Carole Fraresso

 

Archéologue spécialisée en métallurgie andine

 

 

 

Boucles d’oreilles décorées de mosaïques en turquoise, chrysocolle, sodalite, nacre et spondylus. Représentation de l’oiseau-guerrier portant un bouclier, une massue et une fronde. Alliage Tumbaga (Au-Cu-Ag). © ML100849 / ML100850. Musée Larco de Lima.

Techniques d’emboutissage et de rétreinte. L’allongement de la feuille de métal est réalisé par battage, en alternance avec des recuits. Un planage final peut également être effectué, afin d’obtenir une surface parfaitement plane et augmenter la ténacité de l’objet. Bien souvent ces deux techniques sont utilisées conjointement, mais l’une prédomine sur l’autre. ©J.Dubos. Cuencos - Récipients cérémoniels en argent. Epoque Impériale (1300-1532 ap. J.-C.). © Musée Larco de Lima

Chaîne opératoire de la technique de la cire perdue illustrée avec une figurine en or massif de 91 g. ML 100040. 3 x 2?7 x 1,5 cm. © Musée Larco de Lima. © C.Fraresso.

1- Illustration d’un guerrier mochica avec un protecteur coxal. 2- Protecteur coxal en cuivre doré ML100790. Musée Larco de Lima. 3- Observation métallographique en section transversale, après une attaque chimique au perchlorure ferrique alcoolique. De larges zones allongées de corrosion sélective (en vert et noir) se localisent, au niveau de l’interface, entre le substrat de la feuille de cuivre et le dépôt d’or. Elles progressent vers l’intérieur du substrat en consommant les grains maclés thermiquement qui caractérisent l’état recuit final de l’objet. Le dépôt d’or est observable au-dessus des produits de corrosion ; certaines zones ont été arrachées par les produits de corrosion. 4- Observation microscopique en lumière réfléchie. L’épaisseur du dépôt d’or est régulière, les zones plus épaisses, en forme de pointe, correspondent aux cavités anodiques caractéristiques du traitement de surface par remplacement électrochimique. © C.Fraresso/CRP2A

Pointes et socs en bronze arsenical.Musée Brüning de Lambayeque. Photo AMH

Pourquoi vous intéressez-vous tout particulièrement au métal ?

Dans l’histoire de toutes les sociétés, la métallurgie d’extraction, et de manière plus singulière celle du métal, a joué un rôle primordial. Non seulement technique et économique, mais éminemment sociopolitique et culturel. Le développement de la métallurgie dans les Andes n’échappe pas au modèle. L’apprentissage du métal par les anciennes sociétés du Pérou dure approximativement 2000 ans, avant de poursuivre son développement fulgurant avec les grandes civilisations étatiques de la Côte nord du Pérou. Mon travail à Lima, au musée Larco (encadré) et en collaboration avec plusieurs projets archéologiques, consiste à observer, à répertorier et à analyser,  par les moyens de la science des matériaux, les métaux et les alliages qui étaient façonnés par les artisans précolombiens pour tenter de reconstruire l’histoire du développement de la métallurgie dans cette partie du monde. C’est tout simplement passionnant.

 

Vous avez réalisé un long travail de recherche, dans ce même musée, sur la métallurgie précolombienne dans l’ancien Pérou. Quelles conclusions en tirez-vous ?

Tout d’abord, que les artisans du métal des sociétés de l’ancien Pérou apprirent à maîtriser de façon totalement indépendante ce matériau singulier pour fabriquer des objets cérémoniels et des parures à la fonction éminemment idéologique et identitaire. En référence au passé de l’Europe et du Moyen-Orient, de nous baser sur la chronologie du néolithique, suivi des âges du cuivre, du bronze et du fer. Or, cette chronologie n’est absolument pas valable en Amérique du Sud où le développement du traitement des métaux a été totalement indépendant et tardif. Contrairement aux autres régions du monde où les premiers objets archéologiques répertoriés sont en cuivre et en bronze, l’or est le premier métal à avoir été façonné par l’homme au Pérou. Des évidences archéologiques de son utilisation apparaissent pour la première fois sur le site de Jiskairumoko, dans la région de Puno. Cette récente découverte  - 2008 - a été faite dans la tombe d’un personnage de haut rang qui portait un collier de perles. Les unes en sodalite, les autres réalisées avec des feuilles d’or martelées et enroulées sur elles-mêmes.

