Dominique Legoupil
Directeur de recherches; CNRS-UMR7041 (Arscan)
Vous vous intéressez depuis trente ans aux vestiges laissés par les Indiens “canoeros”, les anciens nomades marins de l’extrême sud chilien. Tout d’abord, qui étaient-ils ?
Les « Indios canoeros » ou Indiens en canot vivaient sur la façade maritime de la Patagonie chilienne, depuis au moins 6000 ans, quand ils ont eu à souffrir – à compter du XVIe siècle - des contacts avec les navigateurs européens. Les maladies infectieuses transmises par ces derniers ont précipité leur disparition, surtout au cours du XIXe siècle. Le mode de vie de ces Indiens leur était spécifique. Ils se déplaçaient en famille dans des canots en écorce*. Tandis que la femme pagayait à l’arrière de l’embarcation, l’homme guettait à l’avant – avec un harpon – poissons et mammifères marins. Au milieu du canot, sur un lit de terre et de graviers, un petit feu était allumé en permanence sous la surveillance des enfants qui avaient également la charge d’écoper l’eau qui s’infiltrait par les coutures des écorces. A chaque accostage, le feu qui servait aussi bien au chauffage qu’à la cuisson des aliments était rallumé dans la hutte que les Canoeros construisaient en bordure de mer. Leur séjour sur une plage dépendait beaucoup des ressources disponibles mais il n’était jamais très long, souvent de l’ordre de quelques jours afin de ne pas épuiser les ressources (poissons, pinnipèdes, oiseaux, œufs). En cas d’inquiétude, il était toujours possible de viser une baie riche en mollusques (surtout des moules) qui représentaient une ressource alimentaire très sûre car prévisible.
Parlons du climat…
La côte pacifique de Patagonie est une des régions les plus pluvieuses du monde avec les îles Aléoutiennes. Il peut tomber jusqu’à 7 à 8 mètres de précipitations par an à la sortie du Détroit de Magellan. Alors que dans le même temps, elles peuvent être limitées à 200 mm dans les steppes atlantiques. Sur 100 km, les variations sont invraisemblables et entraînent des modifications importantes de la végétation. Les écarts de températures sont également marqués. Sur la côte, la moyenne est approximativement de 10° C en été et de 3° ou 4° C en hiver ; les températures négatives y sont assez rares et la neige occasionnelle. Par contre, le thermomètre peut descendre jusqu’à – 15° C, et même plus bas, dans le cœur de la Terre de Feu. Mais la marque de l’ensemble de la région est surtout le vent : pluie à l’ouest, sécheresse à l’est, et vent partout. Parfois quand vous naviguez à l’aplomb d’une montagne il peut s’agir de dangereux vents rabattants, les « williwaws » craints des navigateurs. Sans compter les courants, notamment dans les zones de resserrement des canaux…
Comment se protégeaient-ils du froid ?
Pour se protéger du froid et du vent, ils utilisaient des capes en peaux de pinnipèdes (lions de mer et ours de mer). Les qualités des peaux étaient très différentes selon les espèces et les saisons : pour la première espèce, au poil très court, il s’agit presque de cuir ; tandis que, pour la seconde, il s’agit d’une véritable fourrure, notamment en hiver. Ces capes se portaient poils dehors (à l’inverse des chasseurs terrestres continentaux). Le gras de la peau plus ou moins bien tannée étant donc au contact de la peau. Quant aux ornements, ils étaient constitués de perles et de pendeloques en os d’oiseaux, en coquilles, en dents de pinnipèdes, mais aussi en plumes d’oiseaux, notamment d’albatros…
Les voyageurs et missionnaires fournirent parfois aux Indiens des vêtements. Ce qui leur aurait été fatal…
En été, quand ils n’étaient pas tranquillement installés dans la hutte, les Indiens allaient nus, comme on le voit sur les photos de la fin du XIX° siècle de la Mission française du Cap Horn, ou dans le livre de J. Emperaire « Les Nomades de la Mer ». Mais à partir des contacts avec les Européens, des vêtements usagés étaient fréquemment échangés avec les navigateurs et baleiniers, nombreux au XIX° siècle dans la région. Malheureusement ces vêtements en textile étaient à la fois vecteurs de maladies et mal adaptés ; car, contrairement aux peaux et fourrures, ils n’étaient pas imperméables et ne séchaient pas. Résultat : les Indiens portaient sur le dos des vêtements humides, y compris aux saisons les plus froides.
