Maëlle Sergheraert

 

Docteur en archéologie de l’Université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne).

 

Extension maximale de l’empire mexica en 1520 après J.-C.

Scène de bataille figurant la conquête de l’altepetl de Cuetlaxtlan en 1475 - Codex Telleriano-Remensis folio 37r Le guerrier de Cuetlaxtlan se trouve sur la colline où sont représentées deux lanières de cuir rouge symbolisant son altepelt. Cuelaxtlan signifie “le lieu du cuir”. Il fait face au guerrier de Tenochtitlan (relié au glyphe toponymique de cette cité : la pierre surmontée par un figuier de barbarie)

Scène de bataille figurant la conquête de l’altepelt d’Ycpatepec en 1511 Codex Tellerioano-Remensis folio 42v. Le guerrier de l’Ycapetepec jette des pierres pour se protéger de l’ennemi qui monte à l’échelle de bois

Vue des ruines du Templo Mayor de Mexico © Maëlle Sergheraert

Les anciens temples étaient recouverts par les nouveaux. On observe ici les étapes successives de construction © Maëlle Sergheraert

Escalier donnant accès à la maison des aigles (Cuauhcalli). Il est bordé de rambardes stuquées décorées par deux têtes d’aigles © Maëlle Sergheraert

L’une des nombreuses têtes de serpent à plumes qui décorent la pyramide du Templo Mayor. © Maëlle Sergheraert

Sculpture anthropomorphique. Porte-étendard. Musée National d’Anthropologie, Mexico © Maëlle Sergheraert

Sculpture anthropomorphique - Porte-étendard. Musée National d’anthropologie, Mexico © Maëlle Sergheraert

Sculpture représentant Chicomecoatl, déesse associée à la fertilité. Musée National d’Anthropologie, Mexico. Elle porte une coiffe caractéristique et des épis de maïs dans chaque main. © Maëlle Sergheraert

Liste des conquêtes d’Axayacatl, codex Mendoza. Folio 10r. Chaque petite maison en feu représente la conquête d’un altepetl dont le nom est donné par un glyphe toponymique. © Maëlle Sergheraert

Liste de tributs. Codex Mendoza folio 37r. Exemple de denrées (maïs, haricots miel, encens) et des objets de luxe (perles de jade, hachettes de cuivre, uni- formes guerriers, capes de coton blanches ou portant des motifs) demandés en tribut aux altepetl de la province de Tepequacuilco © Maëlle Sergheraert

Sculpture de la déesse Cihuateotl Musée National d’Anthropologie, Mexico. Cette sculpture réalisée dans le style Late Aztec représente une cihuateotl ou femme morte en couches. Dans la société aztéque, la femme morte en couche était aussi honorée que les guerriers morts au combat © Maëlle Sergheraert

Sculpture du dieu Xiochipilli. Musée National d’Anthropologie, Mexico Dieu des arts, de la beauté et de la poésie (ou chant fleuri), comme en témoignent différentes fleurs dont il est orné © Maëlle Sergheraert

Sculpture d’un serpent à plume enroulé Musée National d’Anthropologie, Mexico © Maëlle Sergheraert

Sculpture du dieu du vent Ehecatl Musée National d’Anthropologie et d’Histoire de Toluca. Cette sculpture provient du temple circulaire (ci-dessous) dédié au dieu du vent à Calixtlahuaca. Etat de Mexico © Maëlle Sergheraert

Temple circulaire dédié au dieu du vent Ehecatl. Calixtlahuaca. Etat de Mexico © Maëlle Sergheraert http://www.inah.gob.mx/paseos/mna/ Jusqu’au tombeau du roi Pacal...

Votre thèse s’intitule « L’expansion mexica (1430 – 1530 apr. J.-C) La question du contrôle impérial dans les provinces extérieures de l’Empire ».  Pouvez-vous, dans un premier temps, nous rappeler quelle est la genèse de cette expansion ?

