Antoinette Molinié

 

Ethnologue américaniste, directeur de recherche émérite au CNRS.
Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative à l’Université Paris-X-Nanterre

 

 

La foule se prosterne devant l'Inca dans les ruines incaïques de Sacsahuayman. (Inti Raymi 2002, Cuzco, Pérou)

Les guerriers avant l'affrontement. Amaybamba. Nord-Potosi, Bolivie, 1994.© A. Molinié

La bataille rituelle. © A. Molinié

Deux membres de deux moitiés s'affrontent. © A. Molinié

                                                                       

Des Ukuku découpent le glacier sacré pour en extraire le coeur de leur dieu (Qoylluriti 1986, Cuzco, Pérou). © A. Molinié

Des Ukuku transportent des morceaux du glacier sacré au sanctuaire du Christ (Qoylluriti 1986, Cuzco, Pérou). © A. Molinié

Vous affirmez que les Indiens sont aujourd’hui dépossédés de leur culture par les « néo-Indiens ». Expliquez-nous...

Commençons  par l’expression « néo-Indien ». Nous l’avons choisi avec Jacques Galinier un peu comme l’on parle de Néo-classique, pour définir un Indien revisité, revécu, refabriqué. Avec tout ce que cela implique de nouveautés. Historiquement, cela renvoie au moment de l’Indépendance des Républiques latino-américaines. Une période au cours de laquelle s’est posé un problème délicat. Les gens qui prêchaient, notamment au Cuzco, la séparation avec l’Espagne, c’est-à-dire essentiellement les métis et les créoles, rejetaient l’Indien - le véritable autochtone -, qu’ils trouvaient disons archaïque. Comme ils ne pouvaient pas résoudre leur problème par l’Histoire, ils se sont appuyés sur le prestige de l’Empire Inca pour se trouver une autochtonie.  Ce mythe d’un État Inca parfait, leur a permis de mettre l’Indien au même rang que la culture occidentale. D’en faire un Indien sublimé, parce que l’Inca a su se doter d’un État et que, dans la pensée occidentale, c’est un critère de civilisation. Donc, via ce mouvement, on a inventé cet Inca riche et courageux, qui a su faire face aux Espagnols. Par ailleurs, sa noblesse le distinguait des Indiens d’Amazonie considérés comme sauvages et cannibales.

 

Garcilaso de la Vega avait déjà, depuis longtemps, montré la voie...

C’est effectivement le premier néo-Indien, né d’un hidalgo, d’un capitaine espagnol, et d’une princesse inca... Pour en revenir au mythe, il se trouve que cette image de l’Inca parfait, vertueux et civilisé a produit dans les années 20 le mouvement indigéniste péruvien qui vante les mérites de cet Indien étatique. Sur lequel on s’est appuyé pour fonder la République et surtout pour ne pas donner les terres - sur le modèle agraire Inca - à ceux qui, normalement, devaient les recevoir en tant qu’autochtones : c’est-à-dire les Indiens « vrais », les Indiens sociologiques. Ainsi s’est perpétué cette dépossession de l’Indien à qui l’on a enlevé ses terres, son minerai, ses femmes et maintenant sa mémoire et son passé. Le comble, c’est que ce mythe de l’Inca, inventé par les indigénistes, l’anthropologue le retrouve aujourd’hui dans les récits qu’ils recueillent auprès de certaines communautés indiennes qui s’en font naïvement les porte-paroles. Quand on ne voit pas des étudiants enseigner aux Indiens comment faire leurs offrandes !  Comme j’ai pu l’observer, en 2002, sur le terrain, en compagnie d’étudiants de l’Université de Cuzco qui venaient dire aux Indiens : « Écoutez non, l’offrande à la Pachamama que vous faites là, ce n’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre. Nous on va vous apprendre. ». Ils reproduisaient, à leur façon, ce que les missionnaires ont dû faire au XVIe siècle en voulant que la Pachamama soit remplacée par la Vierge Marie !

 

On peut parler de bricolage à propos du mythe de l’Inca...

