Projet Pérou-Sud : la Quebrada de los Burros

 

Dates 1995-2009

Les objectifs

Le projet Pérou-Sud, entamé en 1995 dans un secteur jusqu’alors inexploré de la côte extrême sud du pays (dépt de Tacna), s’était donné pour objectifs de dater et caractériser les modalités des premières occupations humaines du littoral, et d’en reconstituer le paléo-environnement. Du point de vue chronologique, nos recherches concernent la période Archaïque, des origines du peuplement à environ 1000 avant notre ère. Au terme de prospections, la Quebrada de los Burros (QLB), située à environ 80 km au nord de la ville de Tacna, fut choisie pour y effectuer des fouilles sous la direction de D. Lavallée et M. Julien.

Le site dans son environnement présent et passé

À l’extrémité nord du désert d’Atacama, la Quebrada de los Burros (18° 01’S/70° 50’W) est une courte et étroite vallée orientée Nord-Sud qui présente la particularité, très rare en milieu hyperaride, de comporter un écoulement d’eau réduit mais permanent.

Durant l’hiver austral (juin à octobre), des brouillards denses issus de l’océan sont à l’origine de lomas ou « oasis de brume », formations végétales saisonnières que fréquente alors une faune aviaire et terrestre, absente aux autres saisons. À l’exception des lomas, l’environnement est entièrement désertique, mais les eaux océaniques abritent, en raison de remontées d’eaux froides profondes riches en nutriments (upwelling ou Courant de Humboldt), une faune marine surabondante.

Ces aspects, dont le rôle est essentiel dans l’histoire de l’occupation humaine, ont amené P. Usselmann et M. Fontugne à reconstituer, à partir de l’analyse d’une série de coupes naturelles exposées (> 2m de puissance), une séquence paléo-climatique de 9000 à 1500 av. J.-C. (11550 et 3391 Cal BP). Le plus remarquable en est la quasi-permanence, durant plus de 7000 ans, d’un climat relativement calme et humide lié à des brouillards hivernaux intenses. Encadrant cette séquence, deux puissantes laves torrentielles témoignent sans doute d’épisodes El Niño (Fontugne et al. 1999). Grâce aux analyses des isotopes stables de l’oxygène sur des valves de M. donacium d’âges échelonnés entre 8890±70 et 5121±50 BP, il apparaît que, avant 6800 BP, la température océanique était plus fraîche d’environ 3°, avec un upwelling plus actif (Carré et al., 2005a et b ; 2014 ; Fontugne et al., 2004). Or, les occupations humaines de la Quebrada de los Burros correspondent à cet épisode de climat progressivement plus frais et humide, au cours de l’Holocène ancien et moyen.

Des campements occupés durant trois millénaires

Le site de la Quebrada de los Burros, installé sur la rive du petit cours d’eau, à 2 km environ du littoral, a livré les vestiges de campements superposés de pêcheurs, chasseurs et collecteurs de mollusques. Les six niveaux d’occupation, décapés sur 80 à 150 m2, s’échelonnent de ca 10 000 à 7000 BP. L’ensemble a été publié en 2012 sous la forme d’une monographie collective (Lavallée et Julien, dirs., 2012).

Deux grandes phases d’occupation ont été distinguées : la Phase I durant l’Holocène ancien (niveaux N7 et N6, 9870 Cal B.P. à 8125 Cal BP), la Phase II durant l’Holocène moyen (niveaux N5 à N2, 7757 Cal BP à 6839 Cal BP). Les saisons d’occupation des deux phases diffèrent : d’après les analyses sclérochronologiques réalisées par M. Carré sur des séries de valves archéologiques de M. donacium, il apparaît que, au cours de la Phase I, ces mollusques ont surtout été collectés durant la saison sèche de l’été austral (octobre à mai), alors que, au cours de la Phase II, la collecte aurait eu lieu durant de la saison humide, époque de l’extension des lomas, entre septembre et janvier. De même, l’ensemble des analyses paléoclimatiques, zoologiques et botaniques suggère, pour la Phase I, une succession d’occupations brèves et des contacts probables avec les hautes terres et, pour la Phase II au contraire, une occupation intense et presque permanente au long de l’année.