 

Mais l’or ne peut-être daté…

Non, le métal, qui est un matériau instable, ne peut être “daté”, mais ce collier a été retrouvé en contexte archéologique et une datation - réalisée par la méthode du Carbone 14 – indique que ce collier, constitué de perles en or, a été déposé dans la tombe vers 2200 environ av. J.-C. C’est aujourd’hui le plus ancien or connu qui aurait été travaillé par l’homme en Amérique du Sud.

 

Hormis l’or, quels autres métaux étaient travaillés ?

Principalement l’argent et le cuivre et leurs alliages respectifs

 

Pas le bronze, ni le fer ?

Le bronze, qui est un alliage cuivre-étain ou cuivre-arsenic, a été le dernier développé par les cultures andines, et non le premier comme ce fut le cas au Proche-Orient, par exemple. Quant à la métallurgie du fer, amplement développée en Europe et en Afrique, elle n’était pas pratiquée par les Précolombiens. Peut-être parce qu’ils ne sont pas parvenus à atteindre les 1536° C nécessaires à la fusion…

 

Pourquoi peut-être ?

Les travaux expérimentaux, effectués par l’équipe d’Izumi Shimada, sur le site archéologique de Batán Grande, un centre métallurgique Lambayeque-Sicán, indiquent que les métallurgistes de cette société de la côte nord du Pérou atteignirent des températures de 1200°C pour élaborer un alliage intentionnel en grande quantité : le bronze arsenical. Peut-être que la technologie du fer n’est pas encore à ce moment là maîtrisée par les métallurgistes précolombiens. Mais d’autres aspects, d’ordre culturel, sont aussi à prendre en considération : le minerai de fer est noir, peu attrayant. Peut-être n’ont-ils pas développés de stratégie ou de procédés adaptés à la métallurgie du fer pour des raisons culturelles, esthétiques par exemple. La guerre n’était pas non plus menée par les sociétés andines sur le modèle de celles de nos sociétés européennes ; les combats illustrés sont principalement reituels, effectués au corps à corps, et l’épée par exemple n’est pas une arme utilisée par les Précolombiens. Donc, il faut être prudent et se replacer dans le contexte culturel des sociétés précolombiennes pour essayer de comprendre leurs logiques de fonctionnement et de développement, qui sont différents de la pensée occidentale. Ces questions délicates restent à approfondir. Néanmois, cela n’empêche pas de considérer le Pérou comme l’un des grands centres métallurgiques du monde. Un berceau de civilisation par excellence où l’apprentissage des arts s’est développé de façon totalement indépendante.

 

En raison des richesses en matériaux précieux…

Effectivement, aujourd’hui encore le Pérou est le premier producteur mondial d’argent et le cinquième producteur d’or.

 

Ils ne manquaient pas de matières premières…

Certes, mais ce seul argument ne suffit pas à expliquer le développementmétallurgique dans cette partie du monde. Il faut prendre en considération le matériau lui-m^mee. Le métal est un matériau singulier de par ses propriétés physique qui sont aussi des propriétés ou des “qualités” d’utillisation dans les sociétés anciennes.

 

Expliquez-nous...

 De part sa structure particulière, le métal fait partie des matériaux qui permettent le mieux le façonnage. Mais il beaucoup d’autres qualités. Bien poli, par exemple, le métal réfléchit la lumière. Cet éclat - métallique - le distingue de tous les autres matériaux. Les couleurs naturelles de l’or (jaune), de l’argent (blanc), du cuivre (rouge), en font aussi des matériaux privilégiés pour affirmer les goûts esthétiques et forger les symboles identitaires des sociétés. Le métal est  également  très  apprécié pour ses qualités acoustiques. Il sonne, il tinte...S’y ajoutent des propriétés mécaniques de résistance. Le métal ne se brise pas comme la céramique. Il est ductile, c’est-à-dire apte à former des fils, et malléable : il permet de créer des feuilles de métal aux épaisseurs extrêmement minimes. Elles sont majoritairement inférieures à 1 mm dans les sociétés de l’ancien Pérou. Ce qui est absolument remarquable d’un point de vue technique. Sans oublier la propriété d’élasticité du métal. Après avoir subi une pression, le métal reprend sa forme initiale. A l’exemple du petit trombone qu’on a tous manipulé…

 

Pourquoi appréciaient-ils cette élasticité ?

