Agueda Vilhena Vialou
Denis Vialou
Professeurs au Muséum National d'Histoire Naturelle (Paris)
La « barrière de Clovis » a longtemps partagé la communauté scientifique américaine. D'un côté, il y avait ceux qui refusaient de croire en la présence de l'homme en Amérique avant 12 000 ans BP* et de l'autre, des chercheurs qui avançaient de plus en plus les preuves du contraire. Qu'en est-il aujourd'hui ?
Agueda Vilhena Vialou (AVV) : Cette barrière n'est plus d'actualité. Il en reste cependant que les chercheurs qui travaillent sur les sites anciens doivent aligner les preuves, plus que les autres, en regard des datations annoncées. Il faut montrer une parfaite corrélation stratigraphique des datations et des éléments archéologiques significatifs. La vraie difficulté tient au fait que jusqu’à 12 000 ans les sites sont en général d'une grande richesse et qu'ils s'appauvrissent ensuite. On y trouve des outils, des traces de foyers, mais jamais de restes humains. Et ceci est vrai dans toute l'Amérique, au sud comme au nord.
Où se trouvent les sites les plus anciens en Amérique ?
AVV : En Amérique du Sud, le site chilien de Monte Verde I est daté de 33 000 ans BP. On y a retrouvé une vingtaine d'outils. C'est ce site qui a fait sauter « la barrière de Clovis ». Parce que déjà, à Monte Verde II, au niveau de 13 000 ans BP – c’est-à-dire 1000 ans avant la fameuse « barrière » -, un archéologue américain réputé, Tom Dillehay, y a découvert des pièces bifaciales et de nombreuses traces de présence humaine dont des restes de bois (cabanes) et des ossements de Mastodonte.
Le site mexicain de Cerro Toluquilla n’est-il pas plus ancien ?
Denis VIALOU (DV) : C'est ce que laisse croire la presse dite de vulgarisation, mais c’est inexact. Cela fait partie du problème de la préhistoire américaine en général qui ne cesse de faire l'objet d'interrogations, voire de controverses relayées sur le plan médiatique. Trop de revues, bonnes par ailleurs, s'appuient sur des données contestables. Une rare et bonne synthèse sur les peuplements de l’Amérique a été réalisée par Madame Lavallée en 1995. Le lecteur peut encore s’appuyer là sur un travail exhaustif, réflexif et analytique.
Et depuis lors ?
DV : Je vous renvoie à « Préhistoires en Amériques », l’ouvrage publié (septembre 2011) par le Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (CTHS, Paris). Je viens d’y coordonner 34 contributions en provenance de 60 chercheurs. C’est une nouvelle synthèse des recherches archéologiques actuelles sur le double continent américain. Cette actualisation me permet de répondre à votre question…
Qu’en ressort-il ?
DV : Côté nord Amérique, le Canada continue à avoir un bon rythme de recherches. Il y a là un site ancien - Bluefish - et une belle fouille datée maintenant sans problème de 22 000 - 23 000 ans. D’autres fouilles sont menées dans ce pays sur des sites aux alentours de 10 000 ans ou plus récents. Aux Etats-Unis, un certain nombre de sites, anciennement fouillés, ont été repris. A l’exemple de Meadowcroft, en Pennsylvanie, dont les occupations successives sont datées à partir de 20000 ans environ. Les recherches nord-américaines sont maintenant systématiques et bien faites. Notamment pour cette période qu'on appelle le Paléoindien et qui regroupe des sites comme Clovis et Folsom. Les Américains sont devenus de très bons spécialistes, ce qu’ils n’étaient pas il y a 20 ans…
Expliquez-nous…
DV : Ils se sont longtemps intéressés davantage à l’Egypte et à la Grèce qu’à leur propre pays. Je m’empresse de répéter que cela fait partie du passé, car le niveau d'analyse est maintenant important. Reste que les Etats-Unis ne comptent qu’une dizaine de sites aux datations incontestables, avec des occupations préhistoriques antérieures aux 12 000 - 13 000 ans de Clovis. Antérieures, parce qu’ils remontent effectivement à 20 000 ans, voire plus. C'est en pleine analyse en ce moment.
Côté mexicain…
DV : Après une légitime contestation des datations, Il reste deux sites vraiment anciens, au-delà de 20 000 ans. Un foyer découvert dans l’un d’eux a été daté de 23 000 ans.
Passons à l’Amérique du Sud…
DV : Les recherches les plus actives sont menées actuellement dans la région de la Pampa et du rio de la Plata au Brésil. Ma collègue, Agueda, va vous en parler… Sont en pointe également : l’Argentine, l’Uruguay et les Andes péruviennes.
Pourquoi cette percée brésilienne…
Le pays est riche et les programmes de construction (barrages, routes, etc…) s’y multiplient. Et comme il y a suffisamment d’argent pour financer - avant travaux - des fouilles dites de sauvetage, l’on y fait plein de découvertes…
Ces découvertes remettent-elles en question la primauté, sur le plan de l’ancienneté, du site brésilien de Pedra Furada ?
