Patrice Bonnafoux
Docteur en archéologie précolombienne. Université de PAris 1
« Ne cherchez pas le ciel sur les poteries mayas du Classique ancien »
Dans votre thèse qui porte sur l’iconographie des céramiques mayas au classique ancien, vous soutenez divers points de vue qui ne manquent pas d’étonner. Selon vous, par exemple, le concept de ciel n’apparaît pas à cette époque. Expliquez-nous…
Commençons par planter le décor. Ma thèse porte sur les poteries des Basses Terres mayas au classique ancien, période qui s’étend de 200 à 560 après Jésus Christ. Ces Basses terres, partout inférieures à 800 mètres l’altitude, sont le lieu d’émergence de la civilisation maya classique. Elles incluent le Petén et le Yucatan. Du nord au sud, la forêt tropicale humide cède progressivement la place aux plateaux de calcaire, dépourvus de cours d’eau, mais parfois percés de puits naturels, les cenotes…
Quels sont les grands sites mayas des Basses Terres ?
A différentes dates sur l’échelle du temps : El Mirador, Tikal, Uxmal, Chichen Izta, Uxmal, Mayapan…
Revenons à votre thèse…
Je défends l’idée que la cosmographie maya du classique ancien différait du modèle référentiel nahualt qui prévaut pour la Mésoamérique. Plus simplement : l’univers maya d’alors était divisé en deux mondes. Deux mondes en miroir. Celui des vivants – le monde atmosphérique -, et celui souterrain et aquatique, de l’inframonde. Il n’y avait pas de « troisième étage ». Pas de ciel empyrée, demeure des Dieux ou d’un monde supraterrestre. Le fait est que j’ai cherché le ciel dans l’iconographie maya du Classique ancien des Basses terres et que je ne l’ai pas trouvé. Les « frises célestes » qui, dit-on, figurent sur certaines poteries mayas du classique ancien sont un abus de vocabulaire. Mes recherches montrent, en effet, que la poterie de cette époque matérialise le monde maya sous forme de cosmogramme. La partie supérieure de la poterie, le couvercle, représente le monde de la surface. La partie inférieure figure l’inframonde. Il n’y avait pas de voûte céleste, mais simplement le dessus et le dessous. De la même façon que les études éthnographiques montrent que pour les Mayas, le bleu et le vert n’étaient pas des couleurs distinctes, mais les nuances d’une même couleur. Sur le plan cosmographique, cela implique que le vert de la forêt et le bleu du ciel constituait un continum.
Pourquoi cette importance du monde aquatique ?
Pour les Mayas, les monde aquatique est éminemment lié à la fertilité. Car le manque d’eau comme sa surabondance sont tout aussi dommageables pour les cultures et les humains. Il faut savoir qu’en pays maya, la pluie vient à un moment précis. Mais du fait de cette temporalité, de son caractère épisodique, elle est presque anecdotique. Pour les Mayas, la grande ressource, c’est l’eau de l’inframonde qui, elle, est toujours présente. Pour bien comprendre, il faut savoir que le monde maya porte en lui le paradoxe de l’eau. Dans le nord du Yucatan, par exemple, où la surface est assez aride, il y a l’équivalent de sept saisons de pluie dans le sous-sol. Des milliards de m3 d’eau. Si les Mayas pouvaient, à la rigueur, en récupérer pour leurs besoins quotidiens, il ne leur était pas possible, faute de moyens techniques, de l’utiliser pour arroser leurs cultures. Si la sécheresse durait, ils étaient contraints de partir.
Pour les Mayas, l’eau ne vient pas du ciel…
Dans tous les mythes mayas, la pluie vient des grottes. Le nuage s’échappe de la grotte. Le dieu de la pluie vient lui-même de la grotte où il vit. L’eau du ciel n’appartient pas au ciel. Elle vient du monde inférieur.
Votre étude porte sur combien de poteries ?
Très précisément 549, dont 60 % proviennent de sources archéologiques. Les autres de divers musées ou collections. J’ai étudié ce que les anglo-saxons appellent « the semiotic of the pot ». Cela consiste à prendre en compte tous les éléments d’une poterie pour arriver à comprendre à quoi elle servait, comment elle était utilisée et ce qu’elle représentait d’un point de vue symbolique.