Où cherchez-vous les vestiges des Indiens canoeros ?
Le territoire que je prospecte s’étend de Chiloé jusqu’au Cap Horn : 1800 km en ligne directe. Mais le développé de la côte est nettement supérieur. De l’ordre de 50 000 à 60 000 km en regard du nombre d’îlesde fjords et de canaux qui constituent un véritable labyrinthe. J’ai lu un jour qu’il y avait plus de 5000 îles ou îlots !
Sur quel sujet portent vos recherches ?
J’essaie de reconstituer l’histoire de ces populations maritimes et d’en établir la chronologie à partir des sites les plus anciens, datés de 6000/7000 ans avant le présent. Mes interrogations portent aussi sur l’origine de ce peuplement. D’où venaient ces hommes ? S’agissait-il de chasseurs terrestres arrivés par les grandes pampas atlantiques, et qui se seraient adaptés de gré ou de force au territoire maritime ; ou bien de pêcheurs qui auraient longé la côte pacifique puis navigué jusqu’à l’extrême sud du continent sud-américain ? Trouver la réponse sur le terrain n’est pas aisé, car il faut compter avec les bouleversements liés aux variations du niveau marin et à la tectonique (surrection des Andes, effondrements locaux, sans parler des éruptions volcaniques et des tsunamis).
En quoi les Canoeros sont-ils différents des Indiens de la Pampa ?
Les différences sont fortes sur le plan physique, linguistique, économique et culturel. C’est pourquoi l’hypothèse d’une origine maritime par la côte est la plus probable. Ceci dit, si ce sont des chasseurs terrestres qui se sont adaptés à la mer il y a 7000/8000 ans, ils ont pu beaucoup évoluer sur le plan de la taille. Les modifications physiques sont rapides. Il suffit de voir, chez nous, la taille des générations nées à partir des années 1980…
Les premiers navigateurs espagnols étaient petits…
C’est exact. De l’ordre de 1,60 m. Alors que les premiers indigènes rencontrés par Magellan sur la côte atlantique de Patagonie pouvaient mesurer environ 1,78 m pour les hommes et 1,72 m pour les femmes. C’est d’ailleurs ainsi qu’est née la légende selon laquelle les Patagons étaient des géants.
Philippe Bearez est convaincu que le peuplement des Amériques s’est fait par voie maritime depuis la Sibérie via le Détroit de Béring. Partagez-vous son avis ?
Tout le long de la côte américaine jusqu’au Pérou, c’est une hypothèse plausible, mais qui reste à démontrer. C’est du reste un débat récurrent depuis des dizaines d’années, notamment sur le continent nord-américain. A l’extrême sud, dans les archipels de Patagonie, c’est ce que je cherche à voir depuis 30 ans. Je n’y suis pas encore parvenue, car au-delà de 6000/7000 ans les sites sont immergés et nous échappent.
Parce que le niveau de la mer a beaucoup changé…
Il a considérablement fluctué. Il était 100 mètres plus bas qu’aujourd’hui, il y a 10 000 ans. S’il y a eu des populations côtières à cette époque, les traces de leurs campements sont aujourd’hui sous l’eau. Plus tard, il y a 6000/7000 ans, le niveau de la mer est remonté jusqu’à 4 à 5 mètres au-dessus du niveau actuel. Et depuis cette époque, il redescend régulièrement jusqu’au niveau que nous connaissons aujourd’hui. Cela veut dire qu’il y a un ou deux millénaires, le niveau était plus haut d’environ un ou deux mètres.
A quelle hauteur trouve-t-on les sites les plus anciens ?
