Chupicuaro
Recherches sur une culture préclassique de la région du lac solis, Guanajuato, Mexique
Problématique
Le projet Chupicuaro porte sur une culture préclassique qui s’est développée dans le centre-nord du Mexique entre 600 av. J.-C. et 200/400 apr. J.-C. et qui est considérée comme l’une des entités politiques majeures du Préclassique mésoaméricain. Cette recherche est la plus ambitieuse entreprise sur cette culture depuis les travaux pionniers de 1946, réalisés près du village éponyme de Chupicuaro. C’est à l’occasion de fouilles de sauvetages programmées dans le cadre de travaux de construction d’un barrage, dont les eaux devaient recouvrir une bonne partie de la vallée comprise entre les agglomérations d’Acambaro et de Tarandacuao, que des connaissances sur cette culture avaient été acquises, notamment grâce à la découverte d’une importante nécropole. Néanmoins, les données autres que funéraires étaient demeurées pratiquement inexistantes. Le projet Chupicuaro s’est fixé pour but une meilleure approche globale de la culture Chupicuaro à une échelle régionale, en se penchant notamment sur les problèmes chronologiques, afin d’évaluer son rôle dans les développements culturels du bassin de Mexico et de mieux comprendre les relations établies avec les cultures nord-occidentales contemporaines. La définition d’une séquence chronologique fiable à l’échelle régionale, qui s’appuierait sur des données de fouilles et des datations radiocarbones, a ainsi constitué la première priorité du projet Chupicuaro. Il était en outre nécessaire de mieux appréhender les modalités de l’occupation de l’espace dans les secteurs épargnés par les eaux du lac de barrage, afin d’accéder à des informations concernant l’organisation sociale du territoire. La découverte de structures architecturales, dont on ignorait pratiquement tout, devait ouvrir vers des interprétations concernant l’organisation socio-politique. Une attention particulière a également été portée sur les aspects paléo-environnementaux en étudiant les dynamiques sédimentaires anciennes et modernes, en relation avec l’anthropisation de la vallée. Par ailleurs, la présence de plusieurs sources d’eaux thermales, riches en carbonates, en sels, en argiles et en colorants dans plusieurs secteurs de la vallée devait permettre de mieux comprendre le développement de certaines activités artisanales.
Méthodologie
Les méthodes mises en œuvre ont dû tenir compte des destructions occasionnées par la construction du barrage et par les pillages qui, ayant débuté il y a plus de soixante ans, ont littéralement détruit la plupart des établissements. Par ailleurs, la nature des sites préclassiques, qui ne présentent pas souvent de constructions visibles en surface, rendait nécessaire le recours à des méthodes spécifiques. Les sites se présentent en effet dans la majorité des cas comme de simples concentrations de matériel archéologique ou des variations pédologiques même si on trouve aussi assez fréquemment de légères variations topographiques, petites collines, rebords de terrasse, et parfois des cours entourées de plates-formes basses.
Concernant les prospections, les méthodes utilisées combinent l’enregistrement des sites mentionnés par les informateurs locaux et des parcours systématiques. Ces derniers ont été réalisés dans trois régions différentes situées de part et d’autre du lac : à l’est, dans la région de Puruagüita, au sud, dans la vallée de l’Arroyo de la Luna, au nord, dans la péninsule de Munguia et celle de Puriantzicuaro. Les densités de matériaux archéologiques observables en surface ont été systématiquement reportées sur les photographies aériennes, puis retranscrites sur des cartes topographiques. On obtient ainsi des cartes de densités précises. Afin de déterminer les sites les plus aptes à être fouillés, il était indispensable d’évaluer leur degré de destruction. Des prospections électriques et magnétiques furent ainsi réalisées dans plusieurs sites. Certains relevés montrent clairement l’existence de structures de grandes dimensions plus ou moins profondément enfouies, notamment sur les sites JR 24, La Tronera, TR 6, El Cuizillo de Don Fidel et JR 74, El Cuizillo del Mezquital-Los Azules. C’est dans ces sites que des fouilles extensives permirent de découvrir plusieurs constructions, mais aussi des sépultures, des foyers, des autels et un abondant matériel archéologique en contexte.