Qu’en concluez-vous ?
Ces poteries ont été créées par et pour une élite qui a pris du poids social et politique dans la période de transition préclassique-classique. Cette élite de rang royal a ensuite cherché, dès le début du classique ancien, à montrer sa réussite de façon ostentatoire. Cela transparaît dans tout le corpus archéologique. Un des moyens de se distinguer, de réaffirmer son statut, consistait à être l’initiateur de « festins ». Il s’agissait d’honorer son invité en partageant avec lui quantité de nourritures et de boissons. La poterie faisait partie des cadeaux que l’on offrait ou s’échangeait au sein de telle rencontre. Mais à la différence de la période antérieure, il est clair qu’elle visait ici à éblouir l’hôte, à lui montrer sa richesse. Cela fait penser à l’argenterie de la noblesse vénitienne qui, dit-on, était jetée dans le canal après le repas. Ou encore au tableau de maître que l’on accroche dans son salon pour afficher son ascension sociale. Il est manifeste qu’on n’a pas cherché à rendre la poterie antérieure plus pratique ou mieux cuite. Les innovations étaient toutes orientées dans le seul but de créer un produit de grand luxe qui, parfois, nous semble très « tape à l’œil ».
De quelles innovations s’agit-il ?
Je fais référence à la création de la polychromie, au fait qu’on s’est « embêté » à mettre au point des parois plus fines, mais suffisamment solides pour que la poterie soit élégante, plus légère, et permette de concevoir des formes compliquées. Car au Classique ancien, toutes les poteries ont quasiment un couvercle et des pieds élancés. De toute évidence, elles ne sont pas faites pour être manipulées, mais posées afin qu’on puisse les admirer. A l’inverse des poteries cylindres du Classique récent. Les fameux vases codex, eux, semblent conçus pour être pris en main..
Qu’est-ce qui vous rend si affirmatif ?
L’iconographie renforce cette analyse. Le message visuel que porte une poterie du Classique ancien peut être vu dans sa globalité de n’importe quel angle. En général, l’image se répète. Par contraste, au Classique récent, une histoire est reproduite. Pour lire les glyphes et comprendre l’intégralité de la scène, il faut prendre en main la poterie et la tourner. Par sa forme et ses dimensions, cette dernière est manifestement faite pour être manipulée par une personne. Par analogie, je compare la poterie du Classique ancien au plat central que l’on pose sur la table dans un service à tajin. Son couvercle en a d’ailleurs la forme. Alors que la poterie du Classique récent, toute simple, s’apparenterait davantage à une pinte…
Pour être si précieuses, les poteries du classique ancien devaient être rares…
Elles le sont effectivement. C’est d’ailleurs pourquoi je dispose d’un corpus relativement faible. Avant de mener mes recherches, je ne vous cache pas que je pensais en trouver des milliers, comme il en existe au Classique récent.
Que racontent ces poteries sur le plan iconographique ?
Essentiellement des événements cosmologiques. D’autres thèmes apparaissent, mais nous ne disposons pas d’un nombre suffisant de céramiques pour comparer et comprendre l’histoire. Dans tous les cas, le thème principal est centré sur le monde aquatique. On y voit des poissons, des coquilles…
Des coquillages marins…
Justement, c’est un des points importants de ma thèse : les Mayas ne faisaient pas le distinguo entre les eaux douces, terrestres, et les eaux marines. Ce qui est intéressant, c’est que lorsqu’on étudie l’hydrogéologie maya, on s’aperçoit que cette différence n’existe pas vraiment dans la nature. C’est de l’eau avec une saveur différente. Comme le bleu et le vert sont, pour les Mayas, les deux nuances d’une même couleur. Sur le plan hydrogéologique, l’interconnexion des deux mondes est si poussée qu’on comprend que les Mayas n’est pas fait le distinguo. Ou un distinguo aussi important que nous le faisons nous, dans la culture occidentale. Pour eux, c’était le monde aquatique.
