Marie-France Fauvet-Berthelot
Docteure en préhistoire
Responsable des collections américaines du musée de l’Homme de 1982 à 1987,
puis du musée de l’Homme et du musée du Quai Branly de 1999 à 2004.
Les collections précolombiennes
au musée du Quai Branly
Vous connaissez bien les milliers d’objets précolombiens qui font partie des collections françaises. Aujourd’hui, 900 d’entre eux sont exposés au musée du Quai Branly. Selon quels critères ont-ils été choisis ?
Pour ce qui concerne le monde précolombien au musée du Quai Branly, chaque vitrine ou chaque groupe de vitrines ne renferme que les pièces majeures d’une même civilisation. Pour la Côte du Golfe, par exemple, nous nous sommes attachés à montrer les objets liés au jeu de balle. Pour le Pérou, pour lequel nous disposions de très peu de place, les civilisations sont présentées par ordre chronologique. Cela se traduit, il est vrai, par une accumulation de céramiques, mais l’idée était bien d’aller, comme lorsqu’on tourne les pages d’une encyclopédie, du style le plus ancien, celui de Chavín, au plus récent, celui des Incas. En l’occurrence, je fais allusion à une vitrine bien spécifique. Celle qui renferme tous les vases péruviens et qui demande d’être « lue » par colonnes verticales. Cela dit, comparées aux vitrines du musée de l’Homme, dans les années 60, celles du musée du Quai Branly sont aérées…
N’aurait-il pas été plus simple de présenter un objet par culture ?
C’était l’autre option. Elle pouvait se justifier par la petitesse des vitrines, mais nous avons préféré montrer le style d’une culture à travers différents exemples. J’espère que, devant ces séries, les visiteurs remarquent que les Nazcas utilisaient telles couleurs et telles formes, alors que les Mochicas en préféraient d’autres. Il y a une autre raison à cette présentation à but pédagogique. Je souhaitais que les étudiants en art précolombien puissent avoir des repères visuels. Des repères qu’ils n’ont pas en cours, puisque nous ne leur présentons des photos et jamais d’objets, même si cela commence à changer…
D’où proviennent tous ces objets ?
Essentiellement du musée de l’Homme, à l’exception de quelques-uns qui ont été achetés pour combler les lacunes des collections à l’occasion de la création du musée du Quai Branly. C’est le cas de l’excentrique maya, des rames Ica ou des tuniques de plumes.
Que sait-on de l’histoire des collections préhispaniques du musée de l’Homme ?
La majorité d’entre elles sont en France depuis le XIXe siècle. Elles proviennent de diverses sources. Certaines sont le fait de voyageurs qui ont rapporté des objets avant d’en faire don au musée. D’autres sont le fruit de missions officielles du Ministère de l’Instruction publique. Il s’agissait alors de collecter des objets sur le terrain avec des méthodes, il est vrai, assez peu scientifiques. Ainsi, la plupart des pièces péruviennes ont été ramassées dans un cimetière, sans aucun plan, ni aucune information. C’est peu dire que notre connaissance de ces objets est pauvre. À ces collections anciennes, issues de missions, de dons et de legs, s’ajoutent quelques achats, comme ceux dont je viens de parler. Cela dit, jamais le Musée de l’Homme n’a eu de budgets conséquents…
Pourquoi la collection aztèque prédomine-t-elle ?
Il se trouve que nous avons eu la possibilité de faire étudier la collection par un grand spécialiste des Aztèques, Leonardo Lopez Lujan. Par ailleurs, c’est une collection qui est fort bien documentée et dont on sait qu’elle est originale en Europe.
Pour en revenir aux critères de sélection des objets, quelle a été la part de l’esthétique ?
L’esthétique n’a pas été privilégiée. Nous avons cherché à être avant tout didactiques, au risque d’être ennuyeux… À bien regarder les objets exposés, nous avons repris nombre des pièces qui étaient déjà présentées au musée de l’Homme. Je regrette, pour ma part, que les meilleures d’entre elles figurent au Pavillon des Sessions. Car, de ce fait, l’image que nous donnons de l’art précolombien au musée du Quai Branly est appauvrie par rapport à la valeur réelle de la collection.
Qu’est devenue la momie péruvienne qui effrayait tant, dans les années 60, les jeunes visiteurs du musée de l’Homme ?
