Francisco Valdez

 

Archéologue.
IRD/Institut de Recherche Pour le Développement.
Instituto Nacional del Patrimonio Cultural, Quito, Ecuador

 

Le bassin hydrographique du rio Chinchipe se situe dans la forêt tropicale humide d’altitude. Cette partie de l’Amazonie occidentale comprend les contreforts orientaux des Andes, dont l’altitude varie entre 500 et 2000 m. La région baigne dans un brouillard permanent, marquant la transition entre la montagne sèche et la jungle des plaines amazoniennes, où le taux de biodiversité est l’un des plus élevés de la planète. © F. Valdez

La culture Mayo-Chinchipe présente des caractéristiques uniques en Amazonie. L’art lithique y atteint un degré de raffinement notoire, tandis que sa céramique est remarquable. L’iconographie fait apparaître un symbolisme qui deviendra emblématique des civilisations andines. © F. Valdez

© F. Valdez

© F. Valdez

© F. Valdez

Le site de Santa Ana - la Florida est un ensemble architectural en pierre, exceptionnellement bien conservé dans une région où l’acidité des sols et l’humidité ont fait disparaître la grande majorité des vestiges. D’où le besoin d’une structure de protection. © F. Valdez

© F. Valdez

Découverte d’un vase corrugado

Figures anthropomorphes

Mortiers

Bol orné d’une iconographie caractéristique de la forêt tropicale. Offrandes retrouvées sur le site de Santa Ana - La Florida. © F. Valdez

© F. Valdez

Une fructueuse collecte de tessons de céramique. © F. Valdez

Localisation d'une hache à l'entrée d'une structure. © F. Valdez

Site exceptionnel ouvert à la visite

Bol bicolore en pierre. La technique de projection en miroir permet de compléter la silhouette d’une figure en la dotant de son image inversée.

Vases à étrier. Francisco Valdez

Vases à étrier. © F. Valdez

Collier de perles en turquoise et malachite. © F. Valdez

Pendentifs en turquoise. © F. valdez

© F. Valdez

Le site de Santa-Ana/La Florida, mis au jour en octobre 2002, a contredit  les présupposés des chercheurs sur l’origine des civilisations andines. Au-delà de l’ancienneté de la culture Mayo-Chinchipe, c’est d’abord son implantation qui n’a pas manqué de créer la surprise…

Ce fut effectivement le premier et grand sujet d’étonnement. La région où le site a été découvert est traditionnellement considérée comme inhospitalière et malsaine en raison du brouillard et d’une humidité permanente qui favorise une végétation luxuriante. Nous sommes en Amazonie occidentale, sur le versant oriental des Andes, dans la province équatorienne de Zamora-Chinchipe et, plus précisément, dans le canton de Palanda.  Ici, du sol brun rougeâtre et recouvert de feuilles mortes surgissent toutes sortes de plantes sans chlorophylle et de plantes grimpantes. De la canopée verte pendent des lianes entremêlées, aux feuilles larges et fines sur lesquelles évoluent des myriades d'insectes et de petits reptiles. Dans les arbres s'épanouissent mousses épiphytes, broméliacées et orchidées multicolores. Au sol, nombre de mammifères timides ou féroces cherchent leur nourriture ou des occasions de s'accoupler. En raison de l'altitude (1000 mètres), le ciel est le domaine des faucons, des perroquets, des toucans, des colibris et de milliers d'insectes qui se nourrissent des fruits et de la sève de la forêt tropicale. Pour l’homme, s’ajoute aux difficultés d'un terrain aux pentes vertigineuses, l'acidité du sol qui rend aléatoire toute culture intensive. Et cependant, c'est dans cet environnement, où de toute évidence a toujours régné la nature primitive, qu'à une époque reculée l'homme a développé et peut-être imposé sa culture. La datation au carbone 14 effectuée dans divers contextes archéologiques du site de Santa-Ana/ La Florida indique que ceux-ci étaient déjà occupés voici 5300-3685 ans, soit vers 3000-2000 ans av. J.-C. II s'agit par conséquent de la plus ancienne manifestation culturelle retrouvée à ce jour à l'est des Andes… 

 

Comment le site a-t-il été découvert ?