Après avoir, en l’espace de deux ans (1428-1430 apr. J.-C), affirmé leur autorité dans la vallée de Mexico, les souverains de Tenochtitlan*, Texcoco et Tlacopan (trois cités importantes de cette même vallée) s’allient en vue de renforcer leur puissance. Sous l’égide de cette « Triple Alliance », ils mènent ensemble de nombreuses campagnes militaires qui leur assurent le contrôle de la totalité de la Vallée de Mexico, puis leur permettent d’étendre leur domination sur une large part des territoires du Mexique central. Cette expansion aboutit à la formation de l’Empire mexica, autrement connu sous le nom d’Empire aztèque.

 

Qu’est-ce qui la motivait ?

L’intérêt majeur de l’expansion résidait dans l’acquisition d’un tribut. Composé en général** de denrées alimentaires (maïs, haricots rouges…), de tissus, d’uniformes militaires, d’objets exotiques et de luxe. Il permettait à la fois aux Aztèques de compléter leurs ressources en nourriture et d’assurer la richesse et la puissance des souverains et de l’élite.

 

Jusqu’où sont-ils allés ?

En 1520, à l’arrivée des Espagnols, les limites de l’Empire se situaient dans un rayon pouvant atteindre trois cents kilomètres, voire une distance de plus de huit cents kilomètres vers le sud, dans l’actuel Etat du Soconusco. Les territoires conquis étaient immenses, morcelés, très divers quant aux populations soumises et à l’aspect géographique. Si l’on ajoute que les rébellions des cités soumises étaient fréquentes, plus encore pour certaines, très éloignées de Tenochtitlan  et mitoyennes de territoires ennemis (tarasques, tlaxcaltèques, huexotzincas…), l’on mesure à quelles difficultés le pouvoir impérial était susceptible d’être confronté. Le maintien de la cohésion de leur Empire était donc extrêmement complexe, d’autant plus dans ce contexte d’expansion perpétuelle.

 

Alors justement, votre thèse porte sur la question du contrôle impérial exercé à distance...

Précisons d’abord que l’Empire aztèque n’était pas un Empire territorial (avec contrôle direct des territoires) mais un Empire de type hégémonique (avec contrôle indirect des territoires). Je veux dire par là que les Aztèques n’imposaient ni leur culture, ni leur croyance aux populations soumises. Dans cette mesure, assurer le contrôle des provinces extérieures, séparées de la Vallée de Mexico par des jours de marche, s’avérait difficile. On a d’ailleurs longtemps pensé que les Aztèques n’avaient pas su assurer ce contrôle, et qu’ils y maintenaient seulement une vague autorité grâce à leur bonne entente avec les élites locales. Toutefois, l’on sait que la coopération avec ces élites étaient moins opérantes avec les distances…

 

Mais alors, les Aztèques contrôlaient-ils ou non leur Empire ?

C’est précisément la problématique de ma thèse : Dans quelle mesure et par quels moyens concrets les Aztèques maintinrent-ils la cohésion de leur Empire ? Quelles furent les tactiques et les dispositifs adoptés ? Par exemple, on sait grâce aux documents historiques (récits des chroniqueurs espagnols, codex)  que  des  gouverneurs civils et/ou militaires et des collecteurs de tribut étaient délégués dans certaines cités. Lesquelles ? Pourquoi ? Ces représen- tants résidaient-ils à demeure ? Effectuaient-ils des tournées ? Quels étaient leurs fonctions et leur degré d’interférence dans les affaires locales ? Autant de questions concernant la mise en place effective des stratégies imaginées par la Triple Alliance, que je me suis proposée d’élucider dans ma thèse...

 

 

Comment avez-vous procédé ?

J’ai bénéficié de la multiplication des données archéologiques de terrain ces vingt  dernières  années. Ces avancées archéologiques complétant désormaisles données écrites (jusqu’alors seules exploitées sur le sujet ou presque) de manière significative, j’ai pu proposer un nouvel éclairage sur le sujet en menant une recherche reposant sur le croisement de plusieurs sources : les données archéologiques, les sources ethnohistoriques (écrites et pictographiques) et les documents administratifs de l’époque coloniale. La démarche a consisté, dans un premier temps, à définir le degré d’autorité impériale exercé dans chacune des cités de l’Empire pour lesquelles je disposais de données écrites et/ou archéologiques. Mais, mon sujet portant non sur de simples cités mais sur l’ensemble des provinces extérieures, j’ai pris en compte la spécificité de l’organisation politico-territoriale de l’Empire qui reposait sur le système de l’altepetl pour permettre une reconstitution sur le plan régional et au-delà, à l’échelle de l’Empire.