Le musée du Quai Branly n’expose pas d’ossements, pour ne pas indisposer les peuples amérindiens. C’est un parti pris déontologique. De même qu’il n’est plus présenté de têtes réduites. J’ajoute qu’une pièce sera bientôt dédiée aux restes humains dans les réserves du musée.
Qui dit réserves dit aussi trésors… N’y a-t-il pas quelques objets fabuleux non encore exposés ?
Les plus beaux objets sont déjà dans les vitrines. Si vous alliez dans les réserves, vous trouveriez énormément de tessons, des centaines de poteries, une belle collection de métal vicús et des collections très disparates. Mais votre question m’amène à vous faire part d’une réflexion. Je suis surprise de la façon dont on décrète que tel ou tel objet est un chef-d’œuvre. Aujourd’hui, il suffit qu’un objet soit largement reproduit dans les ouvrages pour qu’il sorte soudain de l’anonymat. Parce que notre œil s’habitue à lui… Quant aux trésors précolombiens que vous imaginez cachés, ils sont au Louvre, au Pavillon des Sessions. Dans une salle située sous l’exposition permanente des peintures espagnoles…
Les plus belles pièces mayas sont exposées là. Y figure notamment un masque en stuc de Palenque de toute beauté. Le problème, c’est qu’en termes de visiteurs, très peu de personnes - y compris nos étudiants - vont au Palais des Sessions. C’est dommage, car le lieu est beau et constitue par lui-même un cabinet de curiosités du XXe siècle.
Pourquoi l’art précolombien est-il si méconnu des Français ?
C’est inexplicable, parce qu’il y a depuis longtemps une tradition de fouilles en Amérique latine. Est-ce une esthétique, un art difficile à comprendre pour les Français qui préfèrent les objets réalistes ? C’est possible. Contrairement aux arts africain et chinois, il ne correspond pas à nos canons, à nos archétypes. Il peut être effrayant et je pense qu’il gêne nos compatriotes.
Que faudrait-il faire pour le développer ?
Sans doute mieux l’exposer au musée du Quai Branly. Malgré tout, je constate que l’enseignement de l’art précolombien se développe et qu’il y a de plus en plus de livres qui traitent de ce sujet sur les étagères des librairies. En proportion, il y a 10 ans, vous ne trouviez rien sur cet art. L’ouvrage publié par le Musée du Louvre sur la Mésoamérique est révélateur de cette évolution. Même si le mot Mésoamérique n’est pas bien accepté…
Que voulez-vous dire ?
Certaines personnes de l’École du Louvre ont le sentiment que le terme Mésoamérique n’attire pas le grand public.
Quelle était la destination des objets exposés au musée du Quai Branly ?
Pour ce qui concerne les céramiques, 90 % d’entre elles sont à usage funéraire. Les sculptures ont davantage une dimension politique. Je parle surtout de la Mésoamérique. Cela ne se voit pas dans les salles du musée du Quai Branly — parce que nous n’avons pas de sculptures de dirigeants — mais les stèles mayas constituent des objets hautement politiques. C’est totalement différent en Amérique du Sud, où l’on trouve de façon récurrente le dieu sacrificateur - l’égorgeur - celui qui porte des têtes coupées… Les constantes y sont plus voyantes qu’en Mésoamérique et un même fonds religieux y apparaît dans toutes les cultures.
Quelle est la part du déchiffrement des glyphes mayas dans la compréhension des peuples de Mésoamérique ?
Il est certain que le déchiffrement de l’écriture maya a fait avancer la compréhension globale du système politique de la Mésoamérique. On retrouve, dès les Olmèques, des images politiques de dirigeants.
Où en est-on du déchiffrement ?
Les épigraphistes parviennent à traduire entre 60 et 70 % des glyphes. La vérité, c’est que leurs traductions diffèrent quelquefois… Mais le fait est que les progrès sont indéniables depuis que l’on s’intéresse de près aux langues mayas parlées actuellement. Il n’empêche que 600 ans nous séparent des anciens Mayas. Entre temps, la langue n’a pas manqué d’évoluer, avec des particularismes propres à chaque cité. Si bien qu’un même glyphe peut être écrit de dix façons différentes. C’est extrêmement complexe.
C’est sans doute un excellent moyen d’entrer dans le mode de pensée des Mayas…
Effectivement, les connaissances des langues mayas actuelles nous permettent de comprendre le mode d’appréhension du monde des Mayas qui est très différent du nôtre, très subtil.