Voilà environ vingt ans, la construction d'un chemin vicinal a partagé en deux l’extrémité orientale du site, faisant apparaître une série de vestiges culturels disséminés le long d'une partie du tracé. Plusieurs pièces ont été emportées par l’un des conducteurs des machines, d'autres ont fini chez des collectionneurs locaux. Mais, pour autant, ces travaux n’ont pas permis de découvrir le site. Ce n’est qu’au mois octobre 2002 qu’il a été mis au jour par l’équipe IRD* et que l’on a constaté que la partie émergente, à savoir la terrasse, était artificielle.

 

Racontez-nous…

L’architecture n’était pas visible en surface. Avec la fouille, la nature de l’ensemble nous est apparue. C’est alors que  nous avons constaté qu’une grande partie était, de fait, une architecture souterraine. Le remplissage artificiel des pentes - pour prolonger la plaine** de la terrasse fluviale - ne recouvrait pas seulement la surface du site. Elle avait également une fonction souterraine, sans doute liée à la préparation du sol afin d’y ériger plus tard un temple et d’y aménager aussi un espace funéraire. Dans la coupe du terrain, on distingue plus de deux mètres de niveaux artificiels superposés : strates compactées, étages brûlés, empierrements horizontaux et murs verticaux de soutènement. Le système de construction comprend une alternance de strates jaune clair, argilo-sablonneuses, stériles, et de couches de couleur marron, sombres et collantes, avec des vestiges culturels et des traces de charbon. Ces travaux eurent pour effet de niveler et de consolider le sol sur une aire d'environ 400 mètres carrés.

 

Des vestiges culturels de quelle nature ?

Face aux rares échantillons que nous possédons de cette nouvelle société, on est frappé par les matières premières employées, les traits esthético-stylistiques, les formes épurées. Le symbolisme de cette iconographie de la forêt tropicale est intrigant, la force de son message inquiétant. Ces icônes nettement andines mêlent des éléments des hauteurs, de la terre et de la mer. De puissantes images d'oiseaux, de félins et de serpents sont associées à des figures humaines, dotées de toute la force émanant de la forêt et de ses esprits. Les couleurs des pierres rouges, vertes et noires contrastent avec le blanc de la coquille du pututo (Strombus) et le brun grisâtre de la poterie. Malheureusement, les textiles et les couleurs n'ont pas survécu à l'humidité et à l'acidité du sol. Quel univers nous auraient-elles révélé ?

 

Trouver cet ensemble en forêt semblait inimaginable…

C’est la pensée dominante. La notion de forêt tropicale est habituellement et intimement liée à la nature primordiale, à l'état primitif, inculte. La jungle est le royaume du rudimentaire et donc l’antithèse même de la civilisation, un lieu où rien de raffiné ne peut naître et cependant...

 

L’âge de cette culture laisse tout autant perplexe...

C’est vrai, mais pas moins que son origine encore incertaine. Car lefait est que cette culture se situe dans la zone intermédiaire entre la sierra et l'Amazonie. L'on pourrait donc supposer qu'elle plonge ses racines dans l'un ou l'autre de ces extrêmes. L'idée d'une origine amazonienne est tentante et renvoie aux hypothèses de Tello (1942, 1960) et Lathrap (1970) sur le caractère séminal de la forêt tropicale. Cette hypothèse a rencontré une forte opposition car, encore une fois, il peut paraître inconcevable a beaucoup que la forêt (foyer actuel des sociétés moins évoluées) ait pu engendrer une manifestation culturelle aussi pure.

 

Comment se présente le site ?

Il s'agit d'un ensemble de vestiges architecturaux à demi apparents qui ont été retrouvés sur une terrasse fluviale plane, sur la rive occidentale du rio Valladolid***. En surface, la végétation a recouvert les fondations de plusieurs édifices de pierre, disséminés sur environ un hectare. L’emplacement pourrait paraître anodin, mais l'intervention de l'homme est évidente dans l'aménagement de cette terrasse qui s'élève à quelque dix mètres au-dessus du lit de la rivière, Un examen plus attentif révèle une série de contreforts circulaires soutenant le coté sud-est de la terrasse, au-dessus de l'escarpement. Vers l'extrêmité occidentale du site, on a fouillé la pente et découvert une plate-forme échelonnée qui marque bien l’axe Est-Ouest du gisement. De fait, le site présente deux parties convergeant vers le centre d'une plaine. A l'extrémité nord, l'escarpement de la rivière coupe brutalement la terrasse vers le sud, une dépression accentuée du terrain limite l'extension naturelle de la plaine, qui se perd dans une boucle de la rivière, Aussi, le site se trouve circonscrit au fond de la vallée fluviale. Ces témoignages architecturaux, très brièvement présentés ici, nous ont permis de faire quelques observations importantes sur l'organisation de l'espace. En premier lieu, la division par oppositions est omniprésente sur le site, ce qui fait penser que l'intention était de reproduire dans un espace physique une conception mentale de dualité, de complémentarité et d'ambivalence. La localisation du site sur une terrasse fluviale reflète un espace circonscrit physiquement par l'eau, des escarpements de parois inclinées et des dépressions accentuées sur certains côtés, Sur cette scène naturelle, un espace culturel a vu le jour, tout d'abord par la surélévation et le nivellement de l’une des extrémités de la terrasse, puis par la disposition des structures architecturales sur le terrain déjà mentalement subdivisé. Le but était de créer un espace sacré, le cimetière où étaient enterrés les morts, et un espace profane où (apparemment) se réunissait la communauté des vivants.