 Dans les sociétés anciennes, cette propriété pouvait être par exemple recherchée pour la fabrication des armes défensives, comme les casques de guerre. Un casque doit avoir une propriété d’élasticité pour amortir les coups liés aux chocs. Passé un certain seuil de contrainte de charge par compression, nous parlons de déformation irréversible, qui est liée à la propriété de déformation plastique du métal. Cette propriété explique la mise en forme de fines feuilles de métal… Enfin, pour terminer le tour d’horizon des propriétés des métaux, ces derniers - avec les alliages - sont les seuls matériaux inorganiques, comme le verre,  à autoriser le recyclage. En dépit de son apparente profusion, le métal était un matériau précieux et rare, les métallurgistes savaient l’économiser. Les objets brisés, les ratés ou les pièces démodées pouvaient être refondus… C’est une notion importante et toujours à considérer quand on étudie l’artisanat du métal dans les sociétés anciennes.

 

Comment se développe la métallurgie sur la côte nord ?

Le travail du métal se manifeste de façon régulière avec la civilisation Chavín qui est la culture métallurgique de l’or par excellence. Ses orfèvres se limitent néanmoins, essentiellement, à la fabrication d’objets en or natif martelé, c’est-à-dire déformé plastiquement. Cet or était principalement alluvial, c’est-à-dire récupéré par orpaillage dans les rivières du nord. Les motifs divins figurent ici selon la technique du repoussé. Une technique parfaitement maîtrisée à partir de 900 av. J.-C. En témoigne cet imposant bandeau de la collection du musée Larco où l’on voit l’être hybride anthropomorphe* avec les crocs du félin, des serres d’oiseau, et la chevelure et la ceinture en forme de serpent. Il se tient debout et porte des bâtons de commandement dans chaque main. A partir de 200 av. J.-C., l’hégémonie Chavín diminue et laisse place à des cultures locales plus ndividualisées. Dès lors, émerge plus au nord, dans la vallée de Piura, les cultures Vicús et Vicús-Mochica qui manifestent un intérêt particulier pour le travail du cuivre et l’exploration des techniques de traitements de surface, comme la dorure et l’argenture. L’introduction du cuivre dans les pratiques métallurgiques de la côte nord du Pérou est une innovation absolument majeure, qui se manifeste avec la culture Vicús et/ou Vicús-Mochica (200 av J.-C.- 200 ap. J.-C.)

 

Qu’apportent les Mochicas ?

La civilisation Mochica marque le début de la période d’apogée (1 – 800 ap. J.-C.). C’est, de loin, celle qui va développer - de façon considérable - les activités métallurgiques du nord du Pérou. Les artisans mochicas mettent au point de nouvelles techniques de déformation, telle la « rétreinte » qui permet d’obtenir des formes fermées, comme des sonnailles. Ils s’intéressent aussi la production d’objets coulés, mais nous savons encore peu de choses sur les alliages et les procédés employés pour cette catégorie de techniques. Les techniques de fonderie ne sont néanmoins pas, comme dans l’Altiplano, dominantes. Ils développent aussi de nombreuses techniques de décoration, comme l’enlèvement de matière (ajouré) et l’ajout de matériaux divers pour créer des mosaïques colorées de turquoise, de sodalite, de spondylus ou de nacre*. Ils peignent aussi certains ornements en or avec des oxydes de fer ou du cinabre. Aujourd’hui, dans nos sociétés, il ne nous viendrait pas à l’idée d’aller peindre en rouge un objet en or. La symbolique, liée aux ritules des sacrifices, a de toute évidence une place   majeure   dans  ces   choix…   De  fait,  ils   excellent  dans   toutes  les techniques de déformation. Et ce sont les doreurs incontestables du Pérou précolombien.

 

A ce stade, il nous faut ouvrir une - courte - parenthèse. Sans aborder les aspects complexes, physico-chimiques, propres à la métallurgie, que pouvez-vous nous dire, en quelques mots, des techniques utilisées ?