La fabrication de la culture, c’est toujours en grande partie du bricolage, dans le sens qu’en donne Claude Lévi-Strauss. On bricole avec les éléments que l’on trouve. C’est la grande différence entre l’élaboration de la culture à partir de l’époque coloniale, née d’un mécanisme de fusion lente, presque de cuisson entre les cultures préhispanique et chrétienne, et le bricolage des néo-Indiens. Ce dernier s’est fait davantage par un processus de compatibilité entre ces deux cultures, avec des éléments empilés sans grand souci de cohérence et d’harmonie, et entre lesquels les néo-Indiens circulent allégrement avec, toujours, beaucoup d’inventivité. C’est ainsi que vous pouvez les voir suivre une procession de Semaine Sainte et le mois d’après celle de l’Inca, lors du néo-culte solaire à Cuzco, par exemple. Pour eux, il n’y a aucune contradiction entre l’une et l’autre. Ils vont à la fois traiter avec de « vrais » Indiens et, en même temps, vendre aux touristes mystiques des rites traditionnels observés chez ces mêmes Indiens.

 

Pourquoi souhaitent-ils à ce point s’approprier la mémoire des Indiens ?

Au Cuzco, nombre de ces néo-Indiens sont des enfants de grands propriétaires fonciers expropriés au moment de la Réforme agraire des années 70-80. Si leurs parents possédaient les terres des Indiens, très curieusement, eux se sont faits les dépositaires de leur mémoire. En quelque sorte, ils ont remplacé les terres des Indiens, celles qu’ils avaient dans les latifundias, par la culture andine, la culture des Indiens qu’ils s’approprient désormais à leur manière.

 

Vous parliez précédemment de rites traditionnels. Est-ce à dire qu’il reste encore des traces perceptibles de la pensée andine précolombienne ?

Le simple touriste a peu de chance de les percevoir. Il lui faudrait déjà pouvoir distinguer les productions des néo-Indiens qui ont le soutien des agences de tourisme (des « revivals » comme l’Inti Rami, la «Fête du Soleil » à Cuzco attirent un public considérable), des actions rituelles perpétuées par les communautés indigènes, encore isolées, qui fabriquent et racontent leur histoire.

 

De façon plus ou moins ésotérique...

Effectivement. Pour avoir vu plusieurs de ces actions rituelles, j’ai montré comment, par exemple, à travers la remontée et la redescente de croix chrétiennes - ces croix étant les emblèmes d’unités anciennes dispersées – ils racontaient l’histoire de la « Reducción » coloniale. C’est-à-dire la mise en villages d’ethnies dispersées par les conquérants espagnols. Maintenant, y a-t-il des rites que l’on peut réellement attribuer aux Précolombiens ? Je le crois. Je pense en particulier aux batailles rituelles. On sait, par quelques chroniqueurs, qu’elles avaient lieu pour les rites d’initiation de la noblesse Inca au Cuzco. Or ces batailles sont encore célébrées de nos jours, comme j’ai pu le voir, dans les ethnies du nord Potosi, en Bolivie. Elles ont lieu entre deux moitiés d’une seule et même communauté dans le but d’initier les jeunes à travers leur introduction dans la bataille. De plus, ces fêtes reprennent la dimension sacrificielle si importante dans la culture andine et même la terminologie du haut et du bas de la ville de Cuzco : Hanan et Hurin. Je précise qu’il s’agit de moitiés endogames. C’est-à-dire qu’on se marie à l’intérieur d’une moitié. Sujet qui intéresse l’anthropologue...

 

Pourquoi ?

Parce que, pour nous, l’unité d’une ethnie se fait par l’échange de femmes. On s’attendrait donc à ce qu’une moitié prenne des femmes dans l’autre moitié. Comme c’est la logique habituelle. Or, dans le cas présent, ce ne sont pas des femmes qu’on échange, mais des morts. Ceux que l’on compte alternativement dans l’une ou l’autre moitié.

 

Parce que ces combats ont toujours lieu actuellement ?

Ils ont lieu au moment du carnaval. Fin février/ début mars et puis pour la Saint Sébastien, le 19 janvier. Je les ai observés en 1994 et je sais, par mes collègues et amis, qu’ils existent toujours. La seule chose évidemment c’est qu’on ne dit pas qu’il y a mort d’homme à l’issue de ces combats. Cela se fait - très - discrètement et c’est très valorisé. Le combattant mort fait l’union entre les deux moitiés. Son sang est répandu en libation à la terre. Comme c’est le cas dans le « Toro pukllay ». Cette autre fête où les membres de la communauté s’affrontent à un taureau (voir encadré) sur le dos duquel on attache un condor...

 

Pourquoi parlez-vous d’union entre les deux moitiés ?