Il faut chercher les sites du milieu de l’Holocène un peu au-dessus du niveau de la mer d’alors, soit vers 10/12 mètres s.n.m. (sur le niveau de la mer actuelle). Par contre, les sites datés de notre ère se trouvent seulement à 1 ou 2 mètres s.n.m. C’était par exemple le cas dans les sites que nous avons découverts dans l’archipel du Cap Horn et dont le plus ancien datait d’il y a 1400 ans. Quant aux sites intermédiaires, de 3 à 4000 ans, comme celui sur lequel nous travaillons aujourd’hui dans le détroit de Magellan, ils se trouvent à un niveau intermédiaire, entre 4 à 5 mètres s.n.m.
Qu’a-t-il de particulier ?
Le site d’Offing se trouve au milieu du Détroit de Magellan, sur un petit îlot qui jouxte la grande île Dawson. Dans ce que je considère un endroit-clé, parce qu’exactement au centre de tout : intermédiaire entre les chasseurs terrestres de Terre de Feu et les chasseurs marins des archipels, et à mi-chemin entre les deux foyers de peuplements maritimes, la péninsule Brunswick/mer d’Otway et du Canal Beagle. C’était un lieu de transition où on a retrouvé aussi bien des pointes de harpons en os décorés typiques du canal Beagle, que des grandes pointes lithiques dentelées type Ponsonby (site proche de la mer d’Otway).
En obsidienne ?
Non, les grandes pointes lithiques sont en rhyolite ou en lutite. L’obsidienne est la marque de la première population de la péninsule Brunswick/mer d’Otway, il y a six millénaires. Vers 4000 ans avant le présent, alors qu’apparaissent les grandes pointes, on n’en trouve plus. On suppose que les Indiens ont dû en perdre la source (ils la retrouveront plus tard).
Et Offing ?
Pour en revenir au site d’Offing, il est sous contrôle militaire chilien depuis une trentaine d’années mais nous avons obtenu une autorisation pour fouiller ici. Cette zone est du reste chargée d’histoire puisque l’îlot Offing se trouve au large d’une baie de l’île Dawson où fut implantée à la fin du XIXe siècle la mission salésienne de San Rafael qui servit de manière très éphémère au regroupement des derniers Indiens, essentiellement Selk’nam (on disait autrefois Onas) de Terre de Feu. Ceux-ci fuyaient ainsi la grande île d’où ils étaient chassés (dans tous les sens du terme) par des colons désireux de récupérer ces territoires très favorables à l’élevage du mouton importé d’Angleterre, via les Malouines. Mais la mission dura à peine une vingtaine d’années, tous les indigènes disparaissant, essentiellement sous l’effet des maladies. L’une des rares survivantes, mariée à un pêcheur chilien, occupait jusque dans les années 1970/80, la seule maisonnette de l’île Offing, devenue aujourd’hui un refuge à manchots.
Revenons au site. Y avez-vous découvert des tombes ?
Non, seulement deux fragments d’os humains. Les os d’un jeune, dispersés dans l’amas coquillier. Le site d’Offing est constitué d’une succession de campements de chasseurs-cueilleurs venus, parfois de façon saisonnière, entre il y a 4000 ans et quasiment 1000 ans après J.-C. La stratigraphie est importante. Nous travaillons sur près d’un mètre d’épaisseur. L’amas coquillier est constitué de restes alimentaires, d’ateliers de taille de la pierre et de travail de l’os, et de foyers qui sont à coup sûr les centres d’activités, souvent intérieur à la hutte, parfois extérieur.
Que chassaient-ils ?
Les occupations sont très différentes d’une époque à l’autre. Dans le niveau profond daté d’il y a 4000 ans, les grandes pointes dentelées de type Ponsonby, se trouvaient au milieu de restes de jeunes pinnipèdes. C’est donc une occupation saisonnière, ciblée sur l’été. Dans les niveaux supérieurs datés de 3000 ans, on a retrouvé surtout des albatros (des centaines d’oiseaux), mais il n’y avait pratiquement pas de jeunes qui auraient indiqué une occupation d’été. On y a retrouvé aussi des poissons de grands fonds ; grâce à l’analyse des vertèbres, on est en train d’essayer de voir à quelle époque de l’année ils ont été pêchés. Un peu plus loin, en bordure de la plage actuelle, on a retrouvé des traces d’occupation de notre ère.