A ce jour, 177 sites ont été localisés dans la vallée grâce aux prospections. Trois sites ont été fouillés de façon extensive et huit autres (JR 7, JR 14, JR 15, JR 17, JR 33, JR 46, TR 7 et AC 48) de façon plus limitée.
Résultats
La chronologie
La séquence chronologique régionale a été établie à partir des fouilles réalisées dans le site JR 24 (La Tronera). Une séquence stratigraphique de plus de cinq mètres de profondeur, intacte malgré la proximité des pillages, a permis de déterminer que le site avait été occupé pendant au moins 600 ans, entre 600/400 av. J.-C. et 200 apr. J.-C. Un totale de 21 surfaces d’occupations successives, comportant des constructions architecturales, une cinquantaine de foyers, des fosses, des zones de déchets, neuf sépultures humaines et trois de chiens fournissent un ensemble de données d’une extrême richesse. Cette séquence stratigraphique, étayée de 26 datations 14C, permet ainsi d’ancrer définitivement la culture Chupicuaro dans le Préclassique récent et une séquence chronologique s’appuyant sur les différents matériaux archéologiques en contexte (céramique, figurines et matériel lithique) est désormais disponible. Les fouilles menées en 2004 et 2005 sur le site TR 6, Cuizillo de Don Fidel, puis en 2012 et 2013 sur le site Cuizillo del Mezquital-Los Azules ont permis de conforter la séquence d’occupation régionale. L’existence de trois phases d’occupation successives a pu être confirmée, dont les deux dernières séparées par un hiatus :
- La phase Chupicuaro ancien (600-400 av. J.-C.) constitue la première période d’occupation ; elle est associée au début du déboisement systématique de la région à des fins agricoles et à l’apparition de hameaux ou de villages bien structurés. Le matériel est caractérisé par la céramique de type Brun polychrome et des figurines Choker.
- La phase Chupicuaro récent (400-100 av. J.C.) est caractérisée par l’importance des activités architecturales qui évoluent sensiblement au cours de la phase et par un matériel céramique composé de récipients de type Noir polychrome et de figurines H4.
- Dans les sites JR 24 et TR6, un hiatus a pu être identifié dans la séquence entre 100 av. J.-C. et le tout début de notre ère. On assiste alors à une baisse démographique généralisée dans la vallée, l’occupation n’apparaissant plus que résiduelle. Parmi les causes évoquées pour expliquer cet abandon, l’existence de conflits sociaux a souvent été mentionnée. Néanmoins, les observations effectuées par les études paléo-environnementales tendraient à indiquer la possibilité d’une catastrophe naturelle, se traduisant par l’inondation des parties basses de la vallée.
- La séquence reprend avec la phase Mixtlan (1-250 apr. J.-C.), avec une réoccupation dont il est difficile d’évaluer l’ampleur à cause de l’érosion. Les décors figuratifs font leur apparition dans la céramique et les formes évoluent substantiellement, avec un appauvrissement qualitatif des productions domestiques, alors que les figurines, de type Purua, continuent à être abondantes.
Ces fouilles permettent enfin de mieux comprendre les modes de transition vers l’époque classique, transition qui voit la mise en place de changements drastiques, notamment dans l’architecture.
Les modalités de l’occupation de l’espace
Les sociétés préclassiques se développèrent le plus souvent en Mésoamérique dans des régions riches en eau, au bord de lagunes, de fleuves ou encore dans des secteurs de marécages. La culture Chupícuaro n’échappe pas à cette règle et les 177 sites localisés jusqu’à présent se trouvent tous à proximité immédiate du fleuve, dont les méandres débordaient fréquemment vers de larges zones palustres, au bord d’une source d’eau douce ou de sources thermales. Dans tous ces secteurs, l’habitat forme au cours de la phase Chupicuaro récent (400-100 av. J.-C.) un véritable réseau, dans lequel les fermes, les hameaux, les villages alternaient avec des champs cultivés, des marécages ou des sources de matières premières dans un tissu d’occupation rural très dispersé, mais continu sur de vastes surfaces. Ce tissu peut toutefois présenter certaines variations en fonction de sa localisation précise : dans une petite vallée d’un des affluents du Lerma, il est plus distendu et l’essentiel des sites se compose de fermes séparées de quelques champs, avec des sites de grande taille placés en position dominante à l’extrémité des vallées. Sur les bords du Lerma lui-même, les sites sont généralement plus vastes et comportent souvent des modifications topographiques marquées qui montrent que certaines constructions avaient atteint des élévations importantes. Dans des positions dominantes enfin, on trouve des structures groupées autour de cours surbaissées qui auraient pu servir de lieu de résidence pour les membres de l’élite dirigeante et qui peuvent aussi abriter des nécropoles. Cet ensemble d’établissements composait dans la vallée, à partir de 400 av. J.C., un paysage en grande partie humanisé, alors que les versants des volcans voisins demeuraient entièrement couverts de forêts et constituaient d’importantes réserves pour la faune sauvage et donc pour la chasse.