Parce que dans une moitié vous avez le sacrificateur et dans l’autre la victime. Le circuit sacrificiel, c’est évidemment la réunion des deux faces à la divinité de la terre à qui l’on offre le sacrifice. On retrouve là une dimension sacrificielle qui est véritablement d’origine préhispanique et que les Andins ont revécu dans l’eucharistie, dans le sacrifice de Jésus que prêche l’église catholique et le christianisme de façon plus générale.

 

Sur les céramiques mochica, ces  batailles rituelles se pratiquaient dans des régions désertiques. A lire les Chroniques, il en était de même chez les Incas...

Un de mes élèves, qui était il y a deux ans dans la région de Cuzco, a été témoin d’une bataille qui se déroulait à cheval dans les steppes. Les participants utilisaient des « liwi ». Ils envoyaient ces cordes au bout desquelles il y a des boules dans les pattes des chevaux afin de faire tomber les cavaliers adverses pour se battre avec eux. En revanche, en Bolivie, ces batailles rituelles - bien qu’interdites -, ont lieu sur la place centrale du village. A l’arrivée des communautés, venues de toute la région, les voitures de police sont déjà présentes. Mais comment voulez-vous empêcher 500 personnes de se battre violemment à coups de pierres ? Quand on ne connaît pas les règles de cette guerre rituelle on a l’impression d’un chaos indescriptible. En réalité, ils se distinguent entre eux par la ceinture qu’ils portent et dont le tissage indique qu’ils font partie de telle ou telle moitié. Les policiers font tout ce qu’ils peuvent pour séparer les groupes et limiter les dégâts. Les métis également. En fait, je pense qu’ils ont compris que ces combats sont le cœur de la culture indienne. À mon avis, ces rites sanglants sont le moteur de la reproduction. De fait, au terme de la fête on voit des combattants verser du sang sur la terre, dans un geste presque d’irrigation. Car il y a derrière une grande espérance : celle d’une bonne récolte...

 

Qui gagne finalement ?

Individuellement personne. Dans ces batailles, on ne revendique jamais d’avoir tué quelqu’un. Ce serait dangereux d’ailleurs, puisqu’on peut maintenant être poursuivi pour coups et blessures. Le vainqueur est l’une des deux moitiés de la communauté. « A » par rapport à « B », ou réciproquement. D’une certaine manière, il n’est pas plus prestigieux d’être vainqueur que vaincu. Puisque ce dernier s’offre en sacrifice. C’est son offrande qui va donner la prospérité à l’ensemble de la communauté.

 

Combien y a-t-il de morts ?

Les combats rituels se distinguent de la « vraie guerre ». Celle que se livrent certaines communautés pour l’occupation des terres. La différence, c’est que combat s’arrête dès qu’il y a un mort dans la bataille rituelle. Alors que les combats pour les délimitations de communautés sont véritablement sans fin. On peut aller jusqu’au massacre.

 

L’eucharistie a aussi une dimension sacrificielle...

Il s’agit effectivement du sacrifice du corps de Jésus. C’est pourquoi je dis qu’il y a télescopage entre le sacrifice d’origine chrétienne et le sacrifice humain préhispanique. Le fait est qu’il y a souvent dans les Andes des combinaisons entre des choses qui auraient pu, à l’origine, être complètement opposées mais qu’on a rendues compatibles. C’est le mot qui convient : la compatibilité de certaines croyances chrétiennes avec certaines croyances préhispaniques. Et c’est cette compatibilité - souvent imaginée par des missionnaires, et surtout par les Jésuites -, qui rend possible cette élaboration culturelle à partir de deux corpus très distincts. Nous sommes évidemment là très loin des néo-Indiens.

 

En revanche, la perception de l’étranger est totalement différente d’une culture à l’autre...