C’est plutôt positif pour les archéologues…
Bien sûr, aujourd’hui, en venant sur le terrain, l’épigraphiste traduit ce qui est écrit sur la stèle et indique au-delà du nom du roi, le lieu où il est enterré. Certes, toutes les pyramides ne sont pas des tombeaux, mais il y en a plus qu’on ne l’imaginait. Les fouilleurs clandestins le savent désormais et s’empressent de creuser la pyramide en son centre, où se situe le tombeau, pour piller les céramiques et le jade. Point positif : les méthodes ADN permettent d’établir les filiations entre les rois, à condition que les os ne soient pas trop abîmés…
Quels pouvoirs attribuait-on aux défunts ?
Il faut éviter de généraliser. Chez les Mayas, le roi défunt devenait un dieu. Les ancêtres faisaient l’objet d’un culte. Ailleurs, c’est nettement moins évident…
Cependant, en Amérique du Sud, les momies des empereurs incas faisaient aussi l’objet d’un culte…
Chez les Incas, comme auparavant chez les Paracas, il y avait un désir de conserver le défunt, mais pas comme en Mésoamérique où c’est essentiellement la sculpture qui remplissait cette fonction. Mais il faut se garder de généraliser, car le statut du défunt est souvent difficile à définir. Et puis, il y a des différences — pour le moins sensibles —entre le mobilier que l’on trouve dans une tombe paysanne et celle d’un dirigeant…
Peut-on faire un parallèle avec le rituel funéraire égyptien ?
Le rituel funéraire précolombien n’est pas aussi complexe. Mais il y a quand même dans les tombes et dans la disposition particulière des objets bruts ou travaillés par l’homme, des références aux trois mondes : céleste, terrestre et souterrain (l’inframonde). Sur ce plan, il y a tout un discours qu’on aborde de mieux en mieux. Nous disposons de beaucoup plus d’informations par la précision des fouilles et les progrès des restaurations. Cela permet d’avoir une vision plus large de ce qu’était le rituel funéraire.
Qu’est-ce qui vous étonne le plus chez ces peuples anciens ?
Leur haut degré d’inventivité. Au sommet, je place la découverte du zéro par les Mayas. On sait aussi que les populations de Mésoamérique connaissaient la roue - des jouets à roulettes ont été retrouvés dans l’État de Veracruz – mais ils n’en avaient pas l’usage, en raison de leurs chemins montagneux et faute d’animaux de trait…
Sauf en Amérique du Sud, avec les lamas…
Les lamas peuvent porter tout au plus une charge de 30 kg et ce ne sont pas des animaux de trait…
Vous parliez de peuples inventifs…
Bien sûr. Nous devons beaucoup aux Précolombiens dans le domaine de l’agriculture notamment, ne serait-ce que la sélection du maïs. Dans le même temps, il est étonnant de constater qu’ils n’ont pas dépassé un niveau de vie néolithique. Le métal a été extrêmement lent à s’implanter, L’outillage de pierre y supplante longtemps l’utilisation du métal. Mais pour des gens qui n’ont disposé que de la pierre, ils ont réussi des choses extraordinaires. Il suffit de voir la finesse des glyphes ou le travail du jade qui est une pierre extrêmement dure. Ou encore d’imaginer l’énergie qu’il a fallu rassembler pour construire les murs cyclopéens de Sacsahuaman dont certains blocs dépassent 8 mètres et pèsent plusieurs tonnes…
Ils avaient tout le temps devant eux…
C’est vrai, mais aussi la force humaine. Car pour construire ces monuments gigantesques que sont les pyramides ou la « forteresse » de Sacsahuaman, il fallait qu’existe une société très hiérarchisée, en mesure de mobiliser et de diriger un nombre très important d’esclaves. La prédestination était très forte et il valait mieux naître dans la classe noble, du bon côté de la barrière…
Quelle est la part des objets faux ?
Elle est importante, car le faux n’est pas récent. On en trouve au Mexique dès le 19e siècle. Parce qu’il y avait déjà un marché, des collectionneurs, et que dans les pays d’Amérique latine les populations locales ont une longue tradition de poterie. Elles se sont vite aperçues que la vente de céramiques était lucrative… En matière de faux, l’histoire la plus célèbre est associée aux urnes zapotèques, au Mexique. Nous connaissons les noms des frères qui les fabriquaient à Oaxaca, à la fin du XIX° siècle. Leurs urnes se sont retrouvées mélangées aux autres dans tous les musées du monde. Un Français, Pascal Mongne, a fait la démonstration que les urnes exposées sont en bonne partie fausses. Au Pérou c’est différent, car les anciens potiers - c’est notamment le cas des Chimús - utilisaient des moules et fabriquaient leurs céramiques à un niveau quasi industriel. Nombre de ces moules sont aujourd’hui entre de mauvaises mains…
Comment réagit le responsable d’un musée devant un objet douteux ?