Architecture monumentale et domestique
Les fouilles ont permis de localiser des constructions monumentales en maçonnerie qui sont constituées de cours quadrangulaires ou circulaires creusées dans le sol et entourées d’édifices (connues sous le nom de patios hundidos), malheureusement dans un état d’érosion avancé, mais on trouve également des plates-formes circulaires en relief et d’autres qui délimitent des cours fermées. La fouille du site TR6 a permis de dégager en partie deux patios hundidos, l’un de plan carré de 22 m. de côté et l’autre de plan circulaire de 43 m. de diamètre. Tous deux appartiennent à la phase Chupicuaro récent (400-100 av. J.-C.) et ont au moins une partie de temps fonctionné simultanément. Plusieurs aménagements, dont des réseaux de drainage et des escaliers d’accès, assuraient le fonctionnement de ces constructions, dont la vocation communautaire est évidente. L’habitat simple était, lui, de confection plus rudimentaire et se composait de chaumières de plan ovale ou circulaire, édifiées avec des parois de torchis et/ou de branchages et regroupées en ensembles compacts, peut-être familiaux.
Coutumes funéraires
Au total, 21 sépultures ont été localisées dans les fouilles. Bien que relativement limité, cet échantillon permet néanmoins de renouveler les connaissances sur les pratiques funéraires des populations préclassiques. En effet, il a été possible de démontrer que certains individus pouvaient être inhumés dans des “tombes à puits”, aménagements funéraires composés de chambres creusées dans un sol dur et desservies par des puits verticaux, eux-mêmes agrémentés de deux ou trois marches. Les défunts sont des adultes de sexe masculin ou féminin allongés en décubitus dorsal, qui étaient accompagnés d’offrandes céramiques, certaines de grande qualité, mais aussi d’outillage en obsidienne et en os. Ces tombes à puits représentent des structures funéraires caractéristiques de l’Occident du Mexique et n’ont, jusqu’à présent, été localisées que dans le site TR6, où elles dateraient de la première moitié de la phase Chupicuaro récent (400 – 200 av.J.-C.). Mais d’autres aménagements funéraires y ont également été identifiés, comme d’ailleurs dans les sites JR 24 et JR 74, sous la forme de fosse ou de ciste.
L’hydrothermalisme
Afin d’approfondir l’étude des relations entre l’homme et son environnement, un projet APN du CNRS, coordonné par V. Darras entre 2000 et 2003, a permis d’étudier les incidences économiques et biochimiques des sources thermales de la région. A côté de l’optique géoarchéologique, une problématique pluridisciplinaire centrée sur ces gisements a ainsi été mise en place, utilisant la géochimie en parallèle des outils plus traditionnels de l’archéologie et de la sédimentologie. L’attention a été portée sur le rôle des complexes hydrothermaux dans l’organisation spatiale des établissements, sur l’étude du processus de formation et d’évolution de ces complexes et, bien-sûr, sur la détermination de leur composition chimique et la vérification de leur possibilités d’exploitation pour l’homme, notamment pour la consommation alimentaire et l’artisanat. Les résultats ont montré que ces gisements hydrothermaux avaient été effectivement utilisés comme des centres d’approvisionnement en matières premières et que les fortes concentrations de sites aux abords des sources pouvaient s’expliquer par l’abondance et la qualité des produits disponibles, notamment pour les activités de construction (chaux et argile) et pour l’industrie céramique (pigments). Des correspondances géochimiques ont, par ailleurs, été établies entre les matières premières hydrothermales et certains signaux biogéochimiques dans les ossements humains des populations vivant à proximité. Les carbonates auraient donc pu être aussi utilisés pour la fabrication de préparations à base de maïs et l’eau des sources consommée comme boisson.