C’est vrai. Dans le christianisme, il y a une opposition drastique entre le bien et le mal. Entre eux et nous. C’est une pensée qui est très dualiste et même parfois manichéenne. Alors que dans la pensée amérindienne, il y a  différents degrés d’altérité. Il n’y a pas moi et les autres. Mais, par exemple, les gens chez qui je vais chercher des épouses, les gens chez qui je vais chercher des plumes, les gens chez qui je vais chercher des noms (dans beaucoup de sociétés amazoniennes on se fait la guerre pour acquérir des noms qu’on ajoute au sien). Et, parmi ces différentes altérités, une place est faite à l’autre inconnu. C’est flagrant dans les mythes. Chez les Indiens des Andes, je l’ai vu exprimé de manière très concrète dans une table rituelle, une petite pierre sculptée qui représente, outre un alignement d’animaux domestiques, différents carrés - qui symbolisent des parcelles - et dont l’un est réservé à tout ce que nous ne savons pas. À ce qui surviendra. C’est une case en puissance, pour le potentiel à venir. De même, la pensée andine préhispanique distinguait différents soleils : levant, couchant, du midi, avec des noms différents de divinités, et un soleil nocturne correspondant à son absence. Les Indiens font une place à l’inconnu. Ainsi s’explique la rencontre au nord de l’Équateur entre les Andins et Pizarre, qu’ils accueillent non pas comme une divinité, comme on peut le lire, mais comme celui qui vient dans cette case et qui a donc toute sa place, une place d’honneur.  A mon avis ce qui est arrivé dans la rencontre avec Pizarre ou Cortès, c’est que l’inconnu est venu se greffer à une catégorie préexistante. Cela éclaire beaucoup de choses dans le traitement de l’étranger. Les Indiens  honorent celui qui représente une catégorie déjà répertoriée, alors que dans la pensée chrétienne, l’étranger est combattu parce qu’il est antithétique. Vous voyez à quel point c’est une pensée différente et combien il est difficile de transiger avec l’une ou avec l’autre.

 

La notion de renversement du temps, de pachacuti, nous est également étrangère...

Nous parlions à l’instant de la vision opposée entre la culture chrétienne et préhispanique. Dans cette affaire de pachacuti, on voit s’opposer effectivement deux visions de l’histoire de l’humanité. Dans le cas de notre histoire, il s’agit d’une vision très linéaire. Il y a toujours l’après, l’avant. C’est une flèche dans un sens. Alors que dans la pensée des Andins, y compris de certains contemporains, l’histoire n’est pas linéaire. C’est une suite de renversements entre le dessus de la Terre et l’inframonde. Les cycles, les ères de l’histoire sont entrecoupés par des pachacutis. « Pacha » veut dire espace-temps, univers, et « cuti » : renversement... Une collègue a demandé à un Indien de lui traduire pachacuti. Il lui a montré un renversement de sa main. Ce qui est en-dessous revient au dessus. On le voit dans un dessin de Guaman Poma de Ayala pour qui l’arrivée des Espagnols, avec ses épidémies et ses horreurs, était un pachacuti. Il figure les Espagnols, au-dessus des Incas. Le retour annoncé de l’Inca, c’est finalement le renversement de l’espace qui un jour viendra. La société préhispanique qui est en-dessous reviendra se mettre au-dessus. C’est un mouvement intéressant puisqu’il est à la fois dualiste (ce qui est en-dessous vient au-dessus et inversement), et en devenir...

 

Dans quelle catégorie rangez-vous la fête de Qoyllurit’i ?

C’est incontestablement une fête chrétienne, puisqu’elle célèbre l’eucharistie, Corpus Christi, mais si vous y regardez de plus près, elle correspond à la fête préhispanique du soleil au solstice de juin et, surtout, au début de l’année du calendrier inca. C'est-à-dire au lever héliaque de la constellation des Pléiades. C’est donc un marqueur dans le calendrier préhispanique. De fait, vous voyez dans le Qoyllurit’i plusieurs des fondamentaux de la pensée andine. D’abord par le dualisme évoqué plus haut. Puisque les danseurs rituels sont divisés en deux moitiés complémentaires : les capac qolla et les q’ara ch’unchu. Deux groupes de danseurs qui symbolisent des moitiés géographiques. Les premiers représentent les gens du haut plateau du sud du Pérou qui va jusqu’en Bolivie, les seconds les gens du bas, c’est-à-dire les Indiens de la plaine amazonienne, les « sauvages nus ». Ils représentent finalement deux étages écologiques. À ces deux étages correspondent deux périodes de l’histoire du monde. C’est là que l’on voit à quel point les notions d’espace et de temps sont liées chez les Andins. Les capac qolla évoquent l’ère de l’humanité dans laquelle nous vivons aujourd’hui, ici et maintenant. Les q’ara ch’unchu symbolisent l’ère des pré-humains. Ceux qui ont vécu dans l’ère antérieure à la nôtre. Deux catégories de l’espace, deux étages écologiques, deux ères du temps différentes. Ces danses rituelles sont faites en l’honneur officiellement du Christ de Qoyllurit’i. Un Christ qui est apparu peint sur un rocher à un jeune berger andin de la région. C’est autour du rocher peint que l’on a construit une basilique où ces danseurs viennent danser pour le Christ. Ils dansent aussi à proximité de l’église, dans ce qu’on appelle la « Grotte de la Vierge », un rocher qui était probablement, à l’origine, le siège d’une divinité  préhispanique, une huaca.  À ces deux groupes de danseurs s’en ajoute un troisième. Celui des ukuku, réputés être des ours à lunettes. Ils portent des passe-montagnes avec des yeux cerclés de noir. Les ours à lunettes sont situés dans le piémont andin. Il s’agit de l’étage écologique situé entre la forêt amazonienne des q’ara ch’unchu et l’altiplano des capac qolla. De fait, ces ukuku ont une position intermédiaire à plusieurs égards. Ils sont sur une position géographique de piémont, entre l’ordre et le désordre. Parce qu’ils ont des fouets à la main et qu’ils empêchent les gens de boire, de voler... Ils constituent en quelque sorte un service d’ordre public. En même temps, il faut souvent des blagues. Ils rentrent dans les danses pour les perturber et, surtout, ils portent à la main une petite poupée réputée être un double d’eux-mêmes. Ces ukuku ont un rôle central dans cette fête où ils sont des intermédiaires privilégiés entre les hommes et les dieux.