Tout d’abord, et comme nous venons de l’évoquer sommairement, les Précolombiens procédaient par déformation plastique ou par fonderie. Ces deux grandes catégories de techniques impliquent des compétences et des outils différents. C’est pourquoi elles ne sont généralement pas menées par les mêmes hommes ou dans le même atelier.  Dans le premier cas, ils utilisaient  la capacité qu’a le métal à être déformé pour obtenir, par exemple, ces feuilles de faible épaisseur. Contrairement à ce que l’on pense, la déformation plastique est une technique de pointe. Il faut sortir de l’esprit des gens que le mise en forme d’un objet se résume au martelage d’un “lingot”. C’est tout un art et implique une longue expérience technique.  Cela suppose une parfaite maîtrise du matériau, des gestes, des températures de fusion et des différents outils nécessaires aux opérations qui entre dans la chaîne opératoire de fabrication. En l’occurrence, nous savons qu’ils utilisaient des outils en pierre, en bois, en métal que l’artisan fabriquait, probablement au cas par cas, pour mettre en forme la feuille, l’aplanir ou la polir. D’autre part, plus  vous déformez un métal, plus vous tapez dessus, plus il durcit. Et si l’on continue à le frapper, le risque est grand que le métal finisse par casser. Pour éviter la rupture, l’artisan applique systèmatiquement ce qu’on appelle des recuits. Réchauffer la pièce sur des braises, par exemple, à des températures de 600 à 700°pour le cuivre. Ce qui adoucit le métal et lui redonne sa capacité à être déformé. L’artisan applique donc des passes de martelage en alternance avec des recuits de recristallisation, pour obtenir une tôle ou une feuille de l’épaisseur de son choix.

 

Et la fonderie ?

C’est l’autre grande famille technique. Cette catégorie de techniques consiste à  verser dans un  moule un métal liquide, qui, lors de sa solidification, prendra  l’empreinte du récipient. Il y a plusieurs techniques de fonderie. Dans les pratiques précolombiennes, la plus connue - et la plus étudiée - est la technique de la cire perdue*, mais différents types de moules et différents types de procédés pouvaient être utilisés, ces questions restent à étudier plus en profondeur.

 

Les objectifs de la fonderie peuvent être variés...

En effet, la fusion du métal peut être d’abord menée menée pour raffiner ou purifier le métal, c’est-à-dire pour éliminer les impuretés qu’il contient naturellement. L’affinage d’un métal ou d’un alliage permet d’améliorer les propriétés de déformation de ce dernier car moins il a d’inclusions (sulfure, plomb) et de saletés, c’est-à-dire plus le métal est « propre », mieux il se déforme. C’est pourquoi la prise en considération d’une ou plusieurs opérations de refonte (ou fusion) avant le travail de déformation est importante. L’objectif technique de la fonderie, c’est enfin la préparation des alliages. On mélange par fusion différents métaux pour élaborer des alliages (mélange de deux ou plusieurs métaux). Le recyclage entre généralement ici en ligne de compte.

 

L’artisan optait, selon le cas, pour l’une ou l’autre technique…

Oui, en fonction des objectifs techniques ou culturels recherchés ou simplement du poids de la tradition, mais il ne faut pas omettre de citer une troisième catégorie. Celle qui regroupe toutes les opérations, mécaniques et/ou thermiques, liées à la décoration et à la finition de l’objet. Ainsi, le pliage, la torsion, le repoussé ou la ciselure entre dans le champ des techniques de déformation. Tandis que la « cire perdue » ou des coulées secondaires font partie des techniques de décoration par fonderie. L’assemblage est aussi à considérer. Il peut être mécanique, par le biais d’agrafes métalliques, de fibres végétales, ou thermique avec les soudures. Viennent enfin les opérations de finition avec la reprise de décors possible, l’application de décors peints, d’incrustations, sans oublier les étapes de polissage et/ou de brunissage, etc…

 

Le facteur régional joue-t-il un rôle ?

Sans aucun doute. Dans les Andes du nord** - qui comprennent l’actuelle Colombie, l’Equateur et la partie nord du Pérou -, les métallurgistes avaient accès à des ressources en or, en cuivre et en argent qu’ils travaillaient à l’état natif. Ils les mélangeaient pour obtenir des alliages à différentes teneurs. Les métallurgistes colombiens privilégiaient les techniques de fonderie. Alors que les artisans équatoriens et ceux de la Côte nord du Pérou, qui nous intéressent ici, développaient des procédés de mise en forme basés sur des techniques de déformation plastique, comme le martelage, l’emboutissage, la rétreinte, etc. Dans tous les cas, l’artisanat du métal dans les sociétés précolombiennes impliquait une bonne structuration de l’organisation du travail et une excellente formation de la main d’œuvre.