Quelles armes utilisaient-ils en plus du harpon ? Des arcs et des flèches ?
Le harpon à pointe en os, qu’il ait une ou plusieurs barbelures, était l’arme principale des Indiens canoeros. Dès 6000/7000 ans, ils savaient parfaitement travailler l’os de cétacé et en fabriquer de magnifiques. L’un de ceux qu’on a trouvé à Offing mesure plus de 25 cm de long. Il s’agit véritablement de harpons, car l’embase montre un système d’attache pour une ligne… De fait, les pointes en os, qu’elles soient de harpons, de lances ou de sagaies, sont les armes les fréquentes dans les sites canoeros. On pourrait penser que certaines étaient en bois mais les matières végétales ne se conservent pas dans les sites, et du reste on n’en signale que très rarement chez les derniers Indiens canoeros décrits par les navigateurs. L’arc est apparu tardivement, vers le début de notre ère, et il était essentiellement utilisé par les chasseurs terrestres, le milieu des archipels se prêtant mal à son utilisation.
Et les propulseurs ?
Je n’en connais qu’un exemplaire en Patagonie du nord, mais il n’est pas très convaincant.
Chassaient-ils les baleines ?
Il y a une polémique à ce sujet, car il n’y a pas de preuves. Ils chassaient certainement les baleineaux ou rabattaient vers la côte de gros cétacés - baleine ou cachalot – morts ou mourants. J’ai autrefois étudié la chasse aux cachalots traditionnelle aux Açores, au harpon à main... Cela me permet d’affirmer que les Indiens canoeros n’avaient pas les capacités techniques pour harponner des animaux de 10 à 20 mètres, pesant plusieurs tonnes, et qui peuvent plonger rapidement à 200 mètres de profondeur. Ils n’avaient pas les lignes nécessaires et le canot en écorce était beaucoup trop léger pour résister à la pression qu’exerce la ligne quand l’animal blessé plonge rapidement en profondeur. J’ai vu faire les chasseurs de cachalots. Quand la ligne se dévide, elle s’échauffe tellement par le frottement sur le bois du canot qu’elle doit être arrosée… C’est pourquoi je pense que les Indiens canoeros ne pouvaient chasser que des cétacés de taille limitée : des baleineaux, des gros lions de mer, des dauphins... Mais ils pouvaient aussi sans doute récupérer une carcasse flottante ou achever un gros cétacé mal en point. A la rigueur essayer d’en blesser un… à leurs risques et périls, mais certainement pas le harponner.
Utilisaient-ils des hameçons ?
C’est une vraie interrogation. On ne connaît pas d’hameçons dans les archipels de Patagonie. Mais à Offing, on a retrouvé des petites pointes en os associées aux restes de poissons et d’albatros, et on se demande s’il ne s’agirait pas d’éléments d’hameçons. Nous en avons pratiquement une centaine, bien calibrés, entre 3 à 6 cm. Si ces pointes ne sont pas destinées à la pêche aux congres et surtout morues trouvées dans le site, on pourrait imaginer qu’elles aient servi à la capture des albatros. Mais en ce cas, comment ces grands poissons de fond ont-ils été pêchés ?
Pourquoi des albatros…
A voir les traces que nous retrouvons sur les os d’albatros d’Offing, ces oiseaux étaient dépecés avec soin, selon des techniques particulières, pour exploiter les plumes et sans doute aussi la peau. Pour s’en faire des vêtements, ou des coiffes ...
Que livrent les tombes des Canoeros ?