 

Qu’est-ce qu’un altepetl ?

Altepetl est un mot nahuatl qui signifie « l’eau - la montagne » et désigne  les  unités politico-territoriales premières de l’Empire. On les compare souvent à de petits royaumes ou des cités-états, même si c’est plus compliqué en réalité. Chaque altepetl était dirigé par un souverain (tlatoani), vivant dans le centre urbain et ayant autorité sur l’ensemble de ses sujets, même lorsque ceux-ci vivaient en périphérie, dans des  villages et hameaux plus ou moins éloignés de la cité principale. L’autorité émanant de la personne du tlatoani retombait donc non seulement sur le centre urbain où vivait le souverain, mais également sur les territoires alentours. En outre, il existait de nombreuses rivalités entre altepetl et à l’occasion de combats, certains altepetl se voyaient dominés par d’autres.

 

Faut-il comprendre qu’il y avait une hiérarchie entre cités d’une même région ?

 Tout  à  fait. L’autorité  du  souverain  d’un  altepetl  important  d’une région retombait non seulement sur ces sujets (aussi dispersés soient-ils) mais également sur les sujets des altepetl dominés.

 

Faut-il comprendre qu’il y avait une hiérarchie entre cités d’une même région ?

Tout à fait. L’autorité du souverain d’un altepetl important d’une région retombait non seulement sur ces sujets (aussi dispersés soient-ils) mais également sur les sujets des altepetl dominés.

 

Comme dans un jeu de domino…

Précisément. D’ailleurs, les Aztèques ont su tirer le meilleur parti de cette spécificité politico-territoriale. Mes recherches ont montré qu’ils ciblaient précisément les altepetl les plus importants d’une région pour que tous ceux qui dépendaient d’eux tombent dans leur giron. En ayant bien à l’esprit que les Aztèques ne conquéraient pas un territoire, mais des gens.

 

Sait-on combien de cités ont été soumises ainsi ?

Nous sommes informés de la soumission de 422 cités dans les provinces de l’Empire et la région de l’isthme de Tehuantepec ou quelques cités semblent aussi avoir été soumises.

 

Dans quelles conditions l’étaient-elles ?

Deux grands modes étaient jusqu’ici privilégiés par les chercheurs : la conquête militaire et la reddition « pacifique ». Toutefois, les manuscrits pictographiques - les codex - comme d’ailleurs les sources écrites, documentent essentiellement les premières, laissant dans l’ombre tout un ensemble de cités soumises d’évidence, et dont on pourrait penser spontanément qu’elles relèvent des redditions pacifiques. C’est un point que j’ai cherché à éclaircir.

 

Qu’avez-vous découvert ?

254 cités sont sans conteste le fait de conquêtes militaires***, soit environ 60 % du corpus. Restait à expliquer la soumission des 168 autres. A l’analyse, il apparaît bien que des cas de redditions pacifiques sont documentés dans les provinces centrales de l’Empire. Essentiellement dans la Vallée de Mexico. Elles sont scellées par des alliances matrimoniales entre membres de l’élite locale et mexica. Dix neuf exemples nous sont connus. Mais, en dehors de ces cas, il est surprenant de constater la rareté des informations produites. Ross Hassig évoque dans Aztec Warfare (1988) la crainte de la supériorité militaire mexica qui aurait incité les souverains locaux à anticiper sur le déclenchement militaire des hostilités : « La proximité d’une grande armée entraînée et visiblement victorieuse ainsi que le constat des cités brûlant autour d’eux, conduisirent beaucoup de cités à se rendre pacifiquement».(Ross Hassig, 1988, p 21).

 

Les Aztèques procédaient donc aussi par intimidation…

C’est le point de vue de Ross Hassig. Pour ma part, et cela concerne tout de même 80 cités, plusieurs sources écrites ou pictographiques du corpus indiquent sans contradiction possible une conquête militaire. L’absence avérée de références relatives aux redditions dans la masse considérable des données exploitées semble vraiment indiquer que ce mode de soumission était peu fréquent. Mon hypothèse est que ces cités tombaient simplement sous la coupe d’altepetl dominants déjà conquis par les Aztèques.