DV : Hélas, nous revenons au sujet des controverses abordé précédemment. Car le fameux site de Pedra Furada n’a pas été bien daté, du moins pour les niveaux qui se rapportent à une Préhistoire ancienne, c'est-à-dire au-delà de 20 000 ans. Après divers colloques internationaux et rencontres, les interrogations sur les premières occupations du site restent multiples. Les pierres qui y ont été trouvées, considérées taillées lors des fouilles, seraient plutôt des pierres naturellement éclatées lors de leurs chutes sur le sol depuis le haut de l’abri. En clair, il y a eu de mauvaises fouilles sur le plan stratigraphique et archéologique. Il ne reste rien de l’affirmation que les peintures auraient 30 000 ou 40 000 ans.
Quelle est son ancienneté réelle ?
AVV : A Pedra Furada comme aux environs, les sites ont autour de 20 000 ans. Cela fait qu’actuellement le continent sud-américain compte une dizaine de sites dont les occupations, bien mises en évidence, remontent au-delà de 20 000 ans ou dans une fourchette comprise entre 15 000 et 20 000 ans.
Ce qui est déjà plus ancien que la plupart des sites nord-américains…
DV : Oui, mais c’est un pur concours de circonstance. Il n’y a pas de logique archéologique dans tout cela. C’est dû au hasard, aux chantiers qui s’ouvrent. Pour l’heure, en tout cas, cette recherche foisonnante fait apparaître en Amérique du Sud un grand nombre de sites autour de 10 000 ans et des derniers millénaires du Pléistocène, y compris sur le plateau central amazonien, au cœur de ce Brésil qu’on croyait « vide ». …
Comme le montre Stéphen Rostain (lire son interview), l'Amazonie était considérablement plus peuplée à l'époque précolombienne...
DV : C'est incontestable. Il n’y avait pas la forêt que nous connaissons. Elle s'est développée depuis 3000-4000 ans. La forêt amazonienne – le « poumon de la Terre »- est récent !
Les 25 000 ans de l’abri de Santa Elina et les peintures rupestres de la « Ville de pierre »
Venons-en aux travaux que vous menez tous les deux au Brésil depuis 1983. Vous avez fouillé l’abri sous roche de Santa Elina, le plus ancien pour l’Amérique du Sud. Plus récemment, vous avez découvert 140 sites et nombre de peintures rupestres dans la « Cidade de Pedras », à proximité de Rondonópolis. Expliquez-nous…
AVV : Commençons par Santa Elina. C'est dans la région des sources du Paraguay (bassin du Paraná), à la limite du bassin amazonien au nord, que se situe l’abri de Santa Elina dont la première occupation est daté de 25 000 ans. Nous sommes là précisément, à proximité de Cuiabá, la capitale du Mato Grosso. Au centre géodésique de l'Amérique du Sud. A égale distance du Pacifique et de l'Atlantique. Nous fouillons dans un contexte de plissements de calcaires précambriens.
DV : Imaginez des rideaux de théâtres, dont les plus hauts culminent à 700 ou 800 mètres au-dessus du plateau continental. Lui-même assez affaissé avec une altitude de l’ordre de 300 à 400 mètres. L’ensemble est relativement fermé. Des groupes d’Indiens y vivent encore en isola, paraît-il.
Comment se présente cet abri sous roche ?
DV : L’abri s’ouvre entre deux couches calcaires redressées presque à la verticale. La plus haute, faisant abri, conserve environ 900 peintures, des signes, des animaux, comme des tapirs et des oiseaux, mais aussi des humains dont plusieurs ont la tête ornée. Les hommes ont pu y occuper l'espace sur 4 à 5 mètres de largeur et une trentaine de mètres en longueur. Le site est resté au sec, protégé des pluies : tout est en place. Il n’y avait pas d'occupation céramiste, ce qui indique l’abandon de l’abri depuis deux millénaires. Une occupation datée de 4000 ans conservait 80 piquets et poteaux en bois, dans leurs trous de calage, ce qui est exceptionnel ; tout comme la conservation de feuilles et d’objets tressés en fibres végétales. Un sol daté de 6000 ans BP avait été pavé de centaines de petits blocs calcaires dont une majorité tamponnés de taches rouges. Dans toutes ces occupations se succédant depuis une dizaine de millénaires, les foyers, souvent empierrés, étaient d’une grande richesse en charbons, bien conservés. Mais voilà le plus intéressant : à deux mètres de profondeur nous avons mis au jour une occupation associant aux vestiges anthropiques, foyers et industrie lithique, des ossements. Il y avait là plusieurs segments osseux de la partie antérieure d’un Glossotherium et un grand nombre de petits os, les ostéodermes, qui se trouvaient entre la chair et la peau de ces animaux.
Et de quand fut datée cette « rencontre » entre l’Homme et le Glossotherium ?