Publications
Bichet, Vincent Christophe Durlet, Christophe Petit, Véronique Darras and Brigitte Faugère.
2009 - Chupicuaro archaeological sites: from magnetic survey to excavation
(Late pre-classic period, Middle Lerma Valley, Guanajuato, Mexico).
ArchéoSciences, revue d’archéométrie, suppl. 33 : 31-33.
Darras, Véronique
2006 - Las relaciones entre Chupícuaro y el Centro de México durante el Preclásico reciente. Una crítica de las interpretaciones arqueológicas. Journal de la Société des Amériques 92-2: 69-110.
2004- Etude de sources thermales précolombiennes : incidences économiques et physiologiques d’un complexe hydrothermal sur les populations de Chupicuaro, Guanajuato, Mexique, (périodes préclassique moyenne et récente, 600 av. J.C.-300 apr. J.C.). UMR 8096 - ATIP Jeunes Chercheurs, SHS-CNRS, 40pp, 17 figs. Rapport final d’activité scientifique.
Darras, Véronique et Brigitte Faugère
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2007 – Chupícuaro, entre el Occidente y el Altiplano central. In Dinámicas culturales entre el Occidente, el centro-norte y la Cuenca de México entre el Preclásico y el Epiclásico (B. Faugère Ed.,) CEMCA/ Colegio de Michoacán, p.51-84.
2008 – Chupícuaro, dynamique d’une culture formative de l’ouest mexicain (600 av. J.-C.-250 apr. J.-C.). Les Nouvelles de l’Archéologie, Dossier « Des mers de glace à la Terre de feu (S. Rostain coord.,) » p. 76-82.
2010 – Reacomodos culturales en el Valle de Acambaro (Guanajuato) durante la fase Mixtlán. In El sistema fluvial Lerma-Santiago durante el Formativo Terminal y el Clásico temprano: precisiones cronológicas y dinámicas culturales (L. Solar Valverde ed.), Guadalajara, p. 287- 318.
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Darras, Véronique, Brigitte Faugère, Christophe Durlet, Catherine Liot, Javier Reveles, Rosalba Bérumen, Omar Cervantes, Cédric Caillaud, Cybèle David
1999- Recherches récentes sur la culture Chupicuaro, Guanajuato. Journal de la Société des Américanistes 15 :343-352.
Faugère, Brigitte
2014 – Montrer ou cacher le corps humain. Quelques réflexions sur la perception du corps et ses représentations dans les Hautes Terres du Mexique préhispanique au Préclassique et Classique. Ateliers d’Anthropologie (en ligne). Représentations et mesures du corps humain en Mésoamérique 40/2014, mis en ligne le 03 juillet http://ateliers.revues.org/9619.
2014 – Las figurillas de barro de Chupícuaro: imágenes aisladas y escenas. Arqueología Mexicana 129: 24-29.
Faugère, Brigitte et Véronique Darras
2005 - Chupícuaro : au-delà de la sphère du funéraire. Archéologies. 20 ans de recherches françaises dans le monde. Maisonneuve et Larose, ADPF, Erc, Paris.
2008 - Gestión del espacio en Chupícuaro: metodología y resultados del estudio del patrón de asentamiento en el valle de Acámbaro, Guanajuato. In Tiempo y región. Estudios Históricos y sociales (C. Viramontes ed.,) INAH/Municipio de Querétaro/Universidad Autónoma de Querétaro, p. 177-214.
2016 - Shaft tombs in Chupicuaro’s funerary practices: about architecture and rituals. Shaft Tombs and Figures in West Mexican Society: A Reassessment (eds. C. Beekman and B. Pickering), University Press of Oklahoma, p. 39-54.
Maurer, Anne France, Martine Gérard, Alain Person, Isaac Barrientos, Perla del Carmen Ruiz, Véronique Darras, Christophe Durlet, Valéry Zeitoun, Maurice, Renard and Brigitte Faugère.
2011 - Intra-skeletal variability in the trace element composition of Precolumbian Chupicuaro bones: the result of post mortem alteration and a tool to reconstruct a very specific hydrothermal diet. Journal of archaeological science 38 (8): 1784-1797.