José Pineda Quevedo

 

Architecte. Docteur de l’Université Paris III.
A enseigné l’architecture et l’urbanisme du Pérou précolombien
dans les Universités nationales d’Ingénierie et de San Marcos de Lima

 

Tristes constats sur le site de la pyramide de Menocucho. Une large trouée a été faite par les pilleurs à la base de la pyramide et les traces du saccage sont partout manifestes. © Photos José Pineda

La Pyramide du Soleil (la plus grande pyramide d’Amérique du Sud) a été pillée au temps de la Conquête. Pour l’éventrer, les Conquistadors ont détourné le cours du rio voisin pour accéder aux richesses que la “huaca” était supposée contenir. Photo © José Pineda

Éventrée par son milieu au nom de la science... © José Pineda Quevedo

Des roches gravées qui restent à étudier et qu’il est urgent de préserver. © José Pineda Quevedo

Pierres et chaos de roches interpellent à la Huaca de la Luna. Que fait cette pierre (en bas, dans l’axe de la trace brune) sur le panneau du thème complexe s’interroge l’archéologue Moises Tufinio ? Et puis, pourquoi ce chaos de roche a-t-il été “absorbé” à l’intérieur de l’en- ceinte de la huaca ? © Photos José Pineda Quevedo

Vous vous insurgez contre la destruction de milliers de sites archéologiques dans la vallée du rio Moche, sur la côte nord du Pérou. Comment expliquez-vous un tel nombre de vestiges ?

Vous avez raison de dire que je m’insurge. Mais c’est à la hauteur de mon inquiétude. Le patrimoine archéologique de mon pays est aujourd’hui réduit à cette affaire commerciale qu’est devenu Machu Picchu, alors qu’il y a tant d’autres sites à valoriser et qu’il devient urgent de protéger des dizaines de vallées comme celle du Moche qui connaît des destructions terribles de leur exceptionnel patrimoine archéologique. Et ce, alors qu’une nouvelle lecture de l’espace préhispanique est encore possible ! Pour en revenir à votre interrogation, la vallée du rio Moche concentre effectivement des milliers de vestiges. Un ensemble extraordinaire de constructions et de canaux d’irrigation.  Des lieux occupés dès la période pré-céramique, avec aussi des sanctuaires et des chemins tracés depuis le paléolithique. Sans compter les vestiges naturels : des montagnes, des rochers et des chaos de roches qui nous interpellent aujourd’hui…

 

Pour quelles raisons ?

C’est désormais admis : le sacrifice humain était une pratique dans l’ancien Pérou. Nous en avons des preuves presque partout. Dans la vallée du Moche, l’archéologue Steve Bourget a été le premier à trouver, sur les plates-formes de la Huaca de la Luna, les restes épars de jeunes adultes sacrifiés autour d’un rocher. Avant sa découverte, personne n’aurait donné un sou pour cet élément naturel, ce monolithe d’environ deux mètres de haut. Nous savons maintenant que ces rochers jouent une rôle importante pour les sacrifices humains. On retrouve cela à Tucume dans la vallée du Lambayeque. Ce type de monolithe n’a rien de particulier, apparemment. Pourtant, il est le au centre de la composition urbaine des sites. C’est là que tout commence…

 

José Pineda Quevedo saisit une photo.

 Au sol, vous ne voyez presque rien qui vous indique que ce pierre est importante pour la composition urbaine du site de Menocucho. Sur cette photo aérienne, vous distinguez la pierre. C’est ce tout petit point. Elle est au centre de cette place publique qui date de 1 700 ans avant J.-C. A mon avis, il y a quelque chose à voir avec la nature. La géographie est sacralisée. Reste à savoir si les rochers à l’intérieur des sites sont en relation avec les montagnes voisines ? Ou s’ils ont une valeur sacrée en eux-mêmes ? J’observe en tout cas que ces rochers sont en alignement avec les pyramides*, elles-mêmes orientées vers le sommet des plus hautes montagnes sur lesquelles se produisent les « lomas ».

 