 

De l’intérêt des alliages…

 L’or, l’argent et le cuivre sont des métaux qui se déforment particulièrement bien. En revanche, le cuivre « non allié » se moule très mal. Il n’empêche. À force d’expériences empiriques, les Précolombiens ont constaté que les métaux se mélangeaient entre eux et que les alliages offraient des possibilités nouvelles. Pour les alliages, les caractéristiques sont modifiées en fonction des éléments ajoutés et de leur teneur. Ainsi la température de fusion baisse. Par exemple l’ajout de cuivre abaisse de 100°C la température de fusion de l’or. L’ajout conjugué de cuivre et d’argent l’abaisse de 250 °C ! Ce critère est important car avec les alliages apparait la possibilité de réaliser des soudures et des brasures. Ensuite, un alliage est plus facile à mouler. Il est aussi plus dur et donc difficile à déformer. Les alliages permettent également d’obtenir une large gamme de couleur. Enfin ils permettent d’économiser les matériaux rares ou chers et ils peuvent être recyclés. Un alliage à 30 % d’or (rose) n’aura pas la même couleur qu’un or à 80% (jaune) ; ils n’auront pas non plus les mêmes coûts. Par des procédés ingénieux d’appauvrissement du cuivre (métal oxydable) présent dans l’alliage constituant l’objet, les orfèvres découvrirent qu’ils pouvaient donner aux objets l’apparence de l’or à partir d’alliages de faibles titres. L’élaboration d’alliages est donc aussi un moyen d’économiser la matière précieuse. L’artisan va jouer avec ce large panel de propriétés, qui peuvent être accentuées ou réduites, en fonction des compétences et des savoir-faire des métallurgistes.

 

Il est souvent question d’alliages ternaires...

 Lorsqu’on ajoute au cuivre de l’or, il faut savoir que ce dernier contient toujours un peu d’argent. La présence de l’argent s’explique par le fait qu’il est dans les Andes naturellement allié à l’or. L’or alluvial de la côte nord du Pérou contient entre 20 et 25 % d’argent. Néanmoins, son ajout peut aussi être intentionnel et là se trouve l’une des préoccupations de l’archéométallurgiste qui est de savoir pourquoi l’artisan décide d’ajouter intentionnellement ou pas un métal à son alliage. Est-ce pour des raisons esthétiques, par exemple pour obtenir un or plus « blanc » (argent) ou plus « rouge » (cuivre) ou bien est-ce pour des raisons techniques comme l’obtention  d’un  alliage  plus  dur  ?  Des choix  esthétiques  sont  bien  sûr évidents mais nous avons tendance à oublier que des choix techniques sont aussi faits par les artisans.

 

Avant de refermer la parenthèse technique, comment procédaient-ils pour obtenir de semblables dorures ?

Les questions relatives aux techniques de traitements de surface ne sont pas encore toutes élucidées. Pour certains types de dorure on s’interroge encore. Plongeait-il l’objet de cuivre dans un récipient où l’or était en fusion ? Versaient-ils de l’or liquide sur l’objet à dorer ? Les études technologiques manquent pour se prononcer.  En revanche, on en sait plus sur la technique du cuivre doré ou argenté. Cette dorure (ou argenture) s’obtient par réaction électrochimique et elle peut être assimilée à l’électrolyse contemporaine. La technique est très innovante pour l’époque. Imaginez : l’artisan ne connaît pas l’électricité !  Les artisans parviennent à obtenir une dorure extrêmement fine, de l’ordre de 1,5 micromètre d’épaisseur, similaire à celle de l’électrolyse.

 

Comment ?

L’artisan  prépare  d’abord  une  feuille  de  métal  en  cuivre  qu’il  obtient parprépare  d’abord  une  feuille  de  métal  en  cuivre  qu’il  obtient par martelage et recuits successifs. Celle-ci doit être préalablement polie et nettoyer pour éliminer les oxydes qui se forment à la surface lors de la mise en forme de la feuille de métal. Le nettoyage des surfaces se réalise par polissage et/ou avec de l’urée ancienne du « vieux pipi » (l’urine fraîche se dégrade en formant de l’ammoniac).  Le procédé de dorure par remplacement électrochimique consiste à dissoudre dans une solution aqueuse de sels corrosifs une petite quantité d’or. Malheureusement nous ne connaissons pas encore les ingrédients ni les recettes exactes qui constituaient ces solutions (minéraux, plantes acides, etc.). Cependant quelques expérimentations en laboratoire, menées par H. Lechtman au début des années 70’, nous permettent de proposer la chaine opératoire suivante. La dissolution de l’or dans le bain dure entre 2 et 5 jours. La pièce de cuivre dont les surfaces doivent être propre, c’est-à-dire sans oxydes, est ensuite plongée pendant approximativement cinq minutes dans la solution de chlorure d’or neutralisée qui est maintenue à température d’ébullition. Elle se recouvre alors d’une couche uniforme d’or d’environ un micromètre d’épaisseur sur toutes les faces, arêtes comprises. La « recette » expérimentale, proposée par H. Lechtman, repose sur le potentiel électrochimique des métaux, qui s’explique par le fait qu’un métal peut être ionisé, c’est-à-dire perdre un ou plusieurs électrons dans une solution contenant les ions d’un autre métal. Ainsi, la réaction  chimique  de   substitution  est  basée sur une différence de potentiel entre l’or (79) et le cuivre (27). Un échange électrochimique s’établit qui fait que le métal précieux se dépose sur le substrat.

