Sébastien Perrot-Minnot

 

Docteur en archéologie de l’Université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne).
Membre correspondant de l’Académie de Géographie et d’Histoire du Guatemala

 

 

 

Vue aérienne et plan du parc archéologique de Quiriguá Source : Ministère de la Culture et des Sports du Guatemala

Le sentier conduisant à la Grande Place de Quiriguá. Photo : S. Perrot-Minnot

Stèles de la Grande Place. Photo : S. Perrot-Minnot

Le Zoomorphe B (780 après J.-C.). Photo : S. Perrot-Minnot

Aspect de la Grande Place, avec les Stèles E (à droite) et F (datées de 771 et 761 après J.-C., respectivement). Photo : S. Perrot-Minnot

Détail de la Stèle H (751 après J.-C.). Photo : S. Perrot-Minnot

La Place du Jeu de Balle. Photo : S. Perrot-Minnot

Sur l’Acropole. Photo : S. Perrot-Minnot

Le Zoomorphe P, montrant le roi Ciel Xul dans la gueule d’un monstre mythologique (795 après J.-C.). Photo : S. Perrot-Minnot

Comment  accède-t-on  au  site  de  Quiriguá et qu’y voit-on en   premier ?

Depuis la Carretera al Atlántico, un des principaux axes routiers du Guatemala, il est difficile d’imaginer le spectacle qui vous attend dans le parc archéologique de Quiriguá. Au km 204, en venant de la capitale (la ville de Guatemala), il faut tourner à droite pour s’engager sur une voie secondaire qui traverse de monotones plantations de banane. Quatre kilomètres plus loin, vous entrez dans le parc situé sur le bord droit de la chaussée. Quelques mètres au-delà de cette symbolique limite, le paysage change totalement, au point que l’on se trouve désormais, comme Arthur Conan Doyle dans son Monde Perdu (1912), sur une « terre de merveilles ». Un sentier conduit vers un bois luxuriant où résonnent les chants d’amour, les litanies, les protestations et tous les insouciants échanges du règne animal… Ce sentier mène à une vaste place où sont réunies les sculptures qui font la renommée de Quiriguá. Protégés par des abris de bois et de feuilles de palmier corozo, évoquant des baldaquins, ces monuments de grès montrent des reliefs complexes et, pour l’observateur attentif, de discrètes traces de peinture rouge. Les stèles, qui rappellent celles de Copán, au Honduras, sont couvertes de représentations de rois en majesté et de longs textes hiéroglyphiques. La plus imposante, la Stèle E, atteint une hauteur de 10,66 mètres et un poids de 60 tonnes, ce qui en fait le plus grand monolithe de l’Amérique précolombienne. En dehors des stèles, la sculpture monumentale de Quiriguá comprend un panneau, des autels et des « zoomorphes ». Ces derniers constituent des créations très caractéristiques du lieu. Leurs reliefs complexes associent des monstres mythologiques, des souverains et des inscriptions. La Grande Place de Quiriguá, d’une longueur de 300 mètres, est délimitée par des vestiges de plateformes sur ses côtés nord et est, et au sud, par un terrain de jeu de balle et l’Acropole, à laquelle on accède par un escalier monumental. Sur l’Acropole se dressent les ruines d’édifices qui servaient de résidences pour l’élite politique, ou de structures administratives. Dans les alentours, d’autres édifices continuent de reposer sous leur couverture végétale. Ils donnent une petite idée de l’aspect que devait avoir le site, à l’arrivée des premiers explorateurs…

 

Quand fut-il réellement étudié ?

L’étude de Quiriguá commence, timidement, en 1840. L’artiste anglais Frederick Catherwood, invité par les propriétaires du terrain, parcourt les ruines et y dessine deux stèles. Ses observations et dessins sont publiés, l’année suivante, par son collègue américain John L. Stephens, dans le célèbre livre Incidents of Travel in Central America, Chiapas and Yucatan, qui fait connaître au monde l’intrigant legs des anciens Mayas. On peut lire dans cet ouvrage, au sujet de Quiriguá : « Son nom s’est perdu, son histoire demeure mystérieuse… ».  En 1854, le médecin autrichien Karl Scherzer consacre un rapport plus étendu aux ruines, mais c’est au Britannique Alfred Percival Maudslay que nous devons la conduite des premiers grands travaux archéologiques à Quiriguá, entre 1881 et 1894. Les trois jours que Maudslay passe sur le site en 1881 sont déterminants pour la suite de la carrière de cet intrépide chercheur, qui explique dans Biologia Centrali Americana (1902) : « Un voyage effectué simplement pour échapper aux rigueurs de l’hiver anglais fut suivi de sept expéditions entreprises depuis l’Angleterre, afin de mener plus d’explorations et de recherches archéologiques » dans l’aire maya. Au cours de ses quatre visites à Quiriguá, Maudslay ne ménage pas ses efforts, nettoyant et photographiant les monuments, réalisant des moulages d’inscriptions hiéroglyphiques, effectuant des fouilles et dressant un plan des ruines. En 1910, l’entreprise bananière américaine United Fruit Company achète les terrains où se trouve le site, mais celui-ci est devenu trop célèbre pour être ignoré. La United Fruit décide de lui consacrer un parc archéologique - une île, dans un océan de plantations... Dans les premières décennies du XXème siècle, les archéologues Edgar Lee Hewitt et Sylvanus Morley entreprennent à leur tour des recherches à Quiriguá, avec l’appui de l’Institut Archéologique d’Amérique et de la Carnegie institution de Washington. Un projet plus étendu est dirigé par Robert Sharer (Université de Pennsylvanie), en collaboration avec l’Institut d’Anthropologie et d’Histoire du Guatemala (IDAEH) de 1974 à 1979. La Direction Générale du Patrimoine Culturel et Naturel du Guatemala, qui assume la gestion du parc dans les années 1980, impulse ses propres fouilles, à partir de 2009. Dirigés par José Crasborn, l’administrateur du parc, ces travaux donnent lieu, en 2010, à la découverte d’un élégant panneau sculpté. Depuis le XIXème siècle, les recherches ont révélé un riche patrimoine : les ruines superficielles, bien sûr, mais aussi plusieurs structures et monuments enterrés, trois tombes et plusieurs offrandes. Par ailleurs, la patiente étude de l’iconographie et des textes hiéroglyphiques a permis d’explorer bien des aspects de l’histoire fastueuse et tourmentée de Quiriguá.