C’est-à-dire…

Il s’agit d’un phénomène naturel. Sur la côte nord, l’humidité vient de la mer. Elle forme des nuages qui, poussés par le vent, se condensent au contact des sommets des montagnes les plus élevées. C’est ainsi que certains de ces sommets sont couverts de végétation. Il est possible que les Amérindiens de cette côte désertique voyaient dans ces endroits ou existait la vie des « apus »[1]. Beaucoup des ensembles monumentaux de la vallée du Moche, et pas seulement les huacas de la luna ou del sol ou la pyramide de la huaca El Higo en Chan Chan, sont orientées vers ces sommets tutélaires. C’est pourquoi j’exclus le mont Blanco de la liste des monts tutélaires majeurs. Certes, il domine la Huaca de la Luna et constitue à l’évidence un site de grand valeur, mais il ne s’y produit pas de lomas et aucun grand monument n’est orienté vers lui. Dans l’iconographie Mochica on voit des scènes de sacrifices humains, des gens sont précipités du haut des montagnes qui accueillent une végétation et faune sauvage. Par comparaison Steve Bourget suggère que c’est au mont Blanc que ce rituel était exécuté. Je ne suis pas d’accord, je m’y suis rendu dernièrement pour le vérifier – en plus, on ne peut pas, pardonnez ce détail, y précipiter de prisonniers. Les pentes ne sont pas assez abruptes. Il nous faut donc regarder plus loin, plus haut, vers le milieu de la vallée du Moche. Là où les montagnes la dominent. Les sommets sont à plus de 1000 mètres et recouverts de végétation. A l’évidence, ce sont les montagnes les plus sacrées.

 

Et les chaos de roches ?

Ce sont de gros blocs naturels qui n’ont jamais été déplacés. On y trouve adjoints parfois des pétroglyphes. Ces chaos se trouvent sur les crêtes et les flancs de la vallée, parfois entourés de murs. Comme à Ventarrón, dans la vallée de Lambayeque où le site était recouvert par une décharge publique.

 

Expliquez-nous…

Il est venu aux oreilles de l’archéologue Walter Alva que des pilleurs avaient retrouvé des fresques en lisière d’un énorme tas d’immondices. Après une première investigation, le site a été nettoyé. Ce qui a tout de même était nécessaire de remplir 150 camions ! Mais cela valait la peine, car Ventarrón s’annonce riche en découvertes extraordinaires. L’équipe d’archéologues dirigée par Nestor Alva, le fils de Walter, a déjà mis à jour, à proximité d’un foyer daté au carbone 14 du pré-céramique, une frise exceptionnelle qui reproduit, deux millénaires avant celle des Mochicas, la fameuse scène de la chasse aux cerfs. Il faut s’attendre à d’autres trouvailles fabuleuses du même genre. Mais revenons aux chaos de roches. Certains ont la forme d’animaux. Comme sur les parois des grottes préhistoriques, la forme originale des roches suggère déjà la forme d’un animal. vous pouvez voir, sous certains angles, une épine dorsale de serpent, un œil ou les crocs d’un jaguar. On y distingue aussi, mais pas toujours, des pétroglyphes. Ces chaos de roches, très nombreux, sont parfois entourés de tombes. Comme je l’ai déjà dit, la géographie est sacralisée. Une autre anecdote à propos des pierres. On en trouve une, petite et anodine à nos yeux, sous les fresques peintes – désormais les plus complexes de l’iconographie mochica - découvertes récemment sur la Huaca de la Luna.  La pierre est posée sur le sol, juste à la verticale du milieu de la fresque qui la surplombe. Manifestement, cette pierre avait une importance considérable.

 

José Pineda Quevedo montre une seconde photo.

Ce cliché a été pris au-dessus de la vallée de Moche en 1942. Il montre un temple, bâti en terre, et daté de 1 750 avant J.-C. On y voit, notamment, une plate-forme, des colonnes, un escalier… Comment croyez-vous que cet édifice est parvenu jusqu’à nous  en aussi bon état ? Tous les temples ou sanctuaires étaient sacralisés à un moment donné. Ensuite, même abandonnés et privés de sa fonction d’origine, ils continuaient à compter. Ils étaient sacrés pour toujours. Cet exemple montre bien la continuité.

 

Vous parliez de chemins très anciens…

Ils partaient de la côte et de la montagne, avant même que l’homme se sédentarise. Ils ont, ensuite, été réaménagés sans arrêt. De même que les canaux d’irrigation étaient déjà très performants au pré-céramique. L’archéologie a tendance à affirmer qu’il y a eu des périodes d’abandon du territoire. Mais cela ne se voit pas, ou très peu, dans l’espace. Au contraire, je constate une continuité dans l’occupation de la vallée et une suite de progrès techniques, plutôt que des ruptures. Je suis convaincu qu’on ne peut pas découper l’histoire de la vallée de Moche en tranches. C’est le même peuple, la même culture qui évolue. C’est flagrant pour les réseaux d’irrigation. Au fil du temps, ils ont été réaménagés pour être chaque fois plus performants dans le but d’étendre la surface cultivée.

 

Sans les canaux, c’est un désert…

Les vallées de la côte nord du Pérou sont des oasis au milieu d’un désert. Le développement de la vallée tient au perfectionnement du système d’irrigation. Pendant la période dite Mochica, on observe déjà de grands canaux, mais pas toujours en plein désert. Il faut attendre la période dite chimu pour voir de tels canaux, de plus en plus longs, et qui passent d’une vallée à l’autre. Comme c’est le cas pour le canal La Cumbre qui amène l’eau de la vallée du à Chicama à la vallée du Moche, pas très loin de la mer.

