Paz Núñez Regueiro

 

Conservateur du patrimoine et responsable de collections Amériques
au musée du quai Branly

 

 

Affiche de l’exposition Paracas Trésors inédits du Pérou ancien au musée du Quai Branly. 2008. © Ymago/Musée du Quai Branly

Tissu peint. © Photothèque A. d'Orval

Cape pour homme, culture Nazca. Chaîne et trame en alpaga ou lama sur armature de lin. 152 x 119 cm. © Photothèque A. d'Orval

Grande tunique (cushma), culture Nazca. Chaîne et trame en alpaga. 135 x 205 cm. © Photothèque A. d'Orval

Grande gaze Chancay (technique au crochet). 104 x 106 cm. © Photothèque A. d'Orval

Habit de cérémonie, culture Nazca. Alpaga sur armature de lin. 93 x 183 cm. © Photothèque A. d'Orval

Habit de haut dignitaire, culture Ica-Inca. Laine et coton. 89 x 116 cm. © Photothèque A. d'Orval

Tissu peint Chancay. Coton sur armature de lin. 115 x 150 cm. © Photothèque A. d'Orval

De quand datent les plus anciens textiles précolombiens ?

Les toutes premières traces d’entrelacs datent de 8000 ans environ. Les archéologues les ont trouvées dans la grotte du Guitarreo au Pérou. C’est également dans ce pays qu’ont été découverts dans les années 1940, à Huaca Pietra, puis sur d’autres sites du Pérou les premiers textiles décorés, formés d’une trame et d’une chaîne*. Il datent de la période dite archaïque, vers 2800-2500 avant notre ère..

 

L’aridité du désert côtier explique l’extraordinaire état de conservation des tissus péruviens. Est-ce à dire qu’aucun textile, aussi ancien, n’a été découvert en Mésoamérique ?

C'est exact. L’humidité de ces régions explique que seuls aient été retrouvés de petits fragments textiles ou des empreintes de ceux-ci sur les sols ou les parois en stuc. Mais nous savons que le métier à ceinture existait, et nous pouvons disposer d’informations variées sur la production textile grâce aux représentations qui en sont faites en peinture et en sculpture. Les techniques étaient similaires à celles utilisées dans les Andes. De plus, à défaut de textiles, nous disposons d’informations ethno-historiques sur les pratiques mésoaméricaines, en particulier aztèques, au moment de la conquête espagnole.

 

Revenons au Pérou. Les archéologues ont-ils retrouvé les tout premiers métiers à tisser ?

Non, ils n’ont découvert que des fusaïoles et des restes de tissus qui attestent de l’emploi de ces métiers primitifs.

 

Est-il audacieux d’imaginer que la fabrication de paniers faits de fibres entrelacées ou la production de filets de pêche a devancé la création du textile ?

Absolument pas. Tous les spécialistes considèrent que le textile est né avec ces premiers tressages. Le métier à tisser, lui, apparaît au Pérou environ 1800 ans avant notre ère.

 

À quand fait-on remonter l’invention des techniques de tissage au Pérou ?

Sans doute avant la période chavín, hormis pour les décors par chaînes et trames interrompues extrêmement complexes à réaliser.

 

À qui ces somptueux tissus étaient-ils destinés ?

Le textile tient une place considérable dans les Andes. Ce matériau était considéré comme bien plus noble que la céramique ou les métaux que nous qualifions de précieux. C’est pourquoi nous pensons que ces tissus magnifiques retrouvés au sein des « fardos »**** dans les années 1920, par l’archéologue Julio C. Tello, sont des éléments de prestige qui accompagnaient des défunts de haut rang.

 

Cependant, ces mêmes « fardos » contiennent aussi des vêtements miniatures…

Effectivement, et cela pose question, car on les retrouve dans des sépultures d’adultes et en association avec des vêtements d’autres gabarits. Encore que de nos jours, dans les Andes, les Indiens continuent à fabriquer des petites pièces de tissus qui sont ensuite offertes dans le cadre de cérémonies. Maintenant, il est difficile de faire un parallèle entre les pratiques actuelles et celles d’il y a plus de 2000 ans. Ces pièces miniatures restent à être étudiées de manière plus systématique, pour en comprendre toute la symbolique et la portée.

 

Est-il exact que le tissu a influencé tous les autres arts au Pérou ?

Dans les Andes, cette primauté du textile est effective dès les époques les plus anciennes. Nous voyons sur les céramiques et la décoration architecturale - par nature deux supports très libres -, des motifs géométriques qui reproduisent à l’identique ceux des textiles qui, eux, sont contraints par les orientations des chaînes et des trames. Manifestement, les artistes ont fait le choix de les représenter ainsi. Ce qui confirme l’importance du textile que nous soulignions précédemment.