 

Comment avez-vous déterminé le degré de contrôle impérial exercé dans chaque cité ?

En procédant d’abord séparément à l’analyse des données archéologiques et des données écrites. L’étude des effets de l’expansion dans les provinces extérieures de l’Empire m’a permis de montrer qu’ils n’étaient pas les mêmes partout et a mis en lumière une gradation dans les formes d’implication adoptées par le pouvoir mexica dans chacune des cités soumises. Pour cela, il m’a fallu synthétiser les connaissances émanant des documents écrits en ce qui concerne les effets de l’expansion (tribut, organisation administrative des provinces, dispositifs militaires, pratique du nahuatl…). Puis, collecter ensuite l’ensemble des données relatives au degré d’implication des Mexica concernant 184 cités soumises de l’Empire et proposer un classement de ces cités selon le degré d’implicationimpériale observé : implication forte (présence de Mexica sur place), moyenne (relations privilégiées avec les autorités locales) ou nulle. Sur le plan des données archéologiques, la multitude et la diversité des artefacts mexica retrouvés en dehors de la vallée de Mexico amène immédiatement à s’interroger sur la signification même de leur présence sur les lieux. Ce qui m’a conduit à envisager les différentes interprétations possibles : échanges commerciaux, présents entre élites, émulation culturelle, Mexica résidant dans la cité. Il en est résulté un « répertoire des possibles » à double entrée : artefacts provenant de la vallée de Mexico ou artefacts produits sur place ; les premiers lançant la question du mode de diffusion, les seconds celle des identités respectives des fabricants et utilisateurs. Pour finalement mettre en évidence en évidence que chaque type d’artefact constitue, en soi, un « indicateur » pertinent du degré d’implication des Mexica dans les cités des provinces extérieures (avec une légère réserve concernant l’obsidienne verte). Au terme de cette étude systématique, j’ai proposé une classification des cités documentées en trois catégories : celle avec forte implication mexica (présence sur place), celle avec implication plus légère (relations privilégiées du  pouvoir mexica avec les élites locales), celle avec « degré zéro » d’implication mexica (le seul vecteur du commerce expliquant la présence d’artefacts mexica sur le site). Les degrés d’implication impériale observés en archéologie sont donc équivalents à ceux observés au travers des données écrites. L’étape suivante a consisté à comparer les résultats obtenus à partir des données écrites et archéologiques et d’observer leur niveau de concordance. En procédant de la même manière pour tous les types de situation rencontrés, j’ai pu déterminer six degrés de contrôles exercés par les Mexica dans les cités soumises des Provinces extérieures.

 

Quels sont ces dégrés ?

Les   trois  premiers  sont  plus  faciles à  définir. Lorsqu’un gouverneur civil ou militaire  était  présent, les Mexica exerçaient un contrôle direct de la cité. cité. Lorsqu’un nombre important de Mexica étaient présents, que des allian- ces matrimoniales étaient scellées  entre  élites locales et mexica ou que les Mexica    désignaient   les  souverains   locaux,  les   Mexica  disposaient demoyens de pression suffisant sur les autorités locales pour que le contrôle de la cité soit assuré.  Lorsque quelques Mexica de statut élevé (tels des membres de l’élite ou un collecteur de tribut et son entourage) étaient présents dans le site, ou que les souverains locaux étaient des interlocuteurs privilégiés des Mexica, les Mexica avaient un certain ascendant sur les autorités locales. Le degré de contrôle exercé par les Mexica est plus flou lorsque l’on ne sait pas combien de colons mexica vivaient dans la cité, quelle était l’importance de la garnison ou pourquoi un certain nombre de personnes parlaient le nahuatl. Mais ils pouvaient influencer de manière plus ou moins forte les autorités locales.  J’ai considéré que les cités qui contribuaient au ravitaillement des troupes mexica ou qui envoyaient des guerriers en renfort étaient des partenaires plus ou moins volontaires des Mexica. Enfin, nous trouvons les cités où les Mexica n’étaient pas impliqués et sur lesquelles ils ne semblent pas avoir exercé leur contrôle.  Ainsi, connaissant la nature précise de l’implication mexica dans chacune des cités grâce aux données écrites, et mesurant l’incidence que cela représentait sur la vie locale grâce aux données archéologiques, il devient possible d’évaluer dans quelle mesure les Mexica étaient assurés de la collaboration et du contrôle des cités. Ce qui permet de préciser le degré de contrôle atteint par les Mexica dans chacune des situations données (présence seule ou simultanée d’un gouverneur civil, militaire, d’une garnison, de colons, alliances matrimoniales, souverains locaux désignés par les Mexica…).