 

S’agit-il pour autant d’une cité, d’un centre cérémoniel ?

 L’ensemble de vestiges ramenés au jour comprend essentiellement des structures circulaires ou ovales, disposées autour d'un espace clos par un cercle de doubles rangées de pierres mesurant 40 mètres de diamètre, Cet espace, situé au centre du site, semble avoir constitué une plaza (un square central) qui est devenu l'axe des activités réalisées. A l'intérieur du cercle ont été dégagées trois structures de forme rectangulaire et symétriquement opposées. La fonction de ces structures circulaires et rectangulaires n'a pas encore été identifiée, mais le fait que l’on n’ait retrouvé aucun dépôt de déchets domestiques semble exclure qu'il s'agisse de simples habitations. La structuration de l'espace architectural atteste une volonté de séparer le lieu en deux, pour former une partie extérieure et une partie intérieure située dans la plaza centrale, comme si l'intention avait été de séparer; de restreindre ou d'exclure de chacun de ces espaces circonscrits des activités précises. On ignore quelle importance peut avoir eu le mur de partage, mais il répond clairement à un désir de clore l'espace intérieur. Sur la presque totalité du site, les dépôts (déchets) culturels sont plutôt rares, ce qui indique que ce secteur était sans doute nettoyé avec un soin particulier. La première différence qui saute aux yeux c’est que la partie orientale du site a été construite artificiellement de manière à élever et à aplanir le niveau de la pente descendant vers le lit de la rivière.  Les découvertes faites lors de la construction du chemin moderne et les fouilles effectuées sur cette aire permettent de déduire que la construction artificielle de la terrasse fut en outre mise a profit pour l'aménagement d'un cimetière. L’espace tant sous terre qu'en surface a en effet été différencié et consacré par des rites propitiatoires dans lesquels la dispersion de perles de turquoise était une pratique courante. On en trouve des témoignages à différentes profondeurs de l'espace construit, et plus particulièrement autour des fosses funéraires ou d'offrandes. Les structures de surface du terrain différent par la forme de celles de l'extrémité occidentale, reflétant peut-être le caractère plus transcendantal des activités qui avaient lieu dans cette partie du site. Trois structures ellipsoïdales occupaient apparemment l'extrémité orientale de la terrasse. Par ailleurs, l’usage du feu et la combustion d'offrandes constituaient apparemment un aspect important des activités qui se déroulaient dans le temple bâti sur la partie artificielle du site.

 

Comment le constatez-vous ?

Nous le constatons tant dans des foyers fonctionnels que dans des activités de combustion destinées à sceller et à consolider certaines couches de terrain. Sur le sol, la terre etl'argile furent soumises à une chaleur intense qui modifia la couleur, la dureté et la structure des strates. La couleur rouge orangé de la brique caractérise certaines zones du sous-sol. Par chance, cette pratique a laissé d'abondantes traces de charbon végétal, ce qui permet de dater avec précision ces activités. L’utilisation de foyers clos, en forme de cuvettes, fut apparemment une pratique courante à différents stades de la construction de ce secteur de la terrasse. Et puis l’on a découvert un foyer, situé du coté occidental du site, dans lequel ont été retrouvés des restes calcinés de grains de maïs et probablement d'une variété de haricots. A l’intérieur du temple, au moins deux structures ont fait office de fours rudimentaires, à l'intérieur desquels se trouvaient une bonne quantité de pierres de la taille d'un poing, portant des traces indiquant clairement qu'elles furent soumises au feu de manière répétée. Certaines de ces petites structures pourraient avoir servi à brûler des substances parfumées ou purificatrices.  La cuvette circulaire dans laquelle ils firent des ignifugations fut construite avec de grandes pierres posées en spirale et recouvertes d’argile. La surface a été renforcée de cailloux de différentes dimensions. Au centre de cette structure se trouvaient plusieurs offrandes somptueuses, enterrées près de la base, qui font penser à un dépôt ou une cache intentionnels.