 

Et les tissus peints ?

Ils ont été peu étudiés, parce que leurs techniques de réalisation sont beaucoup moins sophistiquées. Les tissus, comme les dessins, sont en général assez frustres. L’on y voit, souvent, de petits personnages peints rapidement. Maintenant, ces tissus constituent à l’évidence un champ d’investigation pour les chercheurs. L’étude des peintures et des décors, et leur comparaison avec les décors tissés, doivent permettre de nous faire avancer dans la connaissance des textiles andins. Dans un récent article****, Dimitri Karadimas du Laboratoire d’Anthropologie Sociale se réfère à deux tissus peints, l’un de culture huari, l’autre de culture chancay, dont il relie l’iconographie à celle d’un personnage énigmatique, Yurupari, considéré comme un « diable » dans les traditions amérindiennes du Nord-Ouest amazonien. L’exercice est difficile, mais c’est la voie à suivre. Et ce, pas uniquement pour les tissus peints. Archéologues et anthropologues vont devoir travailler ensemble pour aller au-delà des analyses purement stylistiques. En se limitant à ces dernières, on ne voit dans un dessin d’oiseau, par exemple, que le simple reflet de la faune locale. Alors que cette présence a, sans doute, une toute autre signification. Liée,   par exemple,   à l’importance qu’avaient les plumes en provenance d’Amazonie.

 

Cela pose l’épineux problème de l’interprétation…

Dans les Andes, il n’y avait pas d’écriture telle que nous la concevons de nos jours, au contraire de la Mésoamérique. Il est dès lors extrêmement difficile d’interpréter les images. C’est la raison pour laquelle, comme je viens de le souligner, nous essayons de mettre en place, chaque fois que possible, des recherches qui couplent l’étude iconographique et celle des contextes archéologiques.

 

Tous ces tissus ne présentent-ils pas quelques constances ?

Il en existe d’une époque à l’autre. À commencer par les dimensions des textiles. Tout simplement parce que les tisserandes utilisaient le plus souvent un métier à ceinture qui conditionnait, en quelque sorte, le format des textiles. Il est assez courant de trouver des laizes de tissu qui mesurent 90 cm de large, pour cette raison essentiellement pratique. En revanche, il est tout aussi vrai qu’on trouve des textiles incroyablement longs. L’un d’eux, un tissu sans décor, d’origine nazca, avoisine les 14 mètres.

 

Et ces textiles sont toujours de forme rectangulaire…

Là aussi, ce n’est pas un hasard. Cela permet de réunir entre elles plusieurs pièces rectangulaires ou d’interrompre les trames pour créer une ouverture au niveau des cols. Pour en revenir aux constantes, les motifs se retrouvent aussi dans le temps. Pas de manière continue, mais il y a des racines communes. C’est le cas du Seigneur aux sceptres de la culture chavin qui réapparaît plus tard dans la sculpture et sur les tissus de la culture tiahuanaco.

 

Dans un style très différent…

En dehors des périodes que l’on appelle Horizon où il y a vraiment une unité dans la production des Andes centrales, chaque région, chaque vallée, a ses propres ateliers et son style propre. Et là, les motifs — et peut-être les symboles qui étaient communs aux Andes ou en tout cas à de larges régions — sont interprétés par les tisserandes de manière relativement personnelle. Par ailleurs, il nous faudrait parler du codage des vêtements. Car ces derniers étaient déjà des pièces identitaires. Chaque population avait ses propres vêtements qui les rattachaient à une région spécifique, avec des motifs géométriques et abstraits facilement reconnaissables par les populations.

 

A-t-on percé le mystère des motifs géométriques incas qui figurent sur les tissus et les vases cérémoniels, les keros ?

Vous faites référence à ce qu’on appelle les « tokapus ». Dans ce domaine, comme dans l’étude des cordelettes nouées - les quipus-, les chercheurs avancent peu à peu. Décrypter ces systèmes structurés  employés par les Incas est particulièrement difficile. Même si l’on suppose que ces éléments visuels ne sont pas nés d’un coup et qu’ils existaient  précédemment. De nos jours, les logiciels informatiques apportent une aide non négligeable aux chercheurs qui étudient ces questions.

 

A voir répétés certains motifs géométriques ou naturalistes sur un même tissu, certains avancent l’hypothèse qu’il s’agit de codage mathématique, en référence possible à un calendrier. Qu’en pensez-vous ? 

On peut toujours mettre en relation l’iconographie avec des chiffres et des nombres. Mais de là à établir un lien quelconque avec un calendrier me semble hypothétique. En revanche, à juger l’organisation, la composition des textiles paracas ou nazcas, la palette et la répétition des couleurs, tout cela avait à l’évidence une signification qui nous échappe encore.

 

Et les motifs anthropomorphes ou zoomorphes ?