 

De quels dieux s’agit-il ?

Du Christ d’une part, mais aussi de la divinité essentielle de ce pèlerinage, parce qu’il s’agit d’un pèlerinage : le glacier sacré, le Colquepunku, qui surplombe le sanctuaire. Un glacier divinisé dont l’eau du dégel guérit les maladies les plus graves. Ce sont les ukuku qui grimpent sur ce glacier sacré, à 5200 m d’altitude, pour y prélever de gros morceaux de glace qu’ils vont rapporter sur l’autel de la basilique en contrebas, dans des conditions absolument effroyables. Si l’on y regarde de près, on a là une sorte de circuit symétrique et inverse entre la religion chrétienne et la religion traditionnelle, à mon sens préhispanique. Dans le registre chrétien, les ukuku vont communier. En allant de l’extérieur vers l’intérieur du corps en ingérant ce qui est réputé être la chair du Christ. Dans le registre andin, ils font l’inverse. Ils vont à l’intérieur de l’église vers l’extériorité la plus extérieure qu’on puisse imaginer quand ils partent en altitude  prélever la glace qu’ils déposent ensuite sur l’autel de l’église, auprès du corps du Dieu. Ils pratiquent alors cette conjonction, ce « télescopage » qui s’avère être l’outil, le moyen d’élaborer la culture métisse. Ce rituel est intéressant parce qu’il nous montre les mécanismes d’alliage entre les deux religions. Vous avez là une divinité qui est comme Janus, à deux faces. Une face chrétienne - la face officielle - et une face andine qui est la face de la divinité du glacier. Ici aussi, nous avons une dimension sacrificielle...

 

En raison du danger ?

Parmi les ukuku qui montent dans le glacier sacré, beaucoup d’entre eux vont être blessés ou même vont mourir dans les crevasses. C’est une ascension extrêmement dangereuse. Les victimes sont des sacrifiés à la terre. Là aussi pour la fécondité. On pourrait dire qu’il y a là un sacrifice déguisé, un peu comme dans les batailles rituelles. D’ailleurs, en haut sur le glacier, les ukuku se livrent des combats...

 

Des combats qui, eux aussi, ont lieu au solstice de Juin...

Ce qui est extraordinaire, c’est que vous avez une sorte de continuité entre la fête du soleil à Rome (Sol invictus), la fête chrétienne de la Saint Jean et de l’eucharistie (l’ostensoir a une forme de soleil...) et l’inti Rami, la fête du Soleil inca. Toutes ces fêtes se télescopent entre elles à partir du phénomène du solstice.

 

Il ressort de vos propos que la pensée précolombienne reste bien vivante...

Vivante, mais sous deux formes différentes. D’une part avec des gens qui continuent à vivre cet alliage entre les cultures, les deux corpus que nous avons définis. Ce sont les Indiens des communautés d’altitude, relativement isolés, qui vivent leur culture à travers une organisation sociale régit par le système des charges, le prestige, et des rituels comme le Qollurit’i. Et, d’autre part, les néo-indiens qui, eux, font une sorte de reconstruction, y compris quand ils participent, à leur manière, au Qollurit’i. La dernière fois que j’ai participé, en 2002, à ce pèlerinage éprouvant - il fait jusqu’à -20° C la nuit -, j’étais avec un groupe de mystiques new-age venus d’un peu tous les pays du monde (des Nord-Américains, Danois, Italiens...). Chose surprenante : ils n’étaient pas du tout intéressés, comme moi, par les cérémonies indiennes. Ils attendaient tout simplement que les Indiens quittent le site pour recueillir leur énergie...