Les sépultures des Indiens canoeros varient beaucoup selon l’environnement disponible : en grotte, dans des abris sous roche, ou simplement dans les amas coquilliers. Dans les grottes on trouve lesplus spectaculaires, les « momies ». En réalité, il s’agit de corps naturels, desséchés sous l’effet de courants d’air, malgré l’humidité des archipels. On peut trouver des sépultures individuelles, parfois des sépultures multiples mais limitées à quelques individus. Le matériel funéraire se réduit à quelques objets (pointes d’armes, outils, objets décoratifs comme des perles en os). Parfois une petite structure recouvre le corps : des bâtons colorés placés en faisceaux, des écorces… J’ai eu parfois l’occasion de découvrir des restes funéraires, sans les chercher, de Chiloé jusqu’au Cap Horn. Les plus spectaculaires se trouvaient en grotte, sur l’île Madre de Dios où j’avais été invitée à l’occasion d’une expédition de la fédération française de spéléologie. Notamment nous avons retrouvé une sépulture multiple datée du XVIIe / XVIIIe siècle qui contenait une demi-douzaine de jeunes gens. Les os avaient été regroupés en deux tas, longtemps après leur déconnexion. Ils reposaient dans deux cuvettes ocrées, avec des perles en os, des pendeloques en coquilles, des bâtons colorés, et on voyait des traces de colorant sur la paroi qui surplombaient le tout... Mais le site avait été visité récemment comme en témoignait une croix de bois, sans doute ajoutée par des pêcheurs. Selon un vieux mythe, le corsaire John Drake aurait enterré son trésor dans les grottes des archipels de Patagonie. Et depuis des décennies, et sans doute des siècles, les pêcheurs et navigateurs qui parcourent la zone ne peuvent apercevoir une grotte sans aller voir ce qui se passe dedans. Les plus visibles sont donc souvent pillées. Dans celle dont je parle, tous les crânes avaient disparu, peut-être jetés à l’eau par superstition… Une autre fois, j’ai découvert dans le cône d’éboulis d’un abri sous roche les restes de deux nouveaux-nés accompagnés d’un petit matériel funéraire : des bois peints, des petites perles en coquille ocrée, des plumes… C’était sur les terres d’une estancia, et le propriétaire était passé par là et avait sans doute poussé le tout dans les déblais sans identifier les restes humains…
Et pour les sépultures en amas coquilliers : ils creusaient pour y faire une sorte de grotte…
Non, ils déposaient simplement les corps au milieu des coquilles. Puis ils abandonnaient le lieu qui devenait tabou selon certaines informations ethnographiques. Mais il est rare de découvrir des corps entiers dans ce contexte ; ce qui est sans doute dû au bouleversement postérieur des coquilles sous l’effet des tempêtes, des animaux, et de la réutilisation plus tard, par les hommes, des rares plages disponibles.
Y avait-il des rites anthropophages ?
Certains l’ont soutenu. C’est un vieux mythe des navigateurs mais on n’en a aucune preuve. Lorsqu’on retrouve des squelettes humains, il n’y a jamais de traces de découpe.
Les corps entiers sont rares…
Non pas vraiment. Cela dépend du contexte. Il y a cinq ou six ans, des collègues chiliens ont découvert la sépulture d’une mère et de son enfant à la sortie du Détroit de Magellan. Il y avait comme une sorte de fardo funéraire. La mère était allongée avec le petit à côté d’elle. Des morceaux de cuirs et d’écorces étaient posés sur les corps. La tombe était ocrée. Il y avait aussi un panier à couture. Un autre collègue a récemment découvert en Terre de Feu une sépulture d’enfant extraordinaire. Elle était entièrement ocrée, couverte de pierres comme cela se pratiquait chez les chasseurs terrestres des steppes. Près de l’enfant, il y avait une cinquantaine de bec d’oiseaux, des dizaines d’objets en os de guanacos et de cétacés évoquant la forme d’un bec, des galets incisés. Il y a donc toute une variété de rites funéraires mais, globalement, peu de sépultures et de restes humains. Dans certains cas nous pouvons nous appuyer sur les travaux des ethnologues qui ont étudié les différents mythes et rites funéraires de la fin du XIXe siècle.
Le fait est qu’il reste peu d’Indiens canoeros…
Robert Fitz Roy, le capitaine du Beagle, distinguait trois grands groupes sur la côte pacifique. Les Chonos au nord, les Alakaluf au centre et le groupe Yamana ou Yaghan au sud. Les Chonos ont disparu dès le XVIIIe siècle. Une vingtaine d’Alakaluf vivent encore à Puerto Eden mais seuls quelques individus pratiquent encore la langue alakaluf… et il y a évidemment quelques métis notamment à Puerto Natales et Punta Arenas, mais il est difficile de suivre leur filiation.