Ils se retrouvent dans chaque culture, de manière assez récurrente et sont souvent associés à des « divinités », selon un concept occidental. Il s’agit sûrement de personnages liés à des rituels, eux-mêmes en relation avec le pouvoir ou les pratiques religieuses. Le « Seigneur aux sceptres » est un exemple de ces motifs anthropomorphes à l’époque chavin, « l’Ange aux sceptres » également, pendant la période tiahuanaco. À propos de ce second motif, également présent dans la culture huari, beaucoup de chercheurs pensent qu’il était probablement le support d’un message politique. Il visait à implanter la religion et le contrôle politique des Huaris dans les Andes centrales. De telles représentations étaient faciles à reconnaître et donc à imposer.

 

S’appuyant sur le fait que les précolombiens ne connaissaient ni la roue, ni le dévidoir à axe, Henri Stierlin*****  formule l’idée que les célèbres lignes et pistes de Nazca - et les pieux qui leur sont associés - servaient à stocker des fils d’une longueur considérable…

La longueur des fils est une réalité. Dans les pays occidentaux, lorsqu’on monte une chaîne sur un métier à tisser, celle-ci est coupée. Ce qui n’est jamais le cas dans les Andes. Tous les textiles sont à quatre lisières. Les tisserandes n’attachent jamais directement la chaîne au métier, mais à un fil qui, lui-même, est relié au métier. Ensuite, elles montent la chaîne en faisant des huit. Une fois arrivées aux trois quarts, elles retournent le métier puis recommencent. Quand les deux morceaux tissés se rejoignent, les trames sont passées avec une aiguille. C’est de la sorte qu’on obtient un tissu à quatre lisières. Et des textiles beaucoup plus résistants.

 

Pourquoi ne coupe-t-on pas les fils ?

Comme l’indique Sophie Desrosiers******, le textile est considéré dans les Andes  comme une matière vivante. Couper un  textile  reviendrait  à  le  tuer. Cela explique aussi la forme relativement simple, rectangulaire, des vêtements.

 

Toujours sur le plan du tissage, que sait-on des échanges entre les populations andines de la côte et celles de l’intérieur ?

La côte péruvienne est très étroite. De ce fait, les populations étaient facilement au contact des habitants des Hautes Terres du piémont amazonien. Et réciproquement. Cela explique qu’à toutes les périodes de l’histoire andine, des relations ont été établies entre ces paliers écologiques et leurs différents habitants, pour avoir accès aux ressources qu’ils ne pouvaient pas produire par eux-mêmes. Dans le même temps, et malgré ces échanges, chaque culture conservait ses particularités, son individualité. Les populations de la côte privilégiaient les décors réalisés par la trame, ceux des hauteurs par la chaîne.

 

À propos de la teinture des tissus, le catalogue de l’exposition Paracas fait état d’une utilisation de 240 teintes différentes. C’est impressionnant.

 Ce n’était pas l’avis d’Anne Paule*******. Elle soutenait, au contraire, qu’en regard des ressources et des techniques que maîtrisaient ces peuples,  leur gamme de couleurs aurait pu être encore plus variée. Elle y voyait un choix spécifique, apparemment normé.

Propos recueillis en 2008

 

 

 

* Tendu entre deux barres, le fil de chaîne est vertical. Le fil de trame passe par dessus et par dessous  le fil de chaîne.

** Sa découverte en revient à Junius Bird, auteur avec Louisa Bellinger de « Paracas Fabrics and Nazca Needlework 3rd Century BC – 3rd Century AD, The Textile Museum, catalogue raisonné, Washington, National Publishing Company, 1954.

*** La laine de camélidés (lamas, alpagas, guanacos, vigognes) est propre aux pays andins.

**** Paquet funéraire incluant nombre de tissus décorés et d’offrandes autour de la momie.

***** Gradhiva, 2007, n°6, pages 45 à 56

****** STIERLIN Henri. Nazca La Clé du mystère. Albin Michel. 1983.

******* Maître de conférence à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Sophie Desrosiers est la spécialiste française des tissus andins. Lire : « Le tissu comme un être vivant ? À propos du textile à quatre lisières dans les Andes », in F Cousin, S Desrosiers, D Geirnaert et N Pellegrin (éds). Lisières et bordures. Journées d’étude de l’Association française pour l’étude du textile, Les Manceaux, les Gorgones, 2000, p117-125. Également dans Technique et Culture  : « Textes techniques, savoir-faire et messages codés dans les textiles des Andes » (n°29), « Les techniques de tissage ont-elle un sens ? Un mode de lecture des tissus andins » (n°12).

******** Spécialiste de l’étude des tissus Paracas-Nécropolis décédée en 2003. Ces travaux sont aujourd’hui poursuivis par Mary Frame.