Anne Touchard-Houlbert
Docteure en Préhistoire, Ethnologie et Anthropologie.
Université de Paris I Panthéon Sorbonne
Les fouilles auxquelles vous avez participé sur le site de Japotó, en Équateur, conduisent à reconsidérer la chronologie de la culture Manteño. Par ailleurs, vous contestez l’appellation de cette dernière. Expliquez-nous…
Reprenons d’abord le fil de l’histoire. Il revient à l’archéologue américaine Betty Meggers d’avoir été la première à établir le cadre chronologique des cultures équatoriennes en 1965. C’est elle qui a découpé l’histoire de l’Équateur préhispanique en quatre périodes : le Précéramique, le Formatif, le Développement Régional et l’Intégration. Dans ce cadre, la Période de l’intégra- tion commençait en 500 apr. J.-C. et se terminait avec la conquête espagnole. En d’autres termes, les cultures contemporaines Bahia, Guangala et Jambeli, s’achevaient en 500 apr. J.-C et l’on fixait ensuite, arbitrairement, l’apparition de la culture Manteña Guancavilca entre 700 et 800 après J.-C. Il y avait donc une sorte de flou de 300 ans.
C’est pourquoi vous dites arbitrairement…
Oui, car nous ne disposions pas de mesures métriques pour appuyer ces dates. C’est pourquoi mon travail à été d’enlever ce cadre en quatre périodes et de voir comment les sociétés équatoriennes ont réellement opéré leurs modifications, leurs fondements. En l’occurrence, mes travaux sur le site de Japotó m’ont permis de recadrer l’émergence de la culture Manteña Guancavilca et d’aboutir au constat qu’elle est apparue vers 650 après J.-C. Ce qui a pour conséquence de reculer de 150 ans la phase finale des cultures Bahia et Guangala qui occupaient précédemment le territoire. Territoire auquel s’ajoutait, au sud, celui des Jambeli présents sur l’île de la Puná et le nord du Pérou, jusqu’à Tumbes.
Avant d’aller plus loin, doit-on dire Manteños ou Manteñas ?
On devrait dire Guancavilcas… C’est sous cette appellation, et pas une autre, que les textes ethnohistoriques désignent cette culture. Il n’est jamais question de culture Manteño dans les textes anciens. Pour la simple raison que cette dénomination date des années 1940. Personnellement, j’opte pour une appellation mixte et parle de culture Manteña Guacanvilca. J’évite ainsi d’accoler un nom masculin (Manteño) à un nom féminin (Guancavilca).
La disparition des cultures Bahia, Guangala et Jambeli tient-elle au fait qu’elles ont été chassées par les Guancavilcas ?
Pas du tout. Ce sont les mêmes sociétés. Il n’y a pas eu de rupture ni d’invasion du territoire. C’est le mode d’organisation qui a évolué à la faveur - tout cela est très hypothétique -, d’un regroupement ou d’un événement naturel ou encore d’une rébellion interne. Dans le but, en tout cas, d’avoir davantage de pouvoir.
Comment êtes-vous parvenue à déterminer précisément la date de 650 après J.-C. ?
Grâce aux datations radio-carbone obtenues à partir de charbons de bois retrouvés sur le site de Japotó. En l’occurrence, 58 dates radio-carbone (pour l’ensemble du territoire Manteña-Guancavilca) m’ont permis de proposer une séquence qui commence en 650. De la même façon, une étude par thermoluminescence (en cours) couplé à des charbons trouvé sur le site m’a permis de dater de l’an 1100, les murs en terre crue (adobe) d’une vaste structure, de près de 20 m de long et six ou sept mètres de large, brûlée puis ensevelie intentionnellement sous un monticule…
Enseveli pourquoi ?
Probablement pour être caché…
Avant que vous nous décriviez le site de Japotó, qu’est-ce qui caractérisait les Guancavilcas ?
Rappelons qu’ils ont évolué sur près de 1000 ans. J’ai défini six étapes et, pour simplifier, deux grandes périodes : ancien et récent. Les Manteña- Guancavilca de la première période, celle qui va des années 650 à 1100 apr ; J.-C., sont différents de ceux de la phase récente qui s’étend de 1100 à 1532 apr. J.-C. On sait, par les textes ethnohistoriques, qu’au moment de la Conquête, les Manteña-Guancavilca formaient une grande ligue marchande. Partant des côtes de l’Équateur, leur activité commerciale s’étendait, par voie maritime, jusqu’au Mexique au nord, et au Chili au sud. Les textes* font état d’une rencontre extraordinaire entre les Espagnols, en l’occurrence le navigateur Bartolome Ruiz - un homme de Pizarre -, et ces marins hors pairs. Ils naviguaient sur de longs radeaux, équipés d’une voile, qui pouvaient supporter des charges importantes et tout un équipage. L’une de ces embarcations a été arraisonnée. Vingt indiens s’y tenaient. La moitié des hommes s’est jetée à l’eau à la vue des Européens qui ont investigué la cargaison en faisant, au passage, trois prisonniers. Elle rassemblait de nombreux objets en or et argent, des pierres précieuses et de grandes pièces de tissus. Une belle reconstitution du radeau est présentée au musée de Bahía de Caráquez. Le bateau supporte une sorte de cabine qui devait servir d’abri pendant la traversée.
