Dimitri Karadimas
Ethnologue (CNRS)
Laboratoire d’anthropologie sociale

Petit vase à onguent mochica à l'effigie d'Ai-apaec
La chenille Automeris io et la figuration du serpent à plumes
(Codex Borbonicu, p.14 )

Tlaloc figuré avec des yeux cerclés, des dents apparaissent en dessous de la seule lèvre supérieure, doté d'une langue bifide composée de deux éléments parallèlement juxtaposés, comme le sont les antennes des guêpes icheuhmonides. (Codex Borbonicus, p.12)
Les déités amérindiennes s’inspiraient du monde du vivant. Pas seulement des astres ou des forces de la nature. Comme le démontrent les travaux de Dimitri Karadimas (Laboratoire d’anthropologie sociale et CNRS) consacrés – après ceux relatifs à Ai-Apaec au Pérou - aux divinités mexicaines. Hier Quetzalcoatl et aujourd’hui Tlaloc...
Nous l'écrivions en 2014 dans ces colonnes. Selon Dimitri Karadimas, Ai-apaec ou le “Decapitor”, cette déité majeure des Mochica aux dents de jaguar et aux oreilles bilobées, et de nombreuses représentations du panthéon sud-américain - y compris ce personnage anthropomorphe actuel qu’est Yuripari en Amazonie - représentent en réalité une guêpe parasitoïde. L’ethnologue - qui nous a quittés le 2 avril 2017 - expliquait ainsi ce choix. Tout d’abord, cette guêpe, dont les proies sont aussi bien des chenilles que des araignées, a une façon inusitée de se reproduire. Elle introduit son dard* dans le corps des victimes qu’elle paralyse avant d’y déposer ses larves qui vont se nourrir des corps de ces « nourricières » involontaires. Jusqu’à ce que mort s’en suive pour ces dernières et que ces larves apparaissent - après quelques temps -, comme autant de jeunes guêpes, parfaites répliques de leur mère prédatrice. Les Indiens d’Amérique, pour la plupart agriculteurs, avaient bien sûr remarqué ce curieux manège des guêpes parasitoïdes (elles piquent leurs proies et les tirent jusqu’à des sortes de tuyaux en terre qu’elles confectionnent avec leurs mandibules), mais ils appréciaient surtout leur intervention salvatrice lorsque des chenilles, en particulier, venaient envahir leurs champs et pullulaient au risque de détruire les récoltes. Aussi, la guêpe parasitoïde était-elle étroitement associée à la survie de la communauté. Quant au parasitage de l’araignée ou de la chenille et à la naissance des jeunes guêpes qui s’en suit, comment mieux illustrer l’idée que la mort est renaissance ? « C’est pourquoi, soulignait Dimitri Karadimas, à l'appui d'un nombre impressionnant d’exemples, l’art funéraire amérindien martèle cette idée de façon constante ».
Du Pérou au Mexique...
Fort de ces premiers constats, l’ethnologue avait tourné son regard vers la Mésoamérique et les plus connues des déités d’Amérique centrale. Ainsi, nous révélions fin décembre 2014, sous le titre « Quetzalcoatl démasqué », que ses travaux lui faisaient conclure que le « serpent à plumes » représentait en réalité la chenille urticante d’un papillon de nuit (Automeris Io) qui, sous sa forme adulte, offre sur le plan des ocelles et des ailes un mimétisme construit sur l’image d’une face de hibou ou de jaguar. Dimitri Karadimas expliquait : « La figure des serpents fantastiques dans l’univers représentationnel mésoaméricain doit être mise en parallèle avec la place occupée, dans ce même univers, par les lépidoptères et permettre ainsi de reconnaître que ces « serpents » sont une mise en image des parties que constituent des êtres réels, à savoir les formes larvaires des papillons ». L'ethnologue avait poursuivi ses travaux du côté de la Bolivie et des fêtes de la Diablada, dans la ville minière d’Oruro, avant de parvenir à la conclusion que la guêpe représentée sous l’appellation « nina nina » dans l’œuvre du savant indien Guaman Poma de Ayola au XVIIe siècle est non seulement une guêpe parasitoïde mais qu’initialement associée au dieu de la montagne dans les Andes, ses traits iconographiques servent aujourd’hui, comme depuis la Conquête, à représenter le diable... En avril 2016, Dimitri Karadimas publiait « Conques emplumées et Tlaloc en Mésoamérique préhispanique : approche comparative avec le Nord-Ouest amazonien ».
Pour figurer le dieu de la pluie…
Pour aboutir à la conclusion que les traits iconographiques de cette autre grande déité mésoaméricaine qu'est Tlaloc ou Chac correspondent « à ceux présents sur plusieurs espèces de guêpes parasitoïdes appartenant à la famille des Ichneumonides, lesquelles possèdent une coloration bleu ciel ou turquoise adoptée pour figurer le dieu de la pluie. Lorsqu’il est associé à la figure de la conque, c’est au mode reproductif de cette espèce qu’il est fait allusion et, comme dans le Nord-Ouest amazonien, celui-ci est une mise en image, par l’intermédiaire d’un artefact, du processus de la vie en tant que parasitage. Cette image semble avoir été mise à profit par les cultures mésoaméricaines pour exprimer l’énigme que constitue le mouvement apparemment perpétuel des astres et des planètes qui, après leur « mort » (disparition) par l’ouest, réapparaissent à l’identique, « renaissent » à l’est, comme le fait cette guêpe lorsqu’elle entame un séjour souterrain où s’effectue sa régénérescence au dépend des proies parasitées (rappelons qu’en nahuatl Tlaloc signifie « dans la terre, sous la terre » ou « parcours sous la terre » (cf. Durán 1971 in Klein 1980 : 156). En tant qu’image de la vie, le processus de parasitage implique que la notion d’immortalité lui est associée, c’est-à-dire que le destin post-mortem fait partie intégrante du processus vital ». Mais le mieux, pour apprécier tous les détails de cette démonstration, est de se rendre sur le site de l'université de Saô Paulo : http://www.revistas.usp.br/ra/article/view/116914
* Il s'agit plus précisément d'un ovopositeur.
2017