 

Il apparaît que les Aztèques savaient s’adapter à toutes les situations…

Exactement. C’est si vrai que les solutions qu’ils déployaient pouvaient  évoluer, comme l’illustre l’exemple de Cuauhnahuac. Dans un premier temps, des alliances matrimoniales furent scellées avec cette cité, puis, peut-être parce qu’elles ne suffisaient plus à assurer un contrôle suffisant, un gouverneur mexica y fut délégué. En réalité, les degrés variés d’autorité étaient fonction du statut plus ou moins important des cités dans la hiérarchie de la province. Hormis quelques exceptions, les Mexica exerçaient un contrôle direct dans les cités qui étaient les centres principaux des altepeme les plus influents des provinces. Moins les cités avaient un statut important, moins les Mexica s’y impliquaient ; autrement dit, le degré d’autorité qu’ils y exerçaient diminuaient et n’était plus que de l’ordre de l’ascendance ou de l’influence sur les autorités locales. Les localités où les Mexica n’exerçaient pas leur autorité étaient composées essentiellement de villages et hameaux sujets, d’altepeme dominés ou d’importance moyenne. Cette observation nous a permis de supposer que les Mexica se servaient du phénomène de retombée en cascade de l’autorité, propre au système des altepeme, pour accroître la superficie des territoires sur lesquels ils avaient autorité. La réalisation de cartes régionales illustrant à la fois le degré d’autorité déterminé pour chacune des cités du corpus et l’étendue des territoires associés à cette cité, a permis de le mettre clairement en évidence. Ces cartes révèlent que les Mexica étaient parvenus à garantir le contrôle de la majorité des territoires des provinces extérieures. Pour cela ils surent jouer savamment du phénomène de retombée en cascade de l’autorité, tout en adaptant le degré d’autorité à chacune des situations rencontrées (délégation sur place de représentants de l’Empire, relations privilégiées entre élites. Loin d’agir au hasard ou selon les seules affinités entre souverains, les Mexica modulaient leurs investissements dans l’Empire selon une stratégie globale mettant à profit le système des altepeme, stratégie néanmoins suffisamment souple pour leur permettre d’adopter la solution la mieux adaptée à la situation de chacune des cités (contrôle direct, relations privilégiées entre élites).

 

A voir les cartes, les territoires conquis semblent éclatés, séparés par ce qui semble apparaître comme des poches de résistance…

Le fait est que ce « découpage » ne correspond pas à nos mentalités. Pour nous, il faut tout contrôler. Ce qui n’est manifestement pas le cas. Les Aztèques concentraient leurs attaques sur les altepeme les plus importants. En collectant toutes les données écrites et iconographiques possible que j’ai mis dans des fiches et sur un CD, j’ai regardé attentivement là où ils sont allés. Cela m’a permis de conforter l’idée que la seule conquête d’un altepetl le plus important d’une région suffisait à prendre le contrôle, quasiment dans certains cas, de la majeure partie de toute la province. Idem pour toutes les autres régions. Forte de ce travail qui recouvre environ 500 cités,  j’ai reporté toutes ces données sur une carte générale, souverain après souverain. Ce qui montre comment s’est effectuée l’expansion – avec tous ces « trous » sur la carte, jusqu’à Moctezuma.

 

Revenons aux tributs. Comme se répartissaient-ils au sein de la  Triple Alliance ?

Pour simplifier, disons que 2/5 des tribus en provenance des trente huitprovinces tributaires revenait à Mexico-Tenotchitlan, 2/5 à Texcoco et 1/5 à Tlacopan. Tout cela est très bien expliqué par Pedro Carrasco (1999).