 

Pour cacher quoi ?

Parmi les objets figuraient un petit bol en pierre, deux médaillons en forme de masque anthropomorphe de pierre verte et plusieurs centaines de petites perles de turquoise. Peut-être à l'origine étaient-ils enfilés en collier, mais les combustions successives les ont dispersés dans la terre, ce qui ne nous permet pas de connaître la forme qu'avait le bijou. Lequel constituait sans doute le symbole distinctif d’un rang social très précis.

 

D’autres symboles sont-ils repérables ?

Dans la partie orientale de la terrasse, les structures présentent des différences de formes moins accentuées que du coté opposé, mais la norme semble être la forme circulaire ou ellipsoïdale. Cet espace artificiel se caractérise par le tracé courbe des murs concentriques et la spirale. Apparemment, la notion de mouvement que ceux-ci expriment et la dualité dedans/dehors sont indissociables. L’exemple le plus clair en est le contexte funéraire horizontal/vertical qui accompagne le foyer avec ses offrandes et sa spirale de pierre. Un autre élément architectural important se trouve à moins d'un mètre de distance de la structure de combustion : une tombe à puits dont l'entrée et la galerie sont revêtues de pierres superposées, à la manière d'une seconde spirale. En réalité, les pierres imitent la forme d'une coquille marin (Strombus) ou de colimaçon dont le diamètre d'ouverture rétrécit au fur et à mesure que l'on descend à l'intérieur.  La cavité du puits a été remplie de terre et de grandes pierres, parmi lesquelles trois dalles debout de grande taille. Celles-ci se succèdent verticalement à partir de l'entrée, suivant un axe légèrement incliné, soulignant ainsi la notion d'unité verticale au centre du colimaçon. Au pied de la dernière dalle se trouvent une série de pierres de moindres dimensions descendant jusqu'au niveau de la chambre funéraire. L’architecture funéraire exprime ainsi implicitement le concept de verticalité/horizontalité lié à la vie et à la mort.

 

Il ressort de notre entretien que la pierre et la couleur verte avaient toute leur importance ?

L’unité de cette culture s’exprime par la qualité d’exécution qui caractérise toutes les œuvres y compris lithiques. Celle-ci s’imprime dans des traits technologiques qui lui confèrent une personnalité esthétique unique. La perfection uniforme du tracé et du poli des objets est un élément commun à tout le bassin hydrographique. La variabilité limitée des motifs est une autre constante des différents contextes écologiques, ce qui suggère que le facteur environnemental n’était pas déterminant dans les activités qui requéraient l’usage de ces objets. On peut différencier les objets lithiques en fonction du type de matière première utilisée. L’homme distinguait deux grandes catégories de pierres en fonction de leur couleur et de leur dureté : celle de couleur noire ou grise et celles de couleur rouge-brun, rouge-blanc marbré ou crème-jaunâtre. Les premières ont un grain plus grossier et une texture plus rugueuse, les secondes un grain fin et une texture lisse. Notre première rencontre avec les hommes du Mayo- Chinchipe s'est faite grâce à des objets datant de près de cinq mille ans. Ces témoignages proviennent de différents lieux du bassin hydrographique où ont été retrouvés des objets de pierre polie au style très particulier. Il s'agit généralement de récipients ouverts (bols et plats), de petits mortiers représentant des animaux ou des plantes, et d'ornements personnels en pierres fines choisies pour leur couleur verte naturelle. La matière première est en soi un élément qui différencie cette culture et la rend spécifique par rapport à celles du reste de la région.  Généralement, la pierre ne servait pas à réaliser des objets quotidiens ; ceux-ci étaient plutôt fabriqués en céramique ou en matériaux organiques, comme les calebasses ou la vannerie. L’utilisation de la pierre est exceptionnelle du point de vue tant technique que stylistique. Son usage fréquent dans l'ensemble du bassin, qui couvre quelque 4500 kilomètres carrés, révèle que l'artisanat lapidaire était un trait commun de cette société et jouait un rôle important dans l'organisation sociale d'une aussi vaste région. On pensait traditionnellement que, dans les régions de forêts, l'utilisation de la pierre s'était limitée à la fabrication d'instruments tranchants, résistant aux coups répétés et à la pression (par exemple lors du broyage ou du polissage), et occasionnellement d'ornements personnels tels que les amulettes ou les perles. Parmi les instruments, on a identifié des pointes de projectile, des haches, des herminettes, des burins ou des pics pointus, des massues, des pilons et des mortiers de différentes tailles. Parmi les ornements figurent des éléments figuratifs ou géométriques porteurs de pouvoir ou d'énergie, le support étant doté d'une valeur symbolique d'autant plus grande que la pierre était plus rare et exotique.

