Lise Mész

 

  Docteur en archéologie préhispanique.
Université Paris-Sorbonne-Paris IV

 

 




La thématique de la tête trophée est omniprésente dans l’iconographie religieuse du Pérou ancien et plus particulièrement dans l’aire culturelle cupisnique. Bien antérieure à l’émergence des centres culturels du du formatif moyen et tardif, elle apparait pour la première fois à Cerro Sechin à la fin du formatif initial. © L. Mész

Bouteilles à anse en étrier cupisnique. Morro de Eten. Haut : 18 et 21 cm. © L. Mész

Vase cylindrique de style cupisnique H : 9, cm. Galerie des offrandes. Chavin de Huántar. © L Mész

Chavin de Huantar. Vues de la façade orientale de l’édifice A et détail d’un escalier “suspendu”. © L Mész

Spatule en os. Las Haldas. © L Mész

Détails de couronnes mortuaires en provenance de Kuntur Wasi. © L. Mész

Relief en pierre. 30x28X15 cm découvert en 2005 à l’est de l’édifice E. Chavin de Huantar. © L. Mész.

Florero de la Galerie des offrandes, Chavin de Huantar. Plat en céramique, Ancón, côte centrale. © L. Mész

Bas-relief en pierre. Cour circulaire. Chavin de Huantar. © L. Mész

Cadre chrono-culturel initail

Cadre chrono-culturel du Pérou préhispanique complété

 

Vous avez l’ambition – c’est le titre de votre thèse - d’apporter  « une contribution à une redéfinition du « formatif » péruvien ». En quoi était-ce nécessaire ?

Cette période ancienne est déterminante dans l’histoire des sociétés andines. L’étude des principaux phénomènes culturels qui l’ont marqué, notamment Cupisnique et Chavín, présente un intérêt majeur puisqu’ils constituent la matrice des civilisations péruviennes postérieures. Analyser « l’horizon Chavín » et redéfinir les phénomènes culturels Cupisnique et Chavín, c’est tenter de comprendre la genèse des fondations de la culture andine, moment crucial où se sont élaborés et figés les codes socioculturels fondamentaux des sociétés du Pérou préhispanique. Or, le moins qu’on puisse affirmer, c’est que s’immerger dans l’étude du Formatif donne l’impression d’un grand flou et d’une connaissance – très - approximative de certains sites, dont les résultats des fouilles n’ont pas été publiés ou partiellement.

 

Pour nos lecteurs qui ne sont pas familiers du vocabulaire ad hoc, quelles définitions donnez-vous à ces deux appellations :  formatif et horizon ?

Le Formatif est une longue période chronologique entre 2500 avant notre ère et le début de notre ère, c’est-à-dire entre la fin de la période archaïque et le début de la première période intermédiaire, dite des cultures régionales. La fin du Formatif se caractérise par une période de forte homogénéité culturelle sur l’ensemble du territoire, appelée « horizon ».

 

Quel distinguo faites-vous entre cupisnique et chavin ?

Selon les connaissances communément admises, la « culture Cupisnique » (1500-200 av. J.-C.), sur la côte septentrionale se caractériserait principalement par sa production de céramiques à anse en étrier. La « culture Chavín » (1200-200 av. J.-C.), quant à elle, représenterait ce premier horizon de la chronologie péruvienne*. Son centre principal, Chavín de Huántar, se situe dans la sierra septentrionale du Pérou, sur le versant oriental de la Cordillère Blanche.

 

Le décor étant planté, entrons dans le vif du sujet. Dans votre thèse, vous remettez réellement en question un certain nombre de dogmes relatifs à la période formative péruvienne. Expliquez-nous…

Tout d’abord, notre perception des concepts Cupisnique et Chavín et de la chronologie péruvienne a largement été influencée par les théories évolutionnistes et diffusionnistes du XIXe siècle. Plusieurs hypothèses reposent encore aujourd’hui sur des postulats obsolètes qu’il est nécessaire de réévaluer. Par exemple, le terme de « Formatif » est issu d’une terminologie évolutionniste qui laisse sous-entendre que les sociétés de cette époque n’étaient pas encore organisées ou hiérarchisées. Une sorte de transition avec l’apparition des premières structures étatiques, Mochica et Nasca, pendant la première période intermédiaire. Par ailleurs, selon un modèle diffusionniste, Chavín est toujours considéré comme la « culture-mère » des civilisations andines et Chavín de Huántar comme l’unique centre diffuseur de cette culture sur une aire géographique très étendue. Selon cette vision expansionniste et diffusionniste - aujourd’hui contestable -, la culture Chavín aurait donné naissance à l’ensemble des manifestations culturelles de cette époque, dont le style céramique Cupisnique. Lequel ne correspondrait qu’à la variante côtière du phénomène pan-andin Chavín. Enfin, l’ethnocentrisme a influencé l’élaboration de la chronologie du Pérou ancien qui semble avoir été calquée sur les modèles occidentaux…

 

Notre vision de cette période est donc erronée ?