Les stratégies de subsistance

L’essentiel de l’alimentation provenait de l’océan. En dépit de la petite taille de leurs restes, récoltés par tamisage, les poissons, dont une vingtaine d’espèces ont été identifiées par P. Béarez, constituent l’apport le plus important. Ce toujours les Sciaenidae qui sont les mieux représentés avec deux espèces, Sciaena deliciosa (> 80%) et Cilus gilberti (± 8%), dont certains spécimens pèsent plus de 30 kg ; puis les Carangidae, Trachurus murphyi , enfin les Engraulidae Engraulis ringens et Clupeidés Sardinops sagax. Ces différentes espèces fréquentent, selon les cas, les abords du rivage, la zone épipélagique ou la haute mer. La diversité des milieux exploités est aussi révélée par la collecte de crabes, d’oursins et de mollusques. Deux espèces sont majoritaires : Concholepas concholepas, un gros gastéropode, et Mesodesma donacium, une sorte de palourde. Largement dominant au cours de la Phase I, le pourcentage de M. donacium s’abaisse progressivement tandis qu’augmente celui de C. concholepas au cours de la Phase II. L’inversion se produit vers 8000 BP et semble refléter une modification d’ordre climatique. On trouve aussi de grandes moules (Choromytilus chorus, L > 20 cm) et de toutes petites (Perumytilus purpuratus, L = 2 cm), enfin diverses espèces minoritaires de gastéropodes et bivalves.

Tous les niveaux contiennent enfin une quantité appréciable de restes de faune terrestre et aviaire, ainsi que ceux, plus rares, de mammifères marins (otaries). Dans le niveau d’occupation le plus profond, C. Rodriguez-Loredo a pu déterminer la présence d’un petit canidé enterré qui serait alors le chien (Canis familiaris) le plus ancien d’Amérique du Sud. Elle a en outre montré que les restes les plus nombreux sont ceux de grands herbivores, camélidés (Lama sp.) et cervidés. Viennent ensuite les oiseaux, souvent de grande taille (type cormoran) et les batraciens. Tout cela confirme deux faits : la pratique d’une chasse terrestre au cours l’hiver austral (saison des lomas), la capture occasionnelle d’otaridés et la présence d’eau douce près du campement.

Enfin, A. Chevalier a mis en évidence, dès le début de l’occupation, la présence de phytolites de plantes alimentaires : cucurbitacées (grande calebasse et courge archaïque en N7 (ca 8900 à 8200 BP) et haricot (Phaseolus sp.) en N6 (ca 8200 à 7200 BP) puis, vers la fin de la Phase I, achira (Canna indica L.) et yuca (Manihot esculenta Crantz). Au cours de la Phase II, il a aussi identifié des phytolithes de maïs (Zea mays L.). Si la présence d’un maïs précéramique est désormais bien attestée en d’autres sites péruviens, celle des autres espèces indiquerait leur apparition très ancienne et, en conséquence, l’existence précoce, dans la région, d’une forme d’horticulture débutante.

L’ensemble de ces observations confirme que, dès le début, les occupants du campement dominaient parfaitement le milieu maritime mais qu’ils exploitaient également les lomas du littoral et sans doute les terres fertiles bordant les rares points d’eau douce.

L’équipement technique

Les outils de pierre taillée et d’os constituent un équipement très sophistiqué utilisé pour la pêche et la chasse. Lors des occupations de la Phase I, l’équipement lithique n’est représenté que par quelques pièces bifaciales triangulaires ou pédonculées, façonnées sur des matières allochtones (quartz blanc, calcédoine), alors que les instruments liés à la pêche – préhampes de harpon et poids d’hameçons composés et barbelures en os - sont déjà nombreux.

L’équipement lithique devient beaucoup plus important lors de la Phase II avec, selon L. Klaric, la production sur place de pièces bifaciales foliacées sur des matières locales, dont attestent plus de 20000 déchets lithiques. On estime que les pointes foliacées de petit module étaient destinées à la chasse terrestre et que les plus grandes devaient armer des têtes de harpons pour capturer les gros poissons. L’équipement en os est comparable à celui utilisé lors de la Phase I, mais certains éléments sont aussi façonnés sur coquille. Toute la chaîne de fabrication est attestée dans les deux phases pour les objets en matières dures animales (M. Julien, M. Vanhaeren). Dans tous les niveaux, de nombreux galets et éclats minces de galets en roche volcanique locale complètent l’outillage de pierre, ainsi qu’un grand nombre de percuteurs, de meules et de broyeurs ou polissoirs sur galets (M. Julien).

La variété de cet équipement suggère diverses stratégies d’acquisition, chasse terrestre et pêche. L’éthologie différenciée des espèces de poissons et leurs tailles moyennes, calculées à partir des otolithes, confirment la diversité des modes de capture : à la ligne, au filet, au harpon, depuis le rivage et aussi, très probablement, depuis des embarcations (P. Béarez). Le milieu pouvait fournir suffisamment de bois (acacias) pour fabriquer des hampes, et de roseaux ou joncs pour confectionner des lignes, filets et nasses, voire des sortes de radeaux.