AVV : A 10 000 ans. Pour nous c’était déjà extraordinaire. Nous savions que l’homme avait côtoyé la faune éteinte en Patagonie et que celle-ci commence à disparaître vers 9000 ans. Mais ici, au Brésil, c’était une première.
Et cela vous a encouragé à fouiller plus profond…
AVV : Entre deux et un peu plus de trois mètres de profondeur, les couches sableuses ne contenaient pas d’occupation préhistorique. Jusqu’à ce que nous découvrions, sur un sol d’une coloration un peu plus grisonnante, à 3,40 mètres sous la surface actuelle, les restes d’un second Glossotherium mêlés à quelques éclats lithiques et des plaquettes retouchées, des bois fossilisés, des micro-charbons et à nouveau des ostéodermes. Deux d’entre eux avaient été abrasés. Cette occupation associant vestiges humains et restes osseux de Glossotherium a été datée par trois méthodes différentes, Uranium-Thorium sur des ostéodermes, OSL sur des grains de quartz du sédiments sableux et AMS sur micro-charbons. Elles ont donné des âges concordant autour de 25 000 ans.
Venons-en à vos autres découvertes, près de Rondonópolis…
DV : Nous sommes toujours au Mato Grosso, à plus de 300 km de Santa Elina, en bordure du rio Vermelhio ; mais ce n’est pas le même décor. Nous travaillons dans la « Cité de Pierres ». Un paysage merveilleux fait de cheminées gréseuses sculptées par l’érosion, entre elles des ruelles, canyons, cascades. A une vingtaine de kilomètres des rives hier peuplées par les Bororo chers à Claude Lévi-Strauss. C’est au sein d’un grand domaine privé et protégé que nous avons découvert 140 sites préhistoriques dont de nombreux abris ornés. Le tout dans un espace d’environ 10 km sur 25.
Comment les avez-vous découverts ?
DV : Le premier abri a été trouvé par Ferraz Egreja, un grand propriétaire terrien. De fait, le plateau de cette région est voué à la culture intensive de soja, de maïs et de coton. Ce monsieur nous a appelés quand il a repéré dans cet abri qui porte aujourd’hui son nom des peintures. Il souhaitait en savoir davantage. Notre étude du site a révélé la présence d’environ 400 peintures ainsi que des gravures. La séquence d’occupations est bien datée, de 5000 ans BP jusqu’à 200 ans.
Que représentent ces peintures ?
DV : Comme dans la plupart des sites ornés de la région, les signes et motifs géométriques de types variés sont les plus abondants. Seules quelques représentations sont figuratives, animaux et humains.
Il n’y a pas d’occupation plus ancienne que 5 000 ans ?
AVV : La question est intéressante. Nous avons trouvé dans un autre abri orné des charbons datés de 7000 ans, mais sans vestiges archéologiques associés. A Ferraz Egreja, les occupations avec seulement industrie lithique commencent à 5000 ans BP. La période céramiste – à Ferraz Egreja et dans les abris fouillés – est bien représentée à partir d’environ 3000 ans BP. Elle est aussi bien présente dans des sites de plein air, au bord de la rivière.
Des rapprochements sont-ils possible, au cours de cette période de 5000 ans, avec Santa Elina ?
AVV : C’est incontestablement en résonnance avec l’abri de Santa Elina où nous avons trouvé beaucoup de foyers, de pigments, un millier de plaquettes d’hématite travaillées. Une activité énorme pendant 10 000 ans. Et là, sur 5 000 ans et jusqu’à nos jours pratiquement, nous constatons le même travail avec les pigments, les hématites, qui sont à mettre en relation avec les peintures rupestres.
Avez-vous découvert des traces de végétaux, de maïs ?
AVV : Les sols sont trop humides, trop acides. En revanche, à Santa Elina, nous avons trouvé du maïs, mais dans des niveaux très superficiels.
L’absence de restes humains avant 12 000 ans pose question. Que peut-on imaginer des hommes qui vivaient là ?
DV : Le fait est qu’il y a très peu de fossiles humains trouvés sur le continent américain. Tous ceux qu’on a découverts se rapportent sans aucun doute à Sapiens. D’un point de vue anatomique pur, il y aurait deux grands groupes. D’un point de vue paléogénétique, cela semble plus compliqué. Finalement beaucoup de questions se posent. Au Brésil, un chercheur de l’Université de São Paulo développe toute une approche morphologique sur le squelette crânien. Tout cela alimente le débat.
Nous sommes ici à l’Institut de Paléontologie Humaine fondé par le Prince Albert 1er de Monaco, expliquez-nous...
DV : Le Prince était un grand mécène. Passionné par la paléontologie et l’océanographie. Il a fait construire cet Institut et l’a donné à la France à condition qu’elle le fasse fonctionner scientifiquement. En conséquence, vous êtes ici en territoire « monégasque », mais au département de préhistoire du Muséum National d’Histoire Naturelle.
Propos recueillis en 2011
*BP : Before Present. C’est-à-dire 1950, année de référence correspondant aux premiers essais de datation à partir du carbone 14