 

De quelle époque date le site ?

L’occupation de la zone remonte au Préclassique Récent (400 avant J.-C. – 200 après J.-C.), comme l’attestent, en particulier, des fragments de vases et de figurines. Cependant, l’histoire de la cité, telle que nous la racontent les monuments et leurs inscriptions, ne commence que vers le milieu du Classique Ancien (200-600 après J.-C.). En l’an 426, en effet, le roi de Copán K’inich Yax K’uk’ Mo’ investit le premier roi de Quiriguá, Tok Casper. Les deux souverains étaient liés, semble-t-il, à la classe dirigeante de Tikal (département du Petén, Guatemala), alors soucieuse de renforcer sa position dans le sud-est de l’aire maya. A cet égard, Quiriguá présentait d’évidents avantages stratégiques et commerciaux, de par sa situation sur le fleuve Motagua, une importante route naturelle qui facilitait les relations avec les hautes terres, la côte Caraïbe et les basses terres du nord. Le développement de la cité portuaire, toutefois, ne tarde pas à se heurter à de sérieuses difficultés. Un hiatus dans les inscriptions, de 495 à 653, est associé dans le registre archéologique à une notable diminution de l’activité humaine et à des destructions de monuments, probablement perpétrées par des envahisseurs. Ce contexte pourrait s’expliquer, dans une certaine mesure, par les conséquences de la défaite de Tikal devant Calakmul (Etat du Campeche, Mexique). Mais les éléments aussi s’acharnèrent contre la cité du Motagua, qui subit de dramatiques inondations au VIème ou au VIIème siècle, comme le montre la stratigraphie du site. Pourtant, sur ces terrains si éprouvés, la civilisation fleurit de nouveau, et devint bientôt exubérante. Avec le temps, Quiriguá s’accommode de moins en moins de la tutelle de Copán. Le vassal finit par se soulever contre son seigneur, peut-être avec le soutien des gouvernants de Calakmul, désireux d’affaiblir un fidèle allié de Tikal. Dans cette audacieuse entreprise, le sixième roi de Quiriguá,  K’ak’ Tiliw Chan Yopaat (aussi connu sous le nom de Cauac Ciel), parvint à ses fins : en 738, il captura le roi de Copán Waxaklajuun Ub’aah K’awiil (18-Lapin), qui fut ensuite décapité au cours d’un sacrifice public. A partir de ce moment, Quiriguá profitepleinement des bénéfices de son commerce fluvial, et jouit d’une prospérité qu’elle n’avait encore jamais connue.

 

 

Que sait-on de K’ak’ Tiliw Chan Yopaat ?

Son règne (724-785 après J.-C.) correspond à l’apogée de Quiriguá. On lui attribue une grande partie des constructions et sculptures (y compris la Stèle E, datée de 771 après J.-C.) que l’on peut admirer aujourd’hui sur le site, ainsi qu’un épanouissement intellectuel duquel les Stèles D et F nous livrent de singuliers témoignages, avec leurs computs brassant des millions d’années. Dans l’histoire dynastique locale, seuls deux rois succèdent au vainqueur de Waxaklajuun  Ub’aah K’awiil : Ciel Xul, qui dédia à son glorieux prédécesseur (son père ?) le Zoomorphe G, et Jade Ciel. La dernière inscription connue de Quiriguá, trouvée dans un palais de l’Acropole, mentionne la date de 810. L’effondrement du monde maya classique était en marche, ruinant le pouvoir royal, l’aristocratie, les institutions et les flux commerciaux… Mais après un millénaire de sommeil dans la forêt tropicale, et une série d’explorations et de recherches archéologiques, la cité de Quiriguá a gagné un prestige et un rayonnement à la hauteur de son étonnante épopée : elle été déclarée Monument National du Guatemala en 1970, Parc Archéologique (avec une superficie de 34 hectares) en 1974, et Patrimoine Culturel de l’Humanité, par l’UNESCO, en 1981. Le site constitue d’ailleurs une des étapes de la Route centraméricaine du Patrimoine Mondial, mise en place par le Conseil Centraméricain du Tourisme (du Système de l’Intégration Centraméricaine, ou SICA). Ironie du destin : cette route réunit les deux cités jadis ennemies, Quiriguá et Copán.

 

Propos recueillis en 2013Remerciements à José Crasborn (Guatemala).