L’aménagement de l’habitat

L’aire domestique principale couvre une superficie de 25 à 30 m de diamètre. Au début des occupations, vers 10-8000 BP, on observe déjà des restes circulaires d’habitations avec quelques foyers plats entourés de coquilles et d’os de poissons ; plus tard, entre 8000 et 7000 BP, cet espace est aménagé en terrasses maintenues par des blocs de pierres, sur lesquelles subsistent les vestiges d’auvents semi-circulaires marqués au sol par un arc de pierres ou de coquilles. Divers types de foyers témoignent d’opérations de cuisson ou de chauffage des mollusques. Entre ces structures s’accumulent des déchets d’occupation : tests de coquilles, restes de crustacés, os de poisson et de mammifères et débris lithiques (M. Julien, D. Lavallée, M. Hardy).

Les hommes

Il reste à s’interroger sur les occupants eux-mêmes et sur leurs origines. Dans le campement même, deux sépultures humaines ont été découvertes, l’une datée du début de la Phase I (9870 Cal BP), l’autre du début de la Phase II (7700 Cal BP).

Le squelette le plus ancien, aux restes très fragilisés, est apparu sous une concentration de coquilles, dans une fosse creusée dans le sable de base du site. Le corps en position hyperfléchie était entouré et partiellement recouvert par de gros blocs de pierre. Ce jeune adulte de sexe masculin correspond à l'un des plus vieux américains connus à ce jour. Seul l'homme de Paiján, découvert par C. Chauchat en 1992 au nord du Pérou (11 886 Cal B.P.) et celui d'Acha-2, découvert en 1993 par I. Muñoz et al. au Chili (10 084 Cal B.P.) seraient plus anciens (Delabarde et al., 2009).

Le squelette inhumé au début de la Phase II est aussi celui d’un jeune adulte masculin. Il était déposé sur le côté droit en position légèrement fléchie. L’étude de T. Delabarde a révélé que le crâne présentait des modifications anatomiques sans doute liées à une activité spécifique de la mâchoire : l’usure et le creusement en sillon des molaires et prémolaires du maxillaire gauche suggérant le passage répété d’un élément filiforme. On songe à une utilisation de la mâchoire comme outil pour transformer, par exemple, des fibres naturelles (joncs ?).

Enfin, dans les coupes d’un profond ravin, à 2 km de QLB, l’érosion a mis au jour un ensemble de sépultures qui, d’après les datations, serait contemporain des débuts de l’occupation du campement (11 175 Cal BP). Les corps sont en position étendue ou fléchie, les crânes recouverts d’un enduit noirâtre brillant fait d’un mélange d’oxyde de manganèse et d’argile fin, caractéristiques qui les apparentent à la population préhistorique de pêcheurs Chinchorro, jusqu’alors seulement connue au Chili. Et un peu plus récente.

En conclusion, il semble donc que les premiers occupants de la QLB, ceux de la Phase I, pratiquaient une sorte de transhumance saisonnière entre la Sierra et la Côte où ils s’installaient durant la saison sèche. Les occupants de la Phase II, au contraire, paraissent avoir séjourné plus longuement au cours de la saison humide, propice à la chasse aux camélidés et cervidés. En dépit de ces différences, il apparaît que les stratégies et les techniques d’acquisition des ressources marines étaient les mêmes, comme l’attestent dès le début leur équipement de pêche (harpons, hameçons composés), complété sans doute par l’usage de filets et d’embarcations. Cette parfaite adaptation au milieu maritime, dès l’Holocène ancien, suggère que leurs ancêtres sont probablement arrivés depuis le nord, par cabotage ou voie terrestre. L’hypothèse d’une voie maritime de peuplement du littoral pacifique, si elle n’est pas neuve (Fladmark 1979), fait en tout cas actuellement l’objet de plusieurs recherches dans les deux Amériques.

Bibliographie sélective

CARRÉ M., BENTALEB I., BLAMART D., OGLE N., CARDENAS F., ZEVALLOS S., KALIN R. M., ORTLIEB,L., FONTUGNE M., 2005a – Stable isotopes and sclerochronology of the bivalve Mesodesma donacium: potential application to Peruvian paleoceanographic reconstructions. Palaeogeography, Palaeoclimatology, Palaeoecology, 288: 4-25.

CARRÉ M., BENTALEB I., FONTUGNE M., LAVALLÉE D., 2005b – Strong El Niño events during the early Holocene: stable isotope evidence from Peruvian sea shells. The Holocene, 15-1: 42-47.

CarrÉ M., LavallÉe D., Julien M, Bentaleb I., Fontugne M., 2007 - Favorable environmental conditions allowed early permanent hunters-gatherers settlements on Southern Peruvian Coast. XVII INQUA Congress, Cairns (Australie).