 

Même si l’art aztèque n’est pas le sujet de votre thèse, vous citez quelques intéressants exemples pour illustrer votre propos relatif au contrôle impérial. C’est le cas des sculptures mexica…

Le terme de « sculptures mexica » englobe une grande variété de productions artistiques : sculpture en ronde-bosse, bas reliefs, gravures rupestres et même objets rituels (tels que les instruments de musique) qui présentent des décorations sculptées. La majorité de ces œuvres est en pierre, mais il en existe aussi en bois, en terre cuite ou en pierre semi-précieuse, telle que la jadéite. La taille des œuvres est très variable, de quelques centimètres, pour les figurines, à plusieurs mètres, dans le cas de sculptures monumentales. On remarque également une grande variété de sujets représentés : figures anthropomorphes, divinités, animaux, plantes…Toutefois, malgré cette diversité, l’ensemble de ces sculptures partage une iconographie et un langage communs comme l’explique, par exemple, Esther Pasztory dans son livre Aztec Art (1998).

 

La pierre domine…

Effectivement, et il s’agit d’un phénomène nouveau dans cette partie de la Mésoamérique où le bois et l’argile étaient auparavant privilégiés. Quant à la pierre proprement dite, il s’agit en majorité de roche volcanique : basalte, andésite, tezontle (une pierre poreuse tirant vers le rouge foncé) en provenance de la Vallée de Mexico.. C’est vrai pour les sculptures monumentales en ronde-bosse ou bas-relief commandées par les dirigeants mexica pour signifier leur puissance et celle de l’Empire, mais aussi pour les sculptures de taille intermédiaire utilisées pour l’ornement des temples et les pratiques rituelles de l’élite.

 

Parmi lesquelles se remarquent des sculptures anthropomorphes…

Tout à fait. Pour certaines d’entre elles, Felipe Solis, a même montré qu’elles présentent des caractéristiques qui permettent de connaître la fonction ou l’identité du personnage représenté.

 

Par exemple…

Très souvent, les mains jointes formant une cavité permettent d’identifier les porte-étendards. Un autre groupe de sculptures masculines est couvert d’une représentation de peau humaine, parfois nouée dans le dos ou sur le torse. Il s’agit de représentations de la divinité Xipe Totec. On reconnaît de la même façon d’autres divinités, tels Tlaloc, Huehueteotl et Ehecatl ou des représentations de guerriers jaguars et aigles, de jeunes hommes. Pour les personnages féminins apparaissent de nombreuses déesses de la fertilité, des Chicomecoatl, des Coatlicue, des femmes mortes en couches. Il apparait ainsi que les caractéristiques des sculptures mexica sont codées.

 

On voit aussi des animaux…

Les plus représentés sont les aigles, les jaguars, les serpents à plumes et à sonnettes, les singes et les grenouilles.

  

A quelles représentations réservaient-ils les pierres semi-précieuses ?

Les statuettes réalisées dans des pierres semi-précieuses (jadéite, diorite, serpentine, albâtre) se trouvent dans la Vallée de Mexico. Ces pierres confèrent aux objets un prestige supplémentaire.

 

Pour autant, l’argile et la terre cuite ne sont pas oubliées.

Il existe, en effet, un certain nombre de sculptures mexica réalisées dans ces matériaux parmi lesquelles on compte des sculptures à échelle humaine, comme le célèbre guerrier aigle conservé au Musée du Templo Mayor et d’autres réduites à quelques dizaines de centimètres, voire quelques centimètres. Des braseros portant des décorations sculptées sont également réalisés en argile ou en terre cuite.

 

Les figurines étaient, semble-t-il, très répandues.