 

Qu’est- ce qui fait que ça tient ?

 Pour que cette fine couche d’or adhère à la surface du cuivre de façon durable un recuit final de quelques minutes, entre 650 et 800°C, devait être appliqué à l’objet. Revenons à l’histoire. A l’évolution de la métallurgie sur la côte nord… Entre 150 et 450 apr. J.-C. se manifestent des changements techniques à travers tout le territoire mochica. L’utilisation des alliages ternaires or-argent-cuivre, à 18, 14, 10 et 9 carats, diminue drastiquement. Les archéologues voient apparaître dans les tombes, y compris les plus riches, une quantité importante d’objets en cuivre doré. Le phénomène semble lié à un facteur économique. Le manque d’or ou l’augmentation de la demande des différentes élites, qui se développent dans les différentes vallées de la côte nord au même moment, semble avoir poussé les artisans à opter pour des stratégies techniques qui permettent d’économiser la matière précieuse. Il semble, qu’à ce moment là de l’histoire de la côte nord, il n’y ait pas eu assez d’or pour tout le monde. Ou alors que certains groupes avaient difficilement accès à cette ressource. Ce qui explique, probablement, pourquoi les objets en cuivre doré inondent le marché, à partir de 450 apr J.-C. Cette « prolifération » va durer, plus ou moins, jusqu’à l’an 700. Ensuite, on observe un changement dans les pratiques métallurgiques qui se corrèlent avec des phénomènes de mutations socio-politiques, religieuses et culturelles.  À la fin de la période Mochica, on n’observe plus la présence de métal dans les tombes. La production d’objets en alliages précieux et cuivre dorés semble s’être « arrêtée » ! Et les seules évidences de l’utilisation du métal relevées archéologiquement se rencontrent à San José de Moro, dans la vallée de Jequetepeque, où ont été mises au jour plusieurs tombes de Prêtresses enterrées dans des cercueils décorés d’éléments ornementaux en cuivre. Mais il  n’y  a  pas  de  dorure  ou  très  peu. En  outre, ce  cuivre  est particulier, car légèrement allié à de l’arsenic. De fait, ce minerai cuivre-arsenic se trouve à l’état naturel dans la région.

 

Comment explique-t-on cette quasi disparition du métal ?

On ne peut formuler que des hypothèses. Le fait marquant est l’apparente perte de crédibilité des pouvoirs mochicas. Pour quelle raison ? Différents facteurs, endogènes et exogènes, sont à prendre en considération. Il semble que l’arrivée d’un Niño, en 600 ap. J.C, et des conflits politiques avec leur voisin Huari de la sierra aient affaiblis les pouvoirs politiques mochica. La perte de crédibilité des dirigeants semble avoir menée à une crise d’ordre politique, sociale et religieuse qui se termine par la chute des pouvoirs mochicas et l’apparition de nouveaux groupes idéologiques :  Lambayeque et Chimú.

 

Cet évincement du métal va durer combien de temps ?