La vérité est que très peu de travaux ont été consacrés à l’ensemble de cette période. Ce qui favorise l’accentuation de micro-régionalismes et contribue à donner une vision effectivement fausse et parcellaire du Formatif.

 

Une vision lacunaire…

Oui. Le Formatif est une période mal définie et partiellement étudiée. Sa chronologie reste très approximative et la datation des sites se fonde très souvent sur les évolutions stylistiques des décors de la céramique ou de la sculpture. Il n’existe pas, à ce jour, de synthèse actualisée. Les résultats des fouilles sont rarement corrélés et il n’y a pas de mise en correspondance des séquences d’occupation des sites.

 

C’est là que vous intervenez…

Face à ces constats, il s’est avéré nécessaire d’entreprendre un véritable travail de fond.  Pour porter un regard critique sur des concepts culturels teintés des doctrines d’un autre siècle ou d’ethnocentrisme. Et de proposer une synthèse des connaissances, fondée sur une chronologie fiable. Je me suis donc attachée à réévaluer les données chronologiques et archéologiques de la période formative, mais aussi à redéfinir des phénomènes culturels qui caractérisent la fin de la période ou « l’horizon culturel », au regard de ces données réévaluées et des résultats récents de fouilles archéologiques.

 

Comment avez-vous procédé ? 

J’ai participé à plusieurs programmes de recherche au Pérou en tant que responsable de secteur à Chavín de Huántar pendant trois années consécutives et à Limoncarro en 2005. Ces missions m’ont permis d’inscrire mon travail au cœur des problématiques de recherche actuelles et d’avoir accès à un matériel inédit en cours d’étude. Lors de ces missions, j’ai également visité plusieurs chantiers en cours de fouille, des sites, des musées, des collections particulières, des réserves archéologiques, et réalisé des prospections pédestres. De nombreux entretiens, pendant toute la durée de mes recherches, avec les spécialistes de la période étudiée m’ont permis d’avancer dans mon cheminement intellectuel et d’enrichir mes connaissances. Par ailleurs, j’ai étudié de manière exhaustive la bibliographie existante, les rapports de fouille disponibles et réuni un grand nombre d’informations auparavant éparses.

 

Commençons par la révision des datations…

Une partie de mon travail a consisté à compiler l'ensemble des datations radiophysiques publiées et à rassembler toutes les informations disponibles sur la méthode employée par le laboratoire, les résultats obtenus, la nature et le contexte des échantillons analysés. J’ai ainsi recalibré les 545 datations radiocarbone répertoriées à l'aide du logiciel Oxcal qui permet une comparaison rigoureuse des résultats. M’appuyant sur cette étude, j’ai pu établir un nouveau cadre chronologique général des sites de la période formative et proposer un atlas archéologique, inédit à ce jour, des sites occupés entre 2500 av. J.-C. et le début de notre ère. Chacun dispose ainsi, maintenant, du fondement scientifique des séquences d'occupation proposées par les différentes équipes de recherche. Le bilan de cette étude offre également une synthèse diachronique de la période et recadre des phénomènes culturels qui étaient auparavant confondus, en leur restituant un contexte scientifique. L’étude des interactions culturelles entre les sites contemporains (partage de modèles architecturaux, similarité des assemblages céramiques et motifs ou thèmes iconographiques communs) nous a permis de définir des pôles culturels pour chaque étape du Formatif et de dresser des cartes synoptiques.

 

Qu’illustrent-t-elles par exemple ?

Sur la carte synoptique du Formatif moyen, on voit très bien se dessiner quatre grands ensembles culturels, nommés Cupisnique, Nepeña, Chavín et Garagay, avec leurs caractéristiques propres.

 

De fait, vous proposez un outil de référence…

Ce cadre peut effectivement servir d’outil pour toute nouvelle recherche portant sur cette période. Il donne à voir les données brutes, objectifs, épurées et sans jugement de valeur. Et fait clairement apparaître la contemporanéité des phases d’occupation de l'ensemble des sites du Formatif. De même qu’il met en correspondance les séquences d’occupation et rend compte des liens culturels entre les sites. Ce travail de récolement et d’analyse critique des données était indispensable pour disposer d’un cadre chronologique actualisé et débarrassé de nombreux présupposés sans valeur scientifique. En d’autres termes, c’est une actualisation des connaissances pour les principaux phénomènes culturels, leurs caractéristiques générales et leur évolution au cours du temps. Enfin, j’ai complété ce travail d’analyse des séquences chronologiques en réalisant des modélisations bayésiennes** pour certaines séries de datations. Je précise qu’afin de proposer de nouvelles hypothèses d’interprétation de l’horizon, cette étude se fonde presque uniquement sur des données découvertes en fouilles.