 

Et la couleur verte ?

Depuis le Néolithique, le vert était associé à la prévention ou à la protection contre les démons et les mauvais esprits qui vivaient dans la forêt ou dans le ciel (Varichon, 2005). Le vert est donc une couleur protectrice, chargée d'énergie positive et synonyme de vie. Et, si I'on associe la notion de vert à la dureté et à la durabilité de la pierre, on obtient une métaphore contre le pourrissement physique qui caractérise le vert de la végétation. Aussi la pierre verte était-elle, peut-être, considérée comme un symbole de victoire contre la mort.

 

Poursuivons plus avant sur l’iconographie…

Bien que la décoration ne soit pas limitée à une catégorie spécifique, on remarque de plus grandes quantités et variétés de motifs sur les pierres de couleur rouge marbré. Pour les figures humaines ou les mortiers zoomorphes, le choix se portait sur des pierres de tons plus vifs et de texture plus fine. Pour la réalisation d'outils tels que les haches ou les herminettes, la sélection de la matière première n'était pas seulement liée à la dureté mécanique des pierres. L'examen d’ exemplaires provenant de la région montre que les instruments de couleur sombre et à grain grossier présentent fréquemment des traces d'utilisation ou d'usure, tandis que ceux qui sont de couleur blanche ou marbrée ont presque tous un tranchant intact, comme s'ils n’avaient jamais été utilisés pour la fonction à laquelle  ils étaient en principe destinés. La conclusion évidente est que le choix de la matière première obéissait à des critères qui n'étaient pas uniquement fonctionnels mais revêtaient aussi une dimension symbolique et idéologique, aussi importante que le caractère utilitaire que pouvaient avoir ces objets. Parmi les objets de pierre, se distinguent en premier lieu les figures géométriques qui composent les différents éléments de la vaisselle de pierre : assiettes, écuelles, bols de différentes tailles et récipients cubiques semblables à un vase de taille moyenne. Tous ont été irréprochablement façonnés et polis, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Certaines formes présentent extérieurement un décor incisé ou gravé. Les récipients hémisphériques constituent certainement la forme la plus commune sur tout le territoire du bassin. Le niveau de polissage dépend de la texture minéralogique de chaque variété de pierre ; avec les pierres à grain fin, il permettra d’obtenir une surface douce et brillante, avec celles à grain plus grossier, la surface sera égalisée mais encore rugueuse. A première vue, ils ne se différencient guère les uns des autres en dépit de variations de taille ou de matière première, mais on peut cependant les classer en deux grands groupes sur la base d'un détail stylistique et fonctionnel : les écuelles ou bols à large ouverture et à profil supérieur régulier ; et les récipients à lèvre incisée ou encochée. La différence ne semble pas uniquement stylistique, mais obéissait probablement à des nécessités fonctionnelles à présent incompréhensibles. Les récipients du second groupe présentent généralement au moins quatre incisions, entailles ou petites encoches rectangulaires équidistantes sur la lèvre, dans certains cas, ces petites encoches sont associées à de petits cercles concaves gravés sur la partie extérieure du bord. Ces cercles sont habituellement de même taille et de même profondeur (3 à 4 mm x 0,5 mm) et ont été produits par le frottement continu d'un galet pointu. Ces motifs ont certes un aspect décoratif, mais surtout ils avaient une fonction symbolique précise, liée à l'usage du récipient. Bien qu’on ignore encore en quoi consistait cette fonction, la régularité et les particularités de ces motifs fournissent des éléments permettant de commencer à en déchiffrer la signification. D'un point de vue purement fonctionnel, ces incisions auraient pu servir de signaux ou d'indicateurs de quelque chose faisant partie d'un contexte spécifique, tandis que les entailles et les encoches pourraient avoir servi de guides pour l'introduction d'un élément extérieur. On ne sait pas de façon certaine quel rôle jouaient ces éléments, mais il est évident que l'idée d'un partage en quatre de l'espace circulaire est présente et clairement soulignée sur le bord et la lèvre des récipients. Une notion similaire de dualité est latente dans la décoration de la face externe de certains récipients….