Un peu plus d’un siècle. Jusqu’en 850. A partir de là, le développement des grands états côtiers Lambayeque et Chimú s’accompagne d’une reprise de la pleine production d’objets en or. Donc, il y a un siècle où on ne sait pas trop ce qui se passe avec le métal. La métallurgie est une activité qui nécessite un apprentissage long; peut-être que, finalement, la phase de mutation et de réarrangement qui s’est instaurée s’est s’accompagnée non seulement d’une réorganisation sociopolitique, mais aussi d’une réorganisation du système métallurgique par la formation des artisans par exemple, qui est souvent longue et couteuse. Elle se traduit peut-être par la mise en place de nouveaux procédés d’élaboration du métal, qui impliquent de nouveaux outils, de nouvelles structures de fusion, etc. Il faut savoir que Lambayeque, par exemple, est une civilisation métallurgique particulière. Certes, les objets en or y réapparaissent de façon fulgurante. Mais il s’agit d’or à 55 % d’argent, en moyenne. Il n’est plus d’origine alluviale, mais provient probablement des filons de la sierra nord. On va l’extraire dans des mines. Ce qui implique des procédés d’extraction et des moyens techniques que les Mochicas n’avaient pas développés ou n’avaient pas besoin de développer. Par ailleurs, apparaît aussi à partir de 850, le « bronze arsenical ». Ce nouvel alliage intentionnel cuivre-arsenic va connaître un développement considérable. Il sert à fabriquer des outils, des pointes, des socs en quantités quasi industrielle*. Les réserves du musée Brüning, à Lambayeque, sont remplies de ces pièces. C’est intéressant, car la fabrication du bronze arsenical, par fonderie, implique par exemple, la création d’un nouveau type de four, etc.

 

 

A-t-on une idée du pourquoi de cette production ?

Elle se manifeste au moment de l’expansion des canaux d’irrigation et des terres agricoles, on a besoin d’outils résistants pour réaliser tous ces travaux. On voit aussi, à cette période là, une sensible augmentation de la production d’objets en argent.

 

Les Mochicas avaient déjà ouvert la voie…

Oui, les Mochicas connaissaient le travail de l’argent mais ce métal blanc était majoritairement utilisé dans le but de façonner des objets qui faisaient pendants à ceux en or. Selon le principe de la dualité. Voir le célèbre collier de cacahuètes, en or et argent, du Seigneur de Sipán. Alors qu’avec La société Lambayeque, on commence à avoir plus d’objets en argent, notamment de la vaisselle cérémonielle. La culture Lambayeque se singularisera néanmoins plutôt, nous l’avons vu, par l’invention d’un alliage régional et clairement intentionnel, le “bronze arsenical” (Cu-As) qui est de toute évidence lié aux progrès de cette société dans les procédés d’extraction et d’élaboration. De nouveaux types d’objets en cuivre arsenic sont également produits à grande échelle. Comme ces curieux objets en forme de “I” qu’on appelle naipes, sortes d’ébauches de dimensions différentes, qui semblent avoir été des moyens d’échanges avec les cultures de l’extrême nord pour obtenir, par exemple, les précieux coquillages sacrés de Spondylus. Ou peut-être s’agit-il de sortes d’étalons ?  Ces objets utilisés dans les échanges posent indéniablement la question de l’existence ou pas d’un phénomène pré-monétaire dans l’ancien Pérou. Cette questio reste en supsend et mériterait que nous y penchions sérieusement.

 

Venons-en au Royaume de Chimor. Nous sommes vers l’an 1000 apr. J.-C.

Les métallurgistes Chimús sont les descendants des orfèvres Mochicas. Tout comme leurs prédécesseurs, le martelage, le planage, le repoussé, la ciselure et l’ajouré sont les moyens techniques du pouvoir pour matérialiser rang et rôle au sein du royaume de Chimor. Notons que ces choix techniques semblent clairement liés au poids de la tradition. Les boucles d’oreilles, couronnes  et les  ornements  de nez  sont  parmi les pièces de l’orfèvrerie les plus remarquables de la côte nord du Pérou. Elles indiquent clairement le statut de celui qui les porte. Soulignons que ces marqueurs d’identité*** sont majortairement en argent. La production massive de parures mais aussi de vaisselle cérémonielle en argent qui apparaît de façon fulgurante à partir de la période Chimú est à mettre en relation avec le nombre grandissant des élites secondaires. Ce métal noble, qui est symboliquement complémentaire de l’or, est également un marqueur hiérarchique important. L’or, quant à lui, est exclusivement réservé au gouvernant Chimú. L’argent, métal devin qui symbolise l’astre lunaire est associé au monde de l’eau et la mort. Son utilisation est à mettre en relation avec les nombreuses cérémonies liées au culte de la fertilité qui se tenaient dans les différentes localités du Royaume Chimor.

 

Et  l’or ?