Et les Yamana ?
Il ne resterait qu’une très vieille dame à Puerto William, en face d’Ushaïa, et bien sûr des métis, mais qui ne parlent qu’espagnol. Quand je suis arrivée, il y a trente ans, se faire traiter d’« indio » était une insulte, donc on ne s’en vantait pas. Aujourd’hui, c’est devenu plutôt valorisant, un peu folklorique, et on en voit réapparaître par-ci, par-là. D’autant plus que l’indianité donne des droits et permet de revendiquer des terres… à commencer par celles où se trouvent les sites archéologiques comme l’île de Englefield ou José Emperaire et moi-même avons fouillé deux sites maintenant bien connus. C’est leur façon de reconstituer leur histoire. Quant aux chasseurs terrestres – les Selk’nam de Terre de Feu et les Tehuelche de Patagonie australe – ils ont disparus et plus personne aujourd’hui ne parle leur langue. Mais il est probable que dans les « poblaciones » des grandes villes et dans les estancias de Patagonie australe argentine, on trouverait leurs descendants. D’autres ont pu aussi se fondre en Patagonie du nordavec la population mapuche qui, elle, a bien résisté, notamment au Chili.
Les infections sont-elles les seules à mettre en cause dans la disparition des Canoeros ?
Il est certain qu’on ne la doit ni à de véritables guerres indiennes, comme chez les Indiens des Pampas d’Argentine, ni à un génocide comme en Terre de Feu. Tout d’abord, parce que, dans les archipels la population était peu dense et très dispersée. Et puis, surtout, leur territoire n’était pas du tout convoité. Encore aujourd’hui, il n’y a personne dans les archipels. A part quelques pêcheurs ou mineurs, et encore, très peu… Ce sont bien les maladies qui sont les principales responsables de la disparition des Indiens canoeros : la syphilis, la rougeole, la rubéole, la tuberculose, toutes sortes de maladies contagieuses. Mais leur propagation a été démultipliée par les regroupements, notamment dans les missions religieuses à Ushuaïa, à Rio Grande, et sur l’île Dawson. On connaît un seul cas de véritable estimation démographique. C’était dans le canal Beagle où, vers 1860/1870, le pasteur Bridges avait fondé Ushuaïa où s’étaient regroupés de nombreux Yamana. Une épidémie y a fait des ravages vers 1882 et le médecin de la Mission française du Cap Horn qui se trouvait sur l’île Hoste, le docteur Hyades, appelé en urgence n’avait pas pu faire grand-chose. Bridges a calculé que, entre 1880 et 1884, la population avait chuté brutalement de 3000 à 300.
Pensez-vous qu’il y a des choses à découvrir au centre des archipels, entre Chiloé et l’extrême sud ?
Pour l’heure, le lien n’est pas fait entre les deux pour la période du premier peuplement. Il y a une rupture géographique entre Chiloé au nord, et l’extrême sud où tous les sites anciens ont été trouvés, au niveau du Détroit de Magellan et du canal Beagle. Entre les deux, les rares sites qu’on connaît sont en bordure de côte et datent pratiquement tous de notre ère. Il y a sans doute des découvertes à faire dans cette région inexplorée, mais elles se mériteront…
Pourquoi ?