Est-on certain de l’existence de ces radeaux ?
L’un d’eux a été découvert au Pérou dans un contexte archéologique. Ce qui lève tout doute sur leur existence. En vérité, on s’interroge davantage sur le tracé de la route maritime. Une étude récente montre que les Manteña-Guacanvilca ne remontaient pas directement jusqu’au Mexique. Un tel voyage était beaucoup trop long pour l’époque. Il leur aurait fallu passer trois mois en mer… Ils pratiquaient le cabotage le long de la côte du Pacifique. Un groupe de travail a été constitué dans le but de retrouver des objets d’influence Manteña - Guancavila sur les sites qui bordent l’itinéraire supposé. On voit des choses incroyables. Par exemple, les sceaux en terre cuite Manteña ressemblent énormément à ceux du sud Mexique. D’autres similitudes existent avec des objets du Costa Rica ou du Nicaragua. Encore faut-il trouver ces objets en contexte, pour pouvoir les dater. C’est pourquoi font partie du groupe de travail des chercheurs de chacun des pays qui bordent la côte longée par les Manteña-Guancavilca.
Commerçaient-ils aussi à l’intérieur des terres ?
Certainement. Ils commerçaient aussi bien avec le piémont andin qu’avec les zones littorales. C’est ainsi qu’ils étaient au contact des Jama-Coaque au Nord. Peut-être franchissaient-ils la barrière des Andes pour se procurer des objets de prestige – des plumes notamment – en Amazonie ?
Les Incas ont envahi le territoire des Guancavilcas…
Non, nous n’avons aucune preuve de cela. Cependant, un accord a peut- être été établi entre eux pour qu’il n’y ait pas d’occupation du territoire en contrepartie d’un tribut. Nous ne savons pas. Mais le fait qu’ils ont continué malgré tout à bénéficier d’un statut particulier. Un des Seigneurs de la Ligue, en particulier, était vraisemblablement respecté par l’Inca en regard de son pouvoir commercial et politique.
Quand disparaissent-ils ?
Leur disparition est progressive. Une cohabitation va s’instaurer pendant une centaine d’années après la Conquête entre indigènes et Européens avant que la société Guancavilca soit complètement absorbée.
Sur le plan stylistique, comment se traduit l’émergence de la culture Guancavilca ?
Par d’importants changements dans la céramique. Les vases polypodes se transforment et des formes inconnues apparaissent dès 650. Tels ces grands plats qu’on appelle des tostadores, avec des empreintes de doigts en surface de la terre cuite. Certains de ces plats mesurent jusqu’à un mètre de diamètre, sur trois ou quatre centimètres d’épaisseur. Du fait de leur fragilité, ils sont souvent très fracturés. Une collègue qui travaille sur l’alimentation équatorienne a fait étudier quelques fragments. On y a retrouvé des restes de graisse animale. Ces plats devaient servir à toaster, à griller les aliments. Mais c’est encore une hypothèse. Par ailleurs, le changement s’accompagne aussi de disparitions, telle la peinture polychrome qui n’existe quasiment plus. Mais, surtout, la terre est beaucoup plus cuite. Le potier utilise une technique oxydante, contrairement à avant. En conséquence, les statuettes, les plats et les vases sont beaucoup plus sombres, plus bruns, voire noirs. La technique existait déjà au temps du formatif, mais elle avait été abandonnée pendant la période de développement régional. A partir de 650, la cuisson est très contrôlée. C’est un artisanat presque professionnalisé. Par ailleurs, les Guancavilcas y introduisent l’art lapidaire, avec des stèles, des sièges en pierre… Le musée du Quai Branly en présente un très bel exemple. Un siège de dirigeant en U. Il est attribué à la culture Manta, mais c’est un pur produit Guancavilca…
Le changement concerne-t-il aussi le contenu iconographique ?
Absolument. Apparaissent principalement des hommes et des animaux. On ne voit plus de monstres mythiques ni de représentations végétales. Parmi les animaux, la sarigue, le pécari et le pélican sont largement reproduits. Mais, curieusement, pas la frégate alors que l’oiseau est tout aussi présent sur la côte, en tout cas aujourd’hui.
Que devient le jaguar ?
Nous avons quelques représentations de félins, mais ils ne sont pas très belliqueux. Nous avons affaire ici à des animaux totems plus qu’à des prédateurs.
Qu’est-ce qui caractérise les représentations humaines ?
Elles apparaissent sous forme de mascarons sur le pourtour des céramiques. Il s’agit de petites têtes en volume avec un nez proéminent qui rappelle le nez mochica. Par ailleurs, les tatouages (ou scarifications) sont toujours figurés par des incisions, mais la déformation crânienne si accentuée sur les céramiques Guangala et Bahia tend à disparaître. Il faudrait aussi citer la grande variété des formes d’yeux.
