisons de son existence sont en fait essentiellement commerciales : le faux étant principalement issu d’une demande supérieure à l’offre, demande attisée par la spéculation sur certains domaines du marché de l’art. Cependant, membre de la sinistre triade qui en résulte – avec le pillage et le trafic des œuvres – il en est paradoxalement le contrepoids, le parasite « salutaire », en admettant qu’il se substitue au Vrai et provoque, par les accès de fièvre médiatique dont on l’entoure, l’inhibition du marché de l’art.
Quels sont les objets précolombiens qui ont été les plus falsifiés ?
Considérant les règles énoncées plus haut, il est peu probable qu’une région des Amériques ait été épargnée par le phénomène, à partir du moment où son patrimoine devient une cible du marché de l’art. Cependant, le Mexique est le pays dont les pièces archéologiques ont été le plus contrefaites : les urnes zapotèques bien sûr, mais aussi les masques de Teotihuacan, les statuettes du Guerrero et de l’Occidente (Etats du Jalisco, Nayarit, Colima), sans oublier les « inventions » du XIXe siècle (poteries et figurines) et, bien entendu, certains crânes « aztèques » de cristal de roche… Le cas des faux du Veracruz est sans conteste le plus cocasse : en 1974, emprisonné pour avoir fait transporter des objets archéologiques que l’on pensait issus de pillage, le céramiste Brigito Lara, avoua en être l’auteur et le prouva du fond de sa cellule en réalisant des pièces du style « Veracruz » d’une beauté étonnante. L’affaire n’aurait jamais débordé les limites de l’Etat de Veracruz si, plus tard, au vu des pièces prestigieuses que le gouverneur faisait rapatrier de l’étranger pour le grand musée de Jalapa, notre homme n’avait reconnu les avoir réalisées quelques années plus tôt. Le scandale, on s’en doute, eut une répercussion internationale d’autant plus que Lara affirmait travailler depuis l’âge de quinze ans…
Les musées français qui exposent ou gardent en réserve des objets précolombiens sont-ils largement concernés par le faux
Nul musée ne peut échapper à cette question, considérant les conditions parfois obscures dans lesquelles les collections sont constituées: objets rassemblés anciennement, archives rares ou incomplètes, ignorance (ou discrétion) des collecteurs et des donateurs. Ainsi les ensembles réunis durant la seconde moitié du XIXe siècle, nombreux en France comme en Europe, abritent presque tous des figurines et des poteries particulières. Noirs ou bruns, lissés et brillants, pastillés de motifs prétendument précolombiens, voire parfois issus de moules authentiques, ces objets présentent les caractères que l’on accordait à l’époque au monde précolombien : difformité, et laideur. Fabriquées dans les environs du grand site de Teotihuacan, ces pièces étaient vendues aux voyageurs et ont inondé les musées d’Europe et des Etats-Unis. Un certain nombre en a été recensé en France, comme notre inventaire des collections américaines, engagé depuis 30 ans, le montre.
Parlez-nous de votre cours Arts des Amériques à l’École du Louvre ?
Le cours organique « Arts des Amériques » existe depuis 2001, grâce à l’impulsion de Dominique Ponnau, alors directeur de la prestigieuse institution. Il lui revient d’en avoir élargi l’enseignement à d’autres domaines et d’autres espaces culturels, et créé le cours dont il m’a confié la responsabilité. Cet ensemble couvre le premier cycle universitaire (trois ans) et vise à donner aux étudiants qui le suivent les bases d’une bonne compréhension des arts et des techniques artistiques qui se sont développées sur le sol américain, depuis les premières civilisations jusqu’au XIXe siècle. Le cours magistral, dont le thème change chaque année, est accompagné de cours dits « de synthèse », consacrés à six grand thèmes : Mésoamérique, Andes, Amérique du Nord, Basses terres tropicales, art colonial, art populaire. Cet enseignement est complété de Travaux dirigés.
Le but n’est pas de former des archéologues…
Non bien sûr. L’École du Louvre, crée à la fin du XIXe siècle, a pour objectif majeur la formation des conservateurs de musée. C’est à ce titre certainement la plus prestigieuse institution d’enseignement de l’histoire de l’art, et la voie royale pour les étudiants voulant se consacrer à cette profession. À mes étudiants souhaitant se tourner vers l’archéologie et la recherche de terrain, je conseille alors l’Université, qu’ils pourront aisément rejoindre en deuxième cycle.
Combien d’élèves comptez-vous ?
Chaque année, une cinquantaine d’élèves peuvent être comptés, auxquels doit être ajouté les auditeurs libres, environ cent personnes. Il s’agit là d’un public plus âgé et cultivé, assistant aux cours magistraux mais ne préparant pas de diplôme. Cette association élèves-auditeurs est propre à l’École et peut sembler surprenante vue de l’extérieur. Elle est pourtant d’une grande richesse et permet de faire sortir l’enseignement supérieur de ses frontières traditionnelles.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l’art précolombien ?