 

De ce point de vue, l’image d’un certain bol bicolore en pierre a fait le tour du monde…

Dans le cas précis de ce bol (photo), comme dans d’autres récipients, on observe une division bipartite des champs ornementaux, s'accompagnant souvent d'une opposition symétrique des motifs représentés. La symétrie n'est pas seulement une opposition, plutôt une forme de complémentarité qui s'exprime d'une façon très particulière, La représentation du dédoublement symétrique d'une image peut révéler sa personnalité complète. En utilisant la technique de projection en miroir, on peut compléter la silhouette d'une figure en la dotant de son image inversée. Cette technique de lecture sémiotique a été développée et employée par John Rowe pour interpréter de nombreuses icônes de la culture Chavín. Rowe s'aperçut en effet que cette culture obéissait à une série de conventions stylistiques qui pouvaient être comprises en recherchant leur récurrence. En identifiant et en décomposant les différents éléments d'une image complexe, il est possible d'étudier leurs manifestations analogues dans des contextes distincts. Rowe comprit que ces conventions stylistiques étaient utilisées pour créer et recréer des motifs standardisés (kennings) qui avaient un sens spécifique pour ceux qui les voyaient. L'étude des conventions et les kennings identifiés pourraient servir à élaborer une grammaire permettant de déchiffrer les icônes de cette ancienne culture (Rowe, 1962 et 1967). En observant les proportions dans la complexité iconographique, on peut déjá reconnaître, dans le peu que I'on connaît de I'art de Chinchipe, certaines conventions qui semblent récurrentes. Par exemple, on remarque l'utilisation de la symétrie axiale ou de I'usage de dessins inversés, quelque mille ans avant I'apparition de Chavín. La notion idéologique de conventions grammaticales dans I'iconographie est déjá palpable dans les rares exemples connus à ce jour dans ce bassin fluvial. L'étude d'un récipient à demi réalisé atteste que le tracé des motifs était exécuté à partir d'une esquisse initiale tracée au moyen d'un instrument pointu, éraflant à peine la surface de la pierre. Dans certains cas, des erreurs ont été corrigées et la ligne originale gommée par polissage. La décoration était ensuite gravée au moyen d'incisions larges et profondes dessinant parfaitement le motif voulu en une image bidimensionnelle. Un habile jeu de creux et de pleins confère de la profondeur et un impact visuel accru au motif représenté. Dans plusieurs cas, certaines parties des figures sont accentuées en réalisant une différence interne des niveaux, à I'intérieur du canal formant le contour principal. C'est ainsi que, par exemple, le profil vide d'un oeil est accentué par un point plus profond qui indique la pupille et donne une certaine expressivité au regard. Les motifs gravés sont surtout des figures anatomiques réalistes d'oiseaux, de reptiles et de mammiféres (y compris I'homme), mais ce sont également de profonds signes géométriques (points, lignes, carrés, etc.) qui se combinent pour signifier quelque chose que nous ne réussissons pas à déchiffrer.

 

Comment se présente la céramique ?

Du point de vue technologique, il s'agit d'une céramique de qualité, à pâte peu épaisse et de texture fine. Elle est monochrome, avec une gamme de tons allant du beige clair au noir. Les formes usuelles sont des écuelles ou des bols, des récipients carénés, des jarres globulaires ou ovoïdes et des bouteilles à col étroit. Parmi ces dernières se distinguent celles qui ont une anse en étrier et un goulot allongé. Les principales techniques de décoration sont la gravure, la cannelure, le pointillé et l'application de petites pastilles de pâte (ou pastillage). Ces caractères technico-stylistiques constituent la clé d'interprétation pour la recherche de l'unité conceptuelle du corpus céramique de cette culture dans tout le bassin hydrographique. Sur la base de cette connaissance, il sera possible de situer et de mieux comprendre la dimension stylistique de ces œuvres et de compléter ainsi les informations obtenues à partir du contexte de leur découverte.