Ce n’est pas exclusif aux Mexica. De nombreuses civilisations mésoaméricaines produisaient des figurines. En général, c’est une observation d’Esther Pasztory, elles apparaissent fréquemment dans les structures domestiques, mais sont rares dans les contextes d’offrandes cérémonielles. A voir leur similarité, on suppose qu’elles étaient produites en masse, à partir de moules et distribuées par le biais du commerce. Mary H. Parsons a mené un travail de classification des figurines mexica de la vallée de Teotihuacan qui la conduit à distinguer plusieurs groupes de figurines dont les figurines creuses qui contiennent souvent une ou plusieurs billes d’argiles qui les font sonner et les figurines pleines. Au sein du premier groupe apparaît une majorité de figurines féminines aux caractéristiques similaires qui portent une coiffe torsadée se terminant en deux pointes dressées. Elles se tiennent debout, portent un collier et des boucles d’oreilles circulaires et sont vêtues d’une jupe alors que le buste est nu. Elles peuvent être représentées enceintes ou portant un ou deux enfants dans les bras.

 

L’emploi du bois est plus rare…

Il existe pourtant quelques sculptures en bois à échelle humaine ou plus réduite. La pierre était largement privilégiée par les Mexica, mais il nous faut tenir compte que le bois se conserve moins bien que la pierre. Quant aux thèmes iconographiques, ils correspondent à ceux répertoriés pour les sculptures en pierre.

 

Comment se distribuent les sculptures mexica au sein des provinces extérieures à l’Empire ?

On vient de le voir, les Mexica produisaient un grand panel d’œuvres sculptées dans des matériaux variés. Un certain nombre d’entre elles ont été retrouvées dans vingt six sites localisés dans les anciennes provinces extérieures de l’Empire. Le plus souvent dans les provinces tributaires ou dans des zones dont le statut impérial reste indéterminé (région de Tehuacan, limite frontalière à l’est de la province de Tochtepec). Ce qui est intéressant ici, c’est de comprendre pourquoi et quels types de sculptures spécifiques sont retrouvées dans ces sites à distance de l’Empire. Souvent des sculptures avec message impérial.

 

Des sculptures en pierre et des figurines en terre cuite…

Pas seulement. Des gravures rupestres aussi dont nous n’avons pas parlé.

 

Que représentent-elles ?

Des divinités, des symboles de guerre (bouclier ou flèches), des guerriers ou des glyphes calendaires. On retrouve également le portrait des dirigeants mexica comme c’est le cas à Chapultepec. Pour en revenir aux sculptures mexica retrouvées dans les sites, certaines d’entre elles ont été produites dans la vallée de Mexico, puis amené sur place. C’est notamment le cas des artefacts les moins lourds, faciles à transporter. A l’exemple des figurines en terre cuite, des temples-modèles et des sculptures de taille réduite. Nous retrouvons aussi un grand nombre de sculptures en pierre mexica qui ont été réalisées dans des matériaux locaux, vraisemblablement dans le but d’éviter leur transport sur de longues distances. Se posent d’ailleurs, à leur sujet, toute une série de questions concernant l’identité des sculpteurs, des commanditaires et des destinataires.

 

Comment s’y retrouve-t-on ?

Étant donné que les publications ne permettent pas toujours de discerner les œuvres originaires de la Vallée de Mexico de celles produites localement, j’ai examiné dans ma thèse les sculptures retrouvées par grandes catégories : sculptures de style « Late Aztec » véhiculant l’idéologie impériale, sculptures de style mexica au modelé plus fruste, disons « rustiques », et sculptures de style mixte, figurines, temples-modèles.

 

Qu’entendez-vous par sculptures de style « Late Aztec » ?

Ces  œuvres  contribuent, pour  une  large part, à véhiculer, parfois à  longuedistance de Mexico, l’idée de puissance impériale. C’est notamment le cas des sculptures ornées de glyphes calendaires commémorant les grands événements de l’histoire impériale, des représentations à l’effigie des souverains, des sculptures ornant traditionnellement les édifices monumentaux mexica de la Vallée de Mexico (têtes de serpent, disques solaires, chacmools, porte-étendards) et des sculptures utilisées dans le cadre des grandes cérémonies, notamment lors des sacrifices. Toutes ces œuvres sont pour la plupart monumentales. Celles qui représentent des divinités majeures suggèrent qu’elles étaient destinées à rappeler la prééminence mexica

 

Ont-elles été réalisées sur place ?