L’origine des vocations, qu’elles soient professionnelles ou autres, tient bien souvent à des événements que l’on pourrait juger sans importance. Ce fut le cas vers l’âge de10 ans. L’institutrice qui nous guidait chaque semaine dans la visite d’un monument parisien nous avait alors emmenés aux Arènes de Lutèce. Au cœur des ruines – ô combien remaniées depuis – j’imaginais la Rome antique et les monuments du passé. J’en fus si impressionné que je lui demandai : « quel est le métier qui étudie les ruines ? – L’archéologie – Alors je serai archéologue ! ». C’est quelques années plus tard que je « découvrirai » l’Amérique, à la lecture d’un ouvrage consacré au Mexique précolombien offert par mes parents. Je vis alors, avec extase, le mot n’est pas trop fort, que le monde indien ne se limitait pas aux caricatures et simplifications du cinéma et des illustrés, et que des civilisations anciennes et prestigieuses avaient existé. La voie américaniste était désormais tracée…
Selon vous, quel regard les archéologues portent-ils sur les collectionneurs ?
Ce regard, en général très négatif, est à mon avis excessif. J’ai certes eu cette attitude, il y a longtemps, durant mes années d’études, étant alors partisan de la disparition du marché de l’art, des antiquités ! Cette vue de l’esprit est non seulement exagérée mais dangereuse. Le marché de l’art est un fait. Il existe et existera demain. Il existera toujours. L’interdire ne ferait que le rendre invisible, souterrain, ce qui serait évidemment la pire des choses. Les archéologues et historiens de l’art ne doivent donc pas se voiler la face devant ce qui est : ils ont ici un rôle majeur à jouer, par leurs connaissances et la déontologie, par leur concours aux institutions publiques de contrôle, notamment au niveau européen. L’une des solutions est à rechercher dans la prise de conscience de la valeur des patrimoines, qui cible aussi bien les élites que les publics en tablant sur le long terme, dans l’espoir que ses effets produiront sur les mentalités des résultats semblables à ce que l’écologisme a mis trente ans à réaliser. Ce travail d’éducation doit d’ailleurs être tourné prioritairement vers les populations, riveraines des sites, souvent pauvres et donc soumises à la tentation du pillage. Pillage qui met inexorablement en danger notre patrimoine mondial, de manière irréversible, car sachons qu’à la différence d’une forêt que la tempête aura ravagée, un site archéologique détruit l’est à jamais.
Vous oubliez les musées…
On ne peut certes nier que bien des musées ont rassemblé jadis des objets issus de pillage. Sachons cependant qu’une déontologie stricte régit depuis longtemps les plus grands ; et que ceux-là se sont engagés avec efficacité dans la lutte contre le trafic des Antiquités. Le musée est non seulement le lieu de conservation et de protection des témoignages de sociétés lointaines ou passées, mais aussi le lieu de présentation, de rencontre entre ces cultures et le public qui ne les connaît pas, ou fort mal. Condamner le musée est condamner la connaissance, voire le rapprochement entre mondes étrangers.
Participez-vous à des fouilles ailleurs qu’en Amérique ?
Bien que la spécialisation temporelle, géographique ou thématique soit la règle depuis longtemps en archéologie, il n’est pas rare que des scientifiques, pour des raisons fort variées, puissent travailler sur des lieux et dans des conditions variés. C’est d’ailleurs mon cas, puisque parallèlement à mes activités américanistes en tant qu’historien de l’art, je participe depuis plus d’une vingtaine d’années à des missions archéologiques au Proche et au Moyen-Orient, comme directeur de chantiers. Cette découverte successive des méthodes et des questionnements des archéologies d’Irak, du Pakistan, du Liban, de Turquie, du Golfe Arabo-Persique, et plus récemment d’Afghanistan, sont d’un inestimable enrichissement tant humain que scientifique.
Outre des bâtiments, avez-vous trouvé quelques trésors ?
L’archéologie est une discipline des sciences humaines. Son but est l’étude du passé par les traces laissées volontairement ou non sur le sol. En cela elle se distingue de l’histoire (qui elle, travaille sur les textes) mais également de l’histoire de l’art dont l’objet d’étude est la production dite « artistique » (peinture, sculpture, architecture, etc.). L’archéologie est donc une discipline de terrain dont le but est la recherche et la compréhension des restes enfouis, quels qu’ils soient, depuis le simple foyer de nomade jusqu’aux monuments les plus spectaculaires. Si la découverte du bel objet est toujours un événement merveilleux, elle n’en est pas l‘objectif qui, lui, reste avant tout la restitution de sociétés passées, dans tous leurs aspects. L’emblématique Indiana Jones, dans ses quêtes, utilise des méthodes de pilleur, bien qu’il les mette paradoxalement au service du droit et de l’histoire. Cela est peut-être plus rentable du point de vue cinématographique car un film tout entier consacré à une fouille, lente et disciplinée, n’aurait probablement pas le même succès…