 

Parmi les céramiques, la présence des vases à étrier ne manquent pas de surprendre

Commenter les pièces qui ont été retrouvées dans la tombe décrite plus haut est sans doute la meilleure manière d'aborder la dimension esthétique et sociale de la céramique, puisque la plasticité de l'argile se prête à la libre expression de concepts immatériels qui étaient importants dans la vie de la communauté. La poterie joue un rôle important comme véhicule pour transmettre des idées et des informations sur cette ancienne culture. Les objets provenant de la tombe appartiennent à un environnement où s'exprimait l'idée de la vie et de la mort. Le dépôt funéraire comptait des objets qui devaient servir au défunt dans l’au-delà, probablement semblables à ceux qu'il utilisait de son vivant, si bien que la présence de récipients et d'instruments reflète une partie de la vie quotidienne. Des douze récipients qui ont été retrouvés, cinq sont utilitaires et n'ont aucun caractère particulier hormis le fait qu'ils se trouvaient dans une tombe. Leur fonction de récipient (petites jarres ouvertes) était considérée comme indispensable dans l'autre vie. Leurs dimensions restreintes attestent un usage quotidien et personnel.

 

Et les sept autres céramiques ?

Elles constituent la part du dépôt qui affirme la personnalité et le statut du ou des personnages inhumés. La présence de six bouteilles à anse en étrier qui ne présentent pas de signes d'usure, laisse penser qu'il s'agissait d'offrandes spéciales, destinées à témoigner dans l'au-delà du rang hiérarchique de leur propriétaire. La diversité des formes de ces récipients est intéressante, car chacune reflète des aspects esthétiques liés à une réalité sociale précise. La pièce la plus impressionnante est un récipient-effigie chargé d'un symbolisme typiquement andin. C'est une bouteille à la forme composite : le corps du récipient proprement dit se trouve dans la partie inférieure, Et une anse en étrier allongée dans la partie supérieure. L’effigie représente deux aspects d'un visage humain émergeant de la représentation d'une coquille de spondyle ouverte. La tête porte un couvre-chef qui reprend la forme des valves du coquillage en l'inversant.  De chaque coté de la bouteille figure un visage tel un Janus andin, avec deux expressions opposées. Le premier a une expression harmonieuse, presque joviale, avec un menton et des joues arrondis et la bouche entrouverte. Les sourcils étirés jusqu'aux tempes indiquent un bien-être intérieur. L'autre coté de la bouteille montre un visage plus sec, à l'expression sombre, presque courroucée. Les sourcils semblent froncés, le bas du visage est allongé et la bouche est en forme de T. Tandis que la lèvre supérieure reste horizontale et rigide, la lèvre inférieure se sépare en son milieu et descend en ligne droite jusqu'au menton. Cette bouche rappelle le museau de félin qui figure à la même époque sur des céramiques de la période intermédiaire de la culture Valdivia, provenant de la cote Pacifique.

 

Expliquez-nous…

La subtile allusion à la côte est renforcée par la représentation de la coquille Spondyle où les caractères typiques du bivalve sont recréés par des applications de pastilles. L’évidente dualité exprimée par cette figure évoque peut-être la transformation d'un important personnage des communautés de la forêt tropicale, le chamane. Cette transformation se produit lors d'un rite, à la suite de l'ingestion de substances hallucinogènes qui pourraient avoir été préparées dans les récipients ouverts figurant parmi les offrandes, et avoir été conservées dans des bouteilles comme celles que nous avons décrites.  Une transformation du sorcier en jaguar à laquelle pourrait clairement faire allusion la représentation de la gueule de félin.  Par ailleurs, il faut rappeler que la forme de I'anse, dite en étrier est une construction artificielle dans laquelle le goulot du récipient est la projection de deux tubes parallèles émergeant du corps de celui-ci. Le goulot devient donc un anneau fermé permettant de manipuler et de transporter le récipient sans risquer d'en renverser le contenu. Trois autres bouteilles présentent, deuxième bouteille présentent, elles aussi, une forme intéressante. Ce sont des récipients en forme de calebasse ovoïde et, là encore, doté d'une importante anse en étrier. La représentation d'une forme naturelle aussi réaliste évoque le lien étroit entre I'homme et son environnement.