Vous parliez d’événements cosmologiques…
Alors qu’au Classique récent, l’iconographie « s’anthropomorphise », possiblement sous l’influence de Teotihuacan, en nous montrant plutôt des histoires de cour, voire des anecdotes – d’où cette appellation de codex -, au classique ancien on se limite à de grands thèmes cosmologiques. Certaines poteries sont à l’évidence des cosmogrammes. On y voit des représentations du soleil qui, chez les Mayas, correspond au temps, à la succession des cycles cosmiques. C’est aussi le soleil qui, pour eux, en fonction de sa direction, détermine l’orientation dans l’espace.
Quelle place tiennent la lune et les étoiles ?
Les Mayas avaient bien évidemment constaté que, comme le soleil, la lune et les étoiles suivent un certain trajet et que tous ces astres passent alternativement du dessus au dessous. Toujours ce monde en miroir … Conception que l’on retrouve aujourd’hui chez les Lacandons pour qui les étoiles sont les racines des arbres du monde de dessus.
Qu’est ce qui caractérise encore ces poteries ?
Certainement pas leurs ressemblances ! Au Classique ancien, chaque poterie est pour ainsi dire unique. Au point qu’avec Rosemary Joice nous sommes arrivés à la conclusion que les poteries qui ressemblent trop à des modèles connus sont probablement des fausses. Alors que celles qui sont vraiment nouvelles ont plus de chance d’être des vraies. C’est l’inverse de ce qu’on croyait auparavant, mais la variété est tellement surprenante. On n’imagine pas à quel point l’aspect esthétique et artistique prédominait. Ce sont des créations au sens artistique du terme.
Sur les 549 poteries, aucune ne ressemble à une autre…
Pour faire une analogie avec l’art grec et ces ateliers où l’on fabriquait des longues séries – à quelque chose près des copies – cette pratique n’existait pas chez les Mayas du Classique ancien. Alors qu’elle va devenir plus courante au Classique récent et au Post-classique. Dans le meilleur des cas, j’ai trouvé deux poteries du Classique ancien quasiment identiques, jamais plus. J’ai essayé, bien sûr, de faire des typologies, mais je suis arrivé au point où je comptais autant de catégories que de poteries.
Quelles relations les Mayas entretenaient-ils avec leurs dieux ?
La question n’est pas simple, car plus trois mille ans séparent les tout premiers Mayas de leurs descendants qui vivent à l’arrivée des Espagnols. Et puis les chercheurs ne sont pas d’accord entre eux sur l’existence de dieux de type gréco-romains. Certains, comme Claude Baudez (lire son interview) sont tenants du fait que les dieux tels que nous nous les représentons n’existaient pas avant l’an mil chez les Mayas. Pour Claude, leur univers était peuplé d’entités surnaturelles mais sans dieux à part entière. D’autres chercheurs affirment, au contraire, que des divinités clairement identifiées existaient à la même époque. Pour départager ces deux écoles, il faudrait organiser une conférence sur ce thème, avec des spécialistes de la religion, des anthropologues, des épigraphistes, des archéologues, des iconographes, des philosophes. Il nous faudrait régler cet épineux problème… Par ailleurs, à mon avis, les Mayas n’entretenaient pas avec leurs dieux les mêmes relations que les Mexicains du plateau central. Parce que leurs dieux s’étaient sacrifiés pour que l’humanité vive, les Aztèques étaient en posture de dette éternelle. Les Mayas, au contraire, envisageaient (et envisagent encore) la chose sous l’angle de la réciprocité des échanges. A travers leurs offrandes, ils donnaient pour que le cycle continue et participaient ainsi à une sorte de mécanique. Ce n’est pas tant qu’ils pensaient fâcher les dieux s’ils ne leur faisaient plus d’offrandes, mais en l’absence de dons, il n’y avait, selon eux, aucune raison pour que les divinités continuent de donner !
C’était plutôt pragmatique…
Je trouve les Amérindiens en général très pragmatiques. Une « médecine » marche, tant mieux, Elle ne fonctionne plus, on en cherche une autre. Dès lors, imaginez ce qu’a pu être l’évolution du monde maya sur près de 3 600 ans. Il est fort à parier que les composantes socioculturelles ont évolué et avec elles la religion. La difficulté tient justement à la longévité de cette civilisation. Quant on parle des Mayas, on en vient trop souvent à oublier la profondeur chronologique.