Propos recueillis en 2012

 

Le taureau, ancêtre des Incas....

Il n’y a pas de taureaux dans les Andes quand les Espagnols arrivent il y a cinq siècles. Or l’animal est immédiatement adopté par les Indiens, pas seulement dans son élevage, mais sur le plan symbolique. De manière tellement profonde qu’il devient une sorte d’ancêtre des Indiens. Aujourd’hui, certains d’entre eux  situent le taureau dans les profondeurs de la Terre, dans l’ère antérieure à la nôtre. Il faut savoir que pour les Andins, l’histoire est faite d’ères successives qui se suivent les unes les autres, entrecoupées par des pachacutis, c’est-à-dire des renversements de l’espace et du temps. Un tel renversement, à l’arrivée des Espagnols, fait que le taureau, par une sorte d’inversé se trouve à l’intérieur de la Terre et ré-emparé de temps en temps dans les mythes et dans les visions surtout. Celles que les Indiens ont dans les lagunes et les lieux où il y a une communication avec l’inframonde. Le taureau est dans l’inframonde et, comme tel, participe d’une certaine manière de l’autochtonie des Indiens. Puisque c’est là, dans le fond de la Terre, que se trouvent les Andins conquis qui, un jour, se retourneront pour faire revenir le monde indigène à la surface. Et plonger le monde occidental et espagnol au fond des entrailles de la planète.

 

LES NEO-INDIENS  Une religion du IIIe millénaire

Les Inca de Tintin en chair et en os ? En 2001, le président du Pérou Alejandro Toledo s’est fait introniser en Inca à Machu Picchu par des chamanes qui ont présenté des offrandes aux dieux des montagnes. Le président de Bolivie Evo Morales s’est fait introniser dans le temple de Tiwanaku habillé en Aymara. Jacques Galinier et Antoinette Molinié nous montrent comment le « néo-Indien » qui émerge en Amérique Latine ne sort ni d’une monographie ethnographique, ni d’un métissage antiraciste. Mais de notre culture télévisuelle et de Disneyland. Il s’habille en prince aztèque ou en Inca les jours de fête, et ses vêtements traditionnels inspirent des stylistes californiens. Il ne danse plus pour la pluie, mais pour les touristes. Il pille les écrits des ethnologues pour découvrir ses rituels. Un phénomène déconcertant mélangeant tour-opérateurs, nouvelles spiritualités, ethnologie et altermondialisme.

Jacques Galinier et Antoinette Molinié, ethnologues américanistes, sont directeurs de recherche au CNRS au Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative à l’Université Paris-X-Nanterre

Autres publications

  • 2011 (avec G. Bodenhausen), Kinship or k-index as an antidote against the toxic effects of h-indices, Chimia, 65 (6) : 433-436.
  • 2009, Del Inca nacional a la internacional inca, in V. Robin et C. Salazar (éd), El regreso de lo indígena (Lima, Institut français d’études andines) : 237-264.
  • 2005, La passion selon Œdipe. La semaine sainte à Séville, in P. Bidou, J. Galinier et B. Juillerat (éd.), Anthropologie et psychanalyse. Regards croisés (Paris, Éditions de l’EHESS) : 153-182 [Cahiers de L’Homme, 37].
  • 2004, La Vierge cruelle, in S. de Mijolla-Mellor (éd.), La cruauté au féminin (Paris, Presses universitaires de France) : 151-188.
  • 2004, The resurrection of the Inca : The role of Indian representations in the invention of the Nation, History and Anthropology, 15 (3) : 233-250.
  • 2004, The revealing muteness of rituals : A psychoanalytical approach to a Spanish ceremony, The Journal of the Royal Anthropological Institute, 10 (1) : 41-61.
  • 2003 éd., Ethnographies du Cuzco [n° thématique], Ateliers, 25.
  • 1999, Te faire la peau pour t’avoir dans la peau. Lambeaux d’ethnopsychanalyse andine, L’Homme, 149 (janvier-mars) : 113-134.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1999_num_39_149_453505

  • 1996 éd., Le corps de Dieu en fêtes (Paris, Le Cerf).