La vie domestique n’est jamais montrée…
Jamais, à une exception près : les fusaïoles. C’est le seul objet où l’on peut trouver une représentation d’homme zoomorphisé ou d’animal anthropomorphisé associé à la vie domestique ou à un rite cérémoniel. A ce propos, nous avons eu la chance de trouver à Japotó un tesson de compotier sur lequel figure un homme de pouvoir avec son costume et son bâton de commandement. Il lui manque malheureusement la tête. J’ai fouillé tout autour, mais sans succès…
Et l’orfèvrerie ?
Nous retrouvons beaucoup de métal. Les ornements de nez et d’oreilles en or et cuivre (tumbaga) ne sont pas rares. Il y a aussi beaucoup d’outils. Le cuivre est assez présent.
Quelques masques ?
Nous n’avons trouvé ni masques, ni plastrons pour le moment. En revanche, nous venons de découvrir un objet important, dont nous ignorons encore la fonction, car il est plié. Et comme il n’est pas question d’y toucher en raison de l’humidité ambiante, nous l’avons remis aux restaurateurs qui l’ont protégé pour éviter l’oxydation. Pour en revenir aux masques, j’ai connaissance de trois ou quatre exemplaires, en or et platine, dont l’un avec un visage et une couronne qui représente des personnages. Le problème de cette culture, c’est qu’il y a beaucoup d’objets, mais rarement de contextes.
Venons-en au site de Japotó…
Le site est en bordure de mer sur la côte centrale de l’Équateur. Il était probablement le siège d’un pouvoir local qui contrôlait la basse vallée du rio Puerto Viejo. Le site a été localisé dans les années 1960 par Émilio Estrada, le fondateur de l’archéologie côtière équatorienne. Il a passé plus de 30 ans à prospecter à vue sur la côte et à ramasser des tessons. Curieusement, orsqu’il a découvert Japotó, il n’a pas signalé l’existence de monticules qu’on appelle ici des tolas. Sans doute parce que la végétation d’alors était plus importante qu’aujourd’hui. Dans les années 2000, une étudiante française, Anne-Rose de Fontainieu, les a découverts avec des collègues équatoriens. Des demandes ont été déposées pour les fouiller. En 2002-2003, une équipe associant notamment des Équatoriens et des Suisses, a fait un premier relevé général. Il existait alors une soixantaine de monticules. Ce travail n’a pas été facile, car il n’y a pas qu’un seul terrain. On se heurte en permanence — c’est le cas de le dire — aux divers propriétaires. En 2004, j’ai commencé à fouiller dans le cadre du projet Manabi CNRS-MAE dirigé par J.-F. Bouchard, avec plusieurs collègues dont Telmo Lopez. Il s’agissait d’appréhender l’extension de l’ensemble du site. Nous savons aujourd’hui qu’il mesure, approximativement, trois kilomètres de diamètre. Encore faut-il pouvoir fouiller, car des villages sont installés sur les lieux. Le reste de la surface est soit mis en culture, soit détruit par le creusement de grands bassins d’acquaculture.
Les autorités locales ne vous aident pas ?
Il est question que la municipalité rachète une partie du site, de l’ordre de 5 %… C’est peu, mais mieux que rien, car le site est très prometteur. Nous avons déjà réussi à mettre en place la chronologie. Nous savons que Japotó a été occupé de 650 à 1450 environ. Or, c’est souvent sur de grands sites comme celui-là que les Bahias et les Guangalas se sont précédemment installés. En arrivant dans les niveaux inférieurs, il est donc fort probable qu’on y trouve des matériels qui ne sont pas Manteña Guancavilca, mais plus anciens.
Etait-ce une ville ou un centre cérémoniel ?
La notion de ville pose problème en Amérique précolombienne, car elle fait référence à des critères typiquement européens. Si l’on prend l’exemple de Chan Chan au Pérou, qui couvre pourtant 20 km², le site ne répond pas à tous les critères qui définissent une ville. Maintenant, pour affirmer qu’il s’agissait d’un centre cérémoniel, il nous faudrait avoir beaucoup de vestiges et beaucoup d’informations, ce qui n’est pas le cas. Pour l’heure, nous n’avons pas encore fouillé les bâtiments, mais seulement les tolas. Nous devrons aussi fouiller les espaces entre les monticules. Tout ce que nous observons pour ces derniers, c’est qu’il en existe de différents schémas. Certains témoignent de plusieurs occupations successives. Les maisons étaient posées sur le remblais et s’élevaient donc, plus ou moins haut, en fonction de la hauteur de ce dernier. En revanche, d’autres tolas n’étaient pas destinées à l’habitation. C’était juste du remblais.
Trouve-t-on des défunts sous les maisons ?
Jamais dessous, mais sur le côté. Dans des sortes de petits caniveaux. Le lieu d’inhumation est le plus souvent accolé à la structure domestique, mais en dehors de l’espace habitationnel.
Sur quoi porteront vos prochaines recherches ?
Nous sommes parvenus à localiser un des sites, Japotó, pouvant être le « chef lieu » d’un groupe de plusieurs grands sites fonctionnant ensemble et formant un relais pour l’activité commerciale, ce que nous appelons un señorio… C’est un des axes de recherche que j’aimerais approfondir.
Propos recueillis en 2010
* La relacion de Samanos.