J’y suis allée une fois, c’était l’enfer. Le grand glacier de Patagonie, avec ses 300 à 400 km de long, constitue une barrière infranchissable entre pampas et archipels. Il n’y a pas de passages possibles. La Cordillère plonge dans le Pacifique et le relief est très découpé. Tantôt c’est la roche, tantôt des zones tourbeuses dans les embouchures de rivières, et surtout il y a la forêt vierge magellanique. Trouver un site ici est très difficile, car on travaille à l’aveugle. Pour faire un sondage, il faut traverser un mètre, voire un mètre cinquante de mousses, de lianes, d’arbres de la forêt primaire tombés et qui pourrissent au sol. C’est chercher une aiguille dans une botte de foin. La prospection n’est facile qu’en bord de côte, mais comme je vous l’ai dit, en raison des variations des niveaux marins, dans cette situation les sites ne peuvent pas être très anciens. Par contre, il est assez aisé de les repérer. On peut aussi trouver des vestiges en grottes (quand il y en a), notamment des sépultures. Comme ce fut le cas dans l’ile Madre de Dios où, avec l’expédition « Ultima Patagonia », nous avions trouvé, outre la sépulture multiple assez récente dont je vous ai parlé, un squelette daté de 4000 ans qui représente la seule trace ancienne de l’homme dans la région. Mais 4000 ans, ce n’est pas suffisant pour expliquer l’arrivée de l’homme dans l’extrême sud il y a 6000 ans…
Il y a donc un hiatus entre le nord et l’extrême sud. Ne peut-on imaginer que les Indiens s’étaient donné pour but, en descendant la côte, d’aller le plus loin possible…
Ce n’est pas un but. Plutôt une mobilité inéluctable qui amène l’homme à coloniser tous les espaces disponibles, dès l’instant où ils sont viables. Et les archipels de Patagonie, aussi dangereux qu’ils paraissent, avaient leur intérêt pour des chasseurs-cueilleurs : la faune marine y était très riche. Et ce n’est pas parce qu’on n’a pas encore retrouvé leurs traces, que les hommes ne sont pas passés par les archipels de l’Ouest, il y a 6000 ans. On peut imaginer qu’ils ont traversé cette zone particulièrement inhospitalière, pour se fixer dans l’extrême sud, beaucoup plus accueillant. Et que les traces laissées par l’homme lors de cette traversée sont très éphémères, ou invisibles. Du reste, un de mes collègues qui a eu l’occasion de visiter la façade extérieure des archipels sur le Pacifique, dit qu’elle est plus vivable que les canaux intérieurs, qui longent le grand glacier. Car sur la façade Pacifique, le relief s’abaisse et la forêt vierge laisse place à de grandes plages et à la toundra. Les amas coquillers sont donc plus facilement repérables dans le paysage. Nous avions l’intention d’y aller en zodiac lors de notre expédition au sud du golfe de Penas, il y a 7 ans, mais nos réserves d’essence ne nous l’ont pas permis. Ce sera pour une prochaine fois !
Propos recueillis en 2012
Pour en savoir plus
EMPERAIRE José. Les Nomades de la Mer. Gallimard. 1955. Ouvrage épuisé/ Voir également chez Serpent de Mer.2003.
HYADES, P., DENIKER, J., 1891. Anthropologie et Ethnographie. In: Mission Scientifique du Cap Horn (1882-1883), vol. VII. Paris, Gauthier-Villars et Fils.
LEGOUPIL Dominique 1995 - Des indigènes au Cap Horn : conquête d’un terrain et modèle de peuplement aux confins du continent sud-américain. Journal de la Société des Américanistes. Tome 81: 9-45. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1995_num_81_1_1582
LEGOUPIL Dominique 2000 - Les derniers chasseurs-cueilleurs d’Europe occidentale (13000 – 5500 ans av. J.-C). Actes du colloque international de Besançon (Doubs, France) 1998. Presses Universitaires Franc-Comtoises. Besançon. Collection Annales Littéraires : 351-358.
LEGOUPIL Dominique et SELLIER Pascal. 2004 - La sepultura de la cueva Ayayema (isla Madre de Dios, archipiélagos occidentales de Patagonia). Magallania. Universidad de Magallanes. Punta Arenas – Chile. Volumen 32 -
LEGOUPIL Dominique – Le peuplement maritime de Patagonie et Terre de Feu : Finis terrae ou Finis mare ? Peuplement et préhistoire en Amériques. Ed. CTHS, doc préhistoriques, 2011, n° 27: 287-299.
ORQUERA Luis Abel. LEGOUPIL Dominique. PIANA Ernesto L., 2011 - Littoral adaptation at the southern end of South America. Quaternary International 239 : 61 – 69.