 

Je crois savoir que vous avez rencontré nombre de difficultés…

La difficulté majeure est le manque de données scientifiques fiables. Il existe encore trop peu de fouilles scientifiques avec un enregistrement rigoureux des données stratigraphiques. La restitution des résultats (plans, coupes stratigraphiques, contextes des échantillons des datations radiophysiques) est souvent incomplète. La seconde difficulté réside dans la grande disparité des données ou leur absence sur les contextes domestiques et funéraire. L’intérêt des chercheurs étant porté exclusivement sur l’architecture cérémonielle.

 

Après cette synthèse chrono-culturelle du « formatif » péruvien, vous redessinez les contours des principaux pôles culturels…

J’ai bien conscience que cette première phase de la recherche peut paraître technique voire ardue, mais elle pose les bases indispensables d’une réflexion sur la redéfinition du premier horizon culturel péruvien. Et ce n’est qu’à partir d’une révision spatio-temporelle et chrono-culturelle de l’ensemble de la période qu’il était possible de fonder une analyse de l’horizon Cupisnique-Chavín. Le fait est que la synthèse ainsi opérée favorise la perception des courants culturels qui ont perduré dans le temps et celle des spécificités régionales. C’est ce qui m’a conduit à confirmer qu’une idéologie religieuse et certains principes cosmogoniques unifiaient les sociétés du Formatif moyen et tardif. L’iconographie conventionnelle - centrée sur l’expression du divin et du pouvoir -, est probablement issue d’une élaboration collective par différents pôles culturels, et non du seul rayonnement de Chavín de Huántar sur les autres pôles. Les pôles septentrionaux Cupisnique et Chavín sont très probablement à l’origine du processus d’intégration des sociétés du Formatif moyen et tardif au sein d’une unité culturelle et idéologique pan-péruvienne. La primauté de ce noyau fondateur est corroborée par la présence d’un corpus de grands thèmes iconographiques caractérisés par des conventions scripturales que l’on retrouve dans les centres religieux de ces pôles culturels : Chavín de Huántar, Pacopampa, Kuntur Wasi, Puémape et Limoncarro. Le code symbolique semble avoir été conçu au sein de ces centres de pouvoir de l’aire septentrionale. Si Cupisnique peut être défini en tant que culture présentant des caractéristiques qui la distinguent dans plusieurs domaines (funéraire, iconographique et celui de la production matérielle), Chavín de Huántar apparaît en revanche comme un centre cérémoniel unique au statut particulier. L’ensemble de ses spécificités en témoigne et appuie l'hypothèse d’un haut-lieu de pèlerinage, déjà proposée par certains spécialistes.

 

Pour autant, vous récusez le modèle diffusionniste…

A l'issue du bilan critique des données, il semble que l'horizon Chavín ne puisse correspondre ni à l'expansion d'un culte religieux depuis le centre cérémoniel de Chavín de Huántar, ni à la diffusion de son style artistique. Le modèle diffusionniste traditionnel qui explique l’homogénéité culturelle par la diffusion stylistique depuis le centre principal de Chavín de Huántar doit être repensé. Ce phénomène d'homogénéité culturelle qui caractérise la fin du Formatif résulte plus probablement de l'existence d'une même matrice idéologique. Ce socle idéologique peut être perçu comme l’aboutissement d’une interaction culturelle constante et croissante des sites au cours du Formatif. Il semble que plusieurs centres cérémoniels contemporains, dont une majorité se situe dans l'aire septentrionale de tradition culturelle Cupisnique, ont partagé des concepts religieux transcrits dans une iconographie codifiée. Cette redéfinition de l’horizon m’a conduite à mener une étude plus approfondie sur les composantes culturelles des sociétés de la fin de cette période, entre 1200 av. J.-C. et 200 av. J.-C. A travers trois axes principaux : l'espace cérémoniel, le domaine funéraire et l'iconographie. J’ai tenté de croiser les données archéologiques des sites contemporains du Formatif moyen et tardif (entre 1200 et 200 av. J.-C.) dans le but de déterminer les principes religieux fondamentaux partagés par ces sociétés. Cette étude s’appuie principalement sur l’analyse du matériel archéologique découvert en contexte cérémoniel et funéraire.