Cela se voit généralement facilement lorsque la pierre est locale ou non. C’est toute la question. Il est toujours difficile d’établir avec certitude s’il s’agit de sculptures importées de Mexico ou produites sur place. D’autant plus quand le matériau disponible localement s’apparente à ceux utilisés dans la Vallée de Mexico.

 

Et dans le domaine de l’architecture**** ?

Michael Smith distingue six catégories d’édifices récurrents et partageant des caractéristiques communes : les pyramides à temple double, les pyramides à temple simple, les temples circulaires, les terrains de jeux de balles, mais aussi les sanctuaires et palais. Certains de ces types étaient hautement standardisés. C’est le cas de pyramides à temple simple, double et des jeux de balle.

 

Quels sont vos projets ?

Continuer à travailler sur l’altepetl. Le sujet vaut d’être approfondi. Pourquoi des peuples acceptaient-ils de se soumettre alors qu’ils étaient parfois à des dizaines de kilomètres du souverain ? Et puis je compte opposer deux visions. Ce qu’on appelle en anthropologie l’etic et l’emic. La première, c’est la vision que l’on a aujourd’hui d’un altepetl, avec notre perspective occidentale. La seconde, tente de percevoir comment les Aztèques eux-mêmes concevaient l’altepetl. En relation avec des rituels et tout un aspect sacré qui lui étaient liés. Je vais dans un premier temps aller en Arizona, discuter de nombre de ces sujets avec Michael Smith, spécialiste en archéologie aztèque. Puis je rejoindrai évidemment le Mexique pour continuer les recherches sur les données écrites, pictographiques et archéologiques.

 

Propos recueillis en 2011

 

* La cité de Tenochtitlan, bâtie sur un ilot, s’élevait au-dessus des eaux marécageuses du lac Texcoco. Les débuts de l’édification du temple « exigé » par leur dieu tutélaire   Huitzilopochtli - là où ils verraient un aigle posé sur un figuier de barbarie -  sont datés de 1325. Précédemment, les Aztèques - de tradition guerrière -, avaient effectué une pérégrination – en partie mythique -  d’une durée de deux siècles environ, en passant par la cité toltèque de Tula avant de fonder Tenochtitlan - aujourd’hui Mexico (le lac est  depuis longtemps asséché) et de se vendre momentanément comme mercenaires aux cités voisines. Le codex Azcatitlan, qui raconte leur histoire, montre comment ils se « civilisent » au fil du temps. D’abord habillés de peaux de bêtes, on les voit progressivement porter des pagnes et s’équiper de propulseurs plutôt que d’arcs considérés comme rustiques.

 

** Les tributs étaient fonction des richesses économiques des cites conquises. Etaient particulièrement appréciés : bois, encens, miel, papier, plumes, nattes, sièges, colliers de jade, coquillages (spondyles). Aux biens matériels s’ajoutaient les personnes (hommes, femmes, enfants) destinés aux sacrifices et guerriers lors du passage des armées aztèques en partance pour de nouvelles conquêtes. Des hommes pouvaient aussi être réquisition- nés pour effectuer temporairement des corvées. Frances Berdan a listé tous les tributs qui devaient être versés. On ne sait dire actuellement si la quantité d’objets à réunir impactait réellement la vie économique des cités soumises.

 

*** Selon les récits espagnols, les Aztèques s’appuyaient sur des marchands espions – des sortes d’éclaireurs - qui rapportaient avec les marchandises de précieuses informations sur les cités à conquérir. Les Aztèques envoyaient des ambassadeurs qui menaçaient d’attaquer si le souverain ne promettait pas obéissance. En cas de refus, une armée était levée et renforcée, en chemin,  par les hommes et les ravitaillements des populations soumises.

 

**** L’architecture aztèque est largement influencée par celles de Tula et de Teotihuacan. Les emprunts à ces deux cités s’étendent à la culture et même aux divinités Seuls les ornements architecturaux et la sculpture – dans sa phase finale - sont typiquement aztèques.

 

 

Pour en savoir plus

Thèse de Maëlle Sergheraert  :   L’expansion mexica (1430 - 1520 après J.-C)
La question du contrôle impérial dans les provinces extérieures de l’Empire ”.
Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne U.F.R. Histoire de l’art et archéologie.
421 pages. 2009. maelleu@hotmail.com