Il refuse de l’acheter. Au musée de l’Homme, compte tenu de notre petit budget, nous n’avions que très peu de contacts avec ce qu’on appelle le marché de l’art. Quand nous en avions et que nous pensions être devant des collections douteuses sorties récemment de tel ou tel pays d’Amérique latine, il nous est arrivé de prévenir l’Ambassade concernée. Souvent pour rien, car cette dernière ne pouvait pas intervenir…
Pour quelles raisons ?
Dans notre pays, pour qu’une ambassade étrangère puisse revendiquer des pièces, il faut qu’elles aient fait l’objet d’une publication. Cela signifie que toutes les autres peuvent circuler sous le manteau…
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à l’art précolombien ?
C’est accidentel. J’étais préhistorienne et nous fouillions sur un site de chasseurs de rennes près de Paris, à Pincevent, en 1964, quand le chargé du département d’Amérique du musée de l’Homme est venu nous voir, un jour d’été. Il a demandé à André Leroi-Gourhan s’il y avait quelqu’un parmi nous qui pouvait venir fouiller des maisons au Guatemala… André Leroi-Gourhan me l’a proposé. Je ne savais pas très bien où était le Guatemala, mais j’ai dit oui. Partie six mois, j’en suis revenue américaniste. Ensuite, j’ai intégré le département Amérique du musée de l’Homme.
Où avez-vous réalisé des fouilles en Amérique ?
J’ai surtout fouillé au Guatemala pendant une trentaine d’années - à raison de trois mois de fouilles par an en moyenne - puis au Mexique, dans l’état du Michoacàn, et un peu en zone maya.
Parmi les centaines d’objets précolombiens exposés en France quels sont vos trois préférés ?
Parmi les pièces aztèques, j’aime particulièrement une statue de Quetzalcoatl sous sa forme de dieu du vent Ehecatl. La divinité est représentée par un singe. Ce qui me plaît - et ce qu’on ne voit pas dans la salle actuellement car il est présenté de face - c’est sa queue enroulée. La pièce est dynamique et j’apprécie ce petit côté clin d’œil, même si l’humour ne caractérisait pas le dieu en question… J’aime bien également une petite sarigue de l’horizon ancien du Pérou. C’est un mortier en pierre, une très belle réalisation qui montre l’animal de façon assez réaliste. Parmi mes objets préférés, il y a aussi un récipient maya préclassique qui a la forme d’une tête humaine, avec une immense bouche grande ouverte. Je l’ai appelé : « ce que dit la bouche d’ombre ». Elle est pleine d’un discours qu’on n’entend pas. J’ai eu grand plaisir à voir qu’en 2011, Fabienne de Pierrebourg lui avait accordé une place privilégiée dès l’entrée de la salle Amérique, dans une petite vitrine où elle se retrouve seule, ce qui l’a met merveilleusement en valeur.
Ce discours qu’on n’entend pas, n’est-ce pas tout le problème de l’art précolombien dans notre pays ?
Soyons optimiste, cela est en train de changer…
Propos recueillis en 2007 et 2008
Pour en savoir plus
- FAUVET-BERTHELOT Marie-France. Ethnopréhistoire de la maison Maya. Guatemala (1250 - 1525). Mexico. Centre d’Etudes Mexicaines et Centraméricaines, coll Etudes Mésoaméricaines I - XIII, 1986
- FAUVET-BERTHELOT Marie-France. Lexique et typologie des poteries. Avec Hélène BALFET et Susan MONZON. Presse du CNRS, 2000.
- FAUVET-BERTHELOT Marie-France et Leonardo LÓPEZ LUJÁN Aztèques. La collection de sculptures du Musée du Quai Branly. Musée du Quai Branly. Paris. 2005.
- FAUVET-BERTHELOT Marie-France. Six personnages en quête d’objets. Histoire de la collection archéologique de la Real expedicion Anticuaria en Nouvelle Espagne. Gradhiva. Revue d’archéologie et d’histoire des arts. 2007.