Je précise que ces données sont parfois inédites, car issues de mes propres observations de terrain ou des fouilles actuellement en cours dont les résultats ne sont pas encore publiés.

 

Que ressort-il de ces travaux ?

Il en ressort qu’il existe certains principes idéologiques qui régissent la construction des centres cérémoniels et la conception de leurs programmes iconographiques. Une conception cosmogonique commune, que l’on peut observer dans l’orientation des temples, leurs plans et leurs configurations, et un système de pensée dualiste perceptible à travers les jeux de dissymétrie et de symétrie dans les volumes architecturaux ou encore l’iconographie des reliefs sculptés, telles les deux colonnes du portail monumental de Chavín de Huántar ou les reliefs de la place centrale de Kuntur Wasi. Cette étude démontre également l’existence d’une iconographie religieuse codifiée à propos de laquelle j’essaie de dégager les principaux éléments du code scriptural qui la régit.

 

Quels sont les éléments de ce code scriptural ?

Tout d’abord, et j’insiste sur ce point, dans sa dimension purement esthétique, l’art ne semble pas avoir existé dans le monde préhispanique où toute œuvre a une vocation sémantique et symbolique profonde. Nous n’avons pas sous les yeux un ensemble de représentations graphiques, mais une véritable écriture glyphique. Chaque élément iconographique a non seulement un sens en lui-même, mais aussi par rapport aux éléments qui l’entourent. La compréhension de l’iconographie préhispanique passe donc par une analyse fine des associations des éléments du code scriptural, selon une approche systémique. Je m’oppose, par ailleurs, à l’idée d’un cloisonnement artificiel des mondes andin et mésoaméricain. Cela signifie, qu’à mon sens, l’étude de l’iconographie peut être notablement enrichie par la connaissance et la comparaison avec d’autres cultures préhispaniques d’aires géographiques ou chronologiques différentes. Cela précisé, venons-en aux principaux thèmes religieux traités. Il s’agit des codes culturels fondamentaux du Pérou préhispanique. Au passage, il serait très intéressant d’étudier leur pérennité. Pour comprendre l’évolution des expressions du divin au cours du Formatif et, à plus grande échelle, au cours de l’histoire du Pérou préhispanique. Afin de mieux cerner l’influence « ultérieure » qu’a pu exercer l’idéologie cupisnique-chavin. Parmi les thèmes étudiés, citons la figure divine principale : le félin et ses déclinaisons, les êtres hybrides aux traits de rapace, de caïman ou d’arachnide. L’étude, qui ne s’appuie que sur des données contextualisées, localise sur une carte la présence des thèmes dans les différents pôles culturels du Formatif tardif. Il apparaît qu’ils sont majoritairement présents dans les pôles culturels Cupisnique et Chavín au Formatif moyen et tardif.

 

Des exemples…

Je fais référence aux félins, mais aussi au motif escalier ou au cactus San Pedro qui l’accompagne, au félin-condor, à l’aigle à tête renversée et aux ailes déployées, au personnage ailé et barre cérémonielle horizontale, au serpent-félin, aux personnages antropo-zoomporphes divinisés, aux têtes trophées, aux guerriers armés ou à la dualité strombe/spondyle…

 

Sans compter le Dieu aux bâtons…

C’est vrai. Le Dieu aux bâtons se retrouve aussi bien chez les Cupisnique qu’à Chavin. Mais il est aussi présent à Paracas, comme les félins ou le félin condor…

 

Et à Nepeňa ou à Garagay ?

C’est une bonne question. Chacun de ces pôles partage des thèmes communs avec Cupisnique ou Chavin, voire avec Paracas, mais je n’ai pas trouvé d’iconographie commune entre eux.

 

Vous ne parlez pas de l’être hybride aux traits de caïman ou à l’arachnide ?

C’est que ces le premier thème n’est pas présent à Cupisnique et le second absent à Chavin, comme d’ailleurs à Nepeña ou Paracas. A moins de nouvelles découvertes…

 

Au final, votre travail ouvre un nouveau chemin…

 Il est clair que des investigations supplémentaires sont nécessaires dans les régions inexplorées ou des sites connus, mais non fouillés. Il faudrait aussi s’intéresser aux zones d’habitat proches des centres cérémoniels et aux nécropoles, pour étudier comment s’articulent ces différents espaces aux fonctions spécifiques. Il me paraît également important de combler les lacunes documentaires pour les aires géographiques centrale et méridionale. Enfin, il faudrait réexaminer mes propres conclusions au vu des résultats des programmes de fouilles en cours…

Propos recueillis en 2010