La couleur de l’or est associée à celles du soleil. L’astre qui, le jour, domine le ciel. C’est, avec l’argent, un métal inoxydable et inaltérable. Ces métaux précieux, à l’éclat sacré, sont l’expression matérielle des pouvoirs surnaturels. Pour les sociétés de l’ancien Pérou, ces deux métaux représentaient les pouvoirs de ces deux divinités et traduisaient évidemment le concept de dualité fortement ancré dans la pensée andine. C’est pourquoi ils habillent les ancêtres et les gouvernants pour légitimer le pouvoir divin. De fait, les artisans chargés de leur fabrication avaient, après un long apprentissage - notamment pour assimiler et transmettre les codes et symboles mandatés par les élites - une position sociale privilégiée.

 

Reste le cuivre...

Le cuivre, lui, est un métal rouge associé à la terre et sa couleur est fortement liée au rituel du sacrifice...

 

Terminons par les Incas…

Vers 1300 après J.-C. les Etats du Nord sont annexés par l'empire inca. Ce qui permet à la noblesse de bénéficier des techniques des orfèvres chimus. L’inca apprécie tellement leur travail qu’il fait transférer dans la capitale, à Cusco, les communautés de « plateros » (artisans spécialisés dans le travail de l’argent). Ce qui a très probablement eu pour conséquence de modifier les pratiques  métallurgiques,  tant dans les régions  du nord, que dans  celles  du sud.   Pour  une  courte  durée. Car l’arrivée des Espagnols mettra un terme à la production métallurgique traditionnelle des sociétés de l’ancien Pérou. Les conquérants font systématiquement fondre tous les objets qu’ils trouvent  - ceux que nous voyons aujourd’hui proviennent de tombes découvertes bien après la Conquête – tout à la fois pour récupérer l’or et l’argent, mais aussi pour faire disparaître les symboles dont ils sont porteurs.

 

Depuis lors, le savoir est perdu…

Certains savoirs sont indéniablement perdus, d’autres sont en train de disparaître ! En tant que spécialiste du métal, j’ai souvent l’occasion de travailler avec des orfèvres et des lapidaires passionnés, dont l’expérience technique est unique mais peu reconnue. Notre prise de conscience de la préservation et valorisation des techniques de la joaillerie précolombienne par la récupération des savoir-faire traditionnels nos a amené à entreprendre “Motche Paris-Lima”****. Une initiative dédiée à la sauvegarde d’un patrimoine immatériel singulier qui fait appel à un ensemble de compétences rares, extrêmement spécialisées. Faire revivre l’âme unique de la bijouterie précolombienne est notre tâche. Nous revisitons le patrimoine péruvien en créant et produisant des collections inédites de bijoux pour les musées, les galeries d’art et les amateurs de bijoux singuliers. Nos bijoux culturels, qui s’inspirent des plus belles collections archéologiques et muséales, en commençant par celles du Musée Larco de Lima, sont exclusivement fabriquées par des spécialistes de la côte Nord. Des bijoux stylés, porteurs d’histoire, authentiques et exclusifs, patiemment fabriqués à la main, avec des techniques anciennes et des matériaux précieux (or, argent, argent doré, cuivre doré) et nobles (coquillage de Spondylus, améthyste, etc), seules conditions pour faire renaître le charme incomparable des parures de l’ancien Pérou.

Propos recueillis en 2010

 

Le Musée Larco rénové

Le Pérou ne peut réellement s’apprécier qu’à condition de comprendre son histoire. Longue et complexe, cette dernière risque - quand elle est mal expliquée -, d’apparaître aussi ennuyeuse que frustrante. D’où l’idée de l’équipe du Musée Larco  (la première collection privée du pays) de s’entourer d’archéologues et de conservateurs afin de reconsidérer et de réorganiser ses présentations au public. Avec pour objectif  de raconter l’histoire du Pérou de façon simple et plaisante et de nous faire vivre une expérience unique. En six langues (dont le français) et à travers quinze nouvelles salles organisées autour de thèmes explicites et liés entre eux : le pouvoir, le sacrifice, la danse, la musique, le sexe, la mort, etc. Autant de thèmes qui éclairent désormais le visiteur sur des civilisations trop souvent méconnues (Chavín, Chimú, Lambayeque, etc) et sur les rituels et cérémonies pratiquées par les Précolombiens. Nul doute que le nombre de céramiques anciennes et de parures en or et argent en possession du musée (plus de 45 000 !) a facilité la réalisation de cette nouvelle muséographie.

Légende image de présentation : bandeau en or. Chavín, (1200 av. J.-C. - 1 ap. J.-C.). © ML100541. Musée Larco, Lima, Pérou.