 

Les Mayo-Chinchipe accordaient aussi, manifestement, une grande importance aux turquoises…

C’est vrai et ils faisaient preuve, dans ce domaine, d’innovations techniques qui forcent l’admiration. En témoigne, par exemple, la fabrication de chaînons de turquoise formées d'une paire d'anneaux fermés. La conception et l'exécution de ces objets sont ingénieuses. En effet, il ne s'agit pas de la reproduction d'une figure naturelle, mais de la matérialisation de l'idée de dualité et d'individualité dans une même unité. Le travail a consisté à réaliser deux anneaux indépendants à partir d'une perle sphérique, en gravant le profil de chaque élément, puis en perforant et en polissant jusqu'à former les anneaux. En outre, de petites perforations réalisées sur chaque anneau permettaient d'unir les maillons à d'autres éléments indépendants. Le travail est si fin et si précis que, si l'on superpose les éléments, il est possible de retrouver la forme originale de la perle. Deux chaînons identiques ont été retrouvées dans un même contexte, ce qui semblerait indiquer qu'elles faisaient partie d'ornements corporels tels que des boucles d'oreille. La maîtrise technique est un instrument dont use  l'idéologie  pour matérialiser des concepts profonds, symbolisant la dualité des forces cosmiques de la nature. Un exemple notable peut être observé dans le travail d'éléments d'un collier. Sur un nodule de turquoise de forme ovoïde a été sculpté en trois dimensions le corps d'un serpent enroulé, après quoi la pièce a été coupée en deux verticalement. La coupe a été effectuée parfaitement, de façon à obtenir deux parties équilibrées, avec la représentation du reptile sur la face externe et une surface plane sur la face interne. Sur la surface intérieure de chacune des moitiés a été gravée l'effigie d'un oiseau tropical de profil. Chacun est doté d'un grand bec strié, d'une aile repliée et de la représentation d'une main à proximité du bec. Les deux images sont identiques, mais l’une des deux est plus petite, évoquant la différence naturelle entre le mâle et la femelle. La perfection de la coupe permet d’emboîter parfaitement les deux moitiés et, si on le souhaite, de cacher les deux figures intérieures. Une paire d'orifices centraux permet de fixer chaque élément d'une multitude de manières. La symétrie et l'équilibre des quatre faces sculptées constituent une authentique prouesse artistique, mais le concept multiple de dualité qu'incarne la pièce est plus important encore. 

 

D’où provenaient ces turquoises ?

La présence massive de turquoises dans les contextes rituels du Mayo-Chinchipe indique probablement l'existence d'un dépôt important dans ce territoire, qui n'a malheureusement pas encore été localisé. S’il l’était, il pourrait fournir des informations précieuses sur l'origine et la dimension spatiale de l'influence de la nouvelle culture. On ne peut toutefois pas écarter la possibilité que les sources se trouvaient à une distance considérable du bassin du fleuve. La présence de turquoises sur ce territoire pourrait être un indicateur important de l'existence d'un vaste réseau de communications interrégionales assurant la distribution de produits exotiques dans des régions très éloignées les unes des autres. De ce fait, les coquillages marins (strombes et spondyles) qui apparaissent dans le bassin constituent une preuve irréfutable des interactions constantes qui se produisaient dans cette région depuis des temps reculés. La valeur symbolique des coquillages marins et des turquoises est sans aucun doute le moteur qui donna lieu à ce commerce (formel ou informel) le long du versant oriental des Andes.

 

Le site de Santa Ana La Florida n’a pas encore livré tous ses secrets. Qu’avez-vous découvert lors des dernières fouilles ?

Les découvertes sont beaucoup trop nombreuses pour que je tente de les résumer ici. Je préfère renvoyer vos lecteurs à la consultation de notre site : http://palanda.arqueo-ecuatoriana.ec/

Propos recueillis en 2012

                    

*    Institut de Recherche pour le Développement

**   Partie plate de la terrasse par opposition aux pentes qui se trouvent aux deux extrêmes (Est/Ouest).

***Premier fleuve a l'origine du système fluvial Mayo Chinchipe

 

 

TELLO Juilo C. Origen y desarollo de las civilisaciones prehistoricas andinas. Actas y trabajos cientificos del XXVII Congresso Internacional de Americanistas. Lima, 1939. T I 1942.

LATHRAP D.W. The Upper Amazon. Ancient Peoples and Places. New-York. Praeger. 1970

ROWE, John Howland. Chavin Art : An Inquiry into its Form and Meaning. Museum of Primitive Art. New-York  

VARICHON Anne. Couleurs. Pigments et teintures dans les mains des peuples. Seuil. 2005

KLEIN Daniel & Cruz Cevallos Ivan. Equateur. L’art secret de l’Equateur précolombien. 5 Continents. 2007