CarrÉ M., Sachs J. P., Purca S., Schauer A. J., Braconnot P., Falcón R. A., Julien M., LavallÉe D. 2014.  Holocene History of ENSO variance and asymmetry in the eastern tropical Pacific. Science, 345, p. 1045 - 48.

DELABARDE T., LAVALLÉE D., BOLAÑOS A., JULIEN M., 2009 – Descubrimiento de un entierro del Arcaico Temprano en el sur del Perú. Bulletin de l’Institut Français d’Etudes Andines, 38 (3): 939-946. URL : http://bifea.revues.org/2550 ; DOI : 10.4000/bifea.2550

FLADMARK, K., 1979 – Routes: Alternative Migration Corridors for Early Man in North America. American Antiquity, 44: 55-69.

FONTUGNE M., USSELMANN P., LAVALLÉE D., JULIEN M., HATTÉ C., 1999 – El Niño variability in the coastal desert of southern Peru during the mid-Holocene. Quaternary Research, 52: 171-179.

FONTUGNE M., CARRÉ M., BENTALEB I., JULIEN M., LAVALLÉE D., 2004 – Radiocarbon Reservoir Age Variations in the South Peruvian Upwelling during the Holocene. Radiocarbon, 46 (2): 531-537.

LAVALLÉE D., JULIEN M., 2006 - Quebrada de los Burros (Tacna, Peru). Biogeographical adaptation and subsistence strategies of fishermen during Early and Middle Holocene. SAA 71st Annual Meeting, San Juan de Porto Rico.

LAVALLÉE D., JULIEN M., 2008 - Premiers pêcheurs du littoral pacifique sud-américain. Les Nouvelles de l’archéologie 111-112, p. 11-16.

LAVALLÉE D. et JULIEN M. (dir.), 2012 ‐ Prehistoria de la Costa ExtremoSur del Perú. Los pescadores arcaicos de la Quebrada de los Burros (10 000 – 7000 BP). Lima, Instituto Francès de Estudios Andinos et Fondo Editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú (Travaux de l’Institut Français d’Études Andines, 297), 478 p.

LAVALLÉE D., JULIEN M., BÉAREZ P., BOLAÑOS A., CARRÉ M., CHEVALIER A., DELABARDE T., FONTUGNE M., RODRIGUEZ‐LOREDO C., KLARIC L., USSELMANN P., VANHAEREN M., 2011 ‐ « Quebrada de los Burros. Los primeros pescadores del litoral pacífico en el extremo sur peruano », Chungará, revista de Antropología chilena, vol. 43, n° spécial, Arica, 2011, p. 333‐351.

 

Responsables
Danièle Lavallée (CNRS UMR 8096)
Michèle Julien (CNRS UMR 7041)
Denise Pozzi-Escot (Museo Pachacamac, Pérou - dpozzi@cultura.gob.pe)
Aldo Bolaños (Observatorio Andino del Paisage, Pérou - aldofernando@yahoo.com)
Membres du projet (chercheurs et ingénieurs)
Philippe Béarez (archéoicthyologue - CNRS UMR 5197)
Matthieu Carré (climatologue-géochimiste - CNRS UMR 5554 – Matthieu.Carre@univ-montp2.fr)
Michel Fontugne (datations radiocarbone et géochimie - CNRS-CEA – Michel.Fontugne@lsce.ipsl.fr )
Maurice Hardy (infographie - CNRS UMR 7041 – maurice.hardy@mae.u-paris10.fr)
Laurent Klaric ( technologie lithique - CNRS UMR 7055 laurent.klaric @mae.u-paris10.fr)
Cecilia Rodriguez-Loredo (archéozoologue - CNRS UMR 8096 - Cecilia.Rodriguez-Loredo@univ-rennes1.fr)
Pierre Usselmann (géomorphologue - CNRS UMR 6012 pierre.usselmann@wanadoo.fr)
Marian Vanhaeren (archéologue - CNRS UMR 5199 m.vanhaeren@pacea.u-bordeaux1.fr)
 
Collaborateurs
Alexandre Chevalier (archéobotaniste - Institut royal de Sciences naturelles, Belgique alexandre@chevalier-garciaprieto.org)
Tania Delabarde (anthropologue - Institut de Médecine légale de Strasbourg tania.delabarde@gmail.com)
 
Etudiants péruviens
Desidee Alcalde, bachiller en arqueologia, Universidad Villareal, Lima Pérou
Roxana Paucar, Rocio Villar, Julissa Ugarte, bachiller bachiller en arqueologia, UNMSM* Lima Pérou

 

Sources de financement
Ministère des Affaires étrangères
(Commission des recherches archéologiques à l’étranger)
CNRS

 

* Université Nationale Mayor San Marcos, Lima (Pérou)