 

Vous ne semblez pas d’accord avec les affirmations de certains chercheurs…

En 1990, ma thèse de doctorat portait sur la Maîtrise du territoire dans la vallée de Moche. Je visais à donner un aperçu différent de l’archéologie. Voyez-vous, l’archéologue travaille à partir des objets et de fouilles très précises, très ponctuelles, qui débouchent sur des travaux qui durent des décennies, car les sites sont immenses. En qualité d’architecte, j’apporte ma vison de l’espace, et cette autre vision que procure la photographie aérienne. Je dispose de clichés pris du ciel en 1929, 1942, 1969, 1970, 1981 et, bien sûr, plus récemment. Grâce à ces photos aériennes, je suis l’évolution de la destruction, l’impact des niños**, mais je vois aussi des formes qui nous échappent au sol. C’est ainsi qu’en 2001 (merci d’indiquer l’année) sur une photo couleurs prise en 1970 par les Américains venus secourir les sinistrés du tremblement de terre, une tache rouge a attiré mon attention. J’ai d’abord cru à un défaut du cliché. Mais d’autres images montraient la même tache rouge. Je me suis rendu sur place pour constater que le sol était recouvert d’une incroyable quantité de tessons de céramiques, pas issus de vases ou de tuiles, mais de frises cuites de couleurs rouge. Et en-dessous, il y avait des tombes.  Malheureusement, un récent canal d’irrigation traversait le site et le défigurait, alors qu’il était encore intact en 1970.

 

C’est excusable dans ce cas. Cela l’est beaucoup moins quand voit les lignes, les géoglyphes de Nasca, traversés par la Panamerican…

Savez-vous que ces lignes et géoglyphes ne se trouvent pas qu’à Nazca. Il en existe partout, y compris sur la côte centrale, autour de Lima, et au nord dans la vallée de Moche où l’on peut distinguer des motifs géométriques, notamment des spirales, mais aussi le dessin d’une araignée…

 

J’expose à José Pineda quelques unes des conclusions des travaux de l’ethnologue Dimitri Karadimas (cliquez ici). Spécialement lorsqu’il fait référence aux araignées et à la guêpe parasitoide, laquelle serait – sous une forme anthropomorphisée – une déité majeure mochica.

 Malgré l’intérêt que je porte à l’iconographie Mochica je suis incapable d’interpréter les dessins faits sur leurs vases et parois par cette civilisation. Les codes me sont méconnus je ne peux pas donner mon opinion sur ces travaux. Mais je peux vous dire que, sur la côte, je n’ai jamais vu la lutte entre la guêpe et l’araignée, alors que je l’ai constaté dans les montagnes. Quand j’étais gamin au Péro,  j’habitais dans la montagne à 2600 mètres d’altitude, à Cajabamba. Il m’arrivait souvent d’aller me promener à la campagne. C’est là que j’ai observé plusieurs fois la lutte entre une guêpe et une tarentule. La guêpe était bleue, très mince. L’araignée grosse comme ma main. La guêpe tournoyait autour de la tarentule, avant de la piquer. Ensuite, Il fallait voir la force incroyable de la guêpe tirant la tarentule paralysée jusqu’à son antre, un trou dans le sol…

 

Au moins tous les rochers dont vous parlez n’intéressent pas les pilleurs !

Les pilleurs s’intéressent déjà suffisamment aux objets et ruinent les paysages en laissant derrière eux un nombre infini de cratères. Mais tous comptes faits, ils font beaucoup moins de dégâts que ceux qui arasent aujourd’hui les sites archéologiques.

 

A qui faites-vous allusion ?

Avant de venir en France, j’étais directeur du patrimoine préhispanique à Lima. Je parle donc en toute connaissance de cause et pointe du doigt les agriculteurs qui étendent chaque année davantage leurs terres dans la vallée du Moche et ailleurs, en se servant très souvent de la dynamite pour faire sauter, entre autres, les chaos de roches. Ce qui s’ajoute aux destructions causées par ceux qui utilisent les ruines archéologiques comme carrières. Je désigne aussi l’industrie du poulet en batteries. Les éleveurs sont de plus en plus nombreux dans la vallée. Non contents d’occuper les sols, ils les polluent avec les déjections animales. Notre drame, c’est que l’information du public est quasi-inexistante. L’histoire précolombienne fait une entrée timide dans les programmes scolaires. En revanche, tous les écoliers connaissent les noms des grands conquérants espagnols. Le passé pré-colonial, encore méprisé par les elites, continue de gêner. Quand vous savez que les reines de beauté sont de type européen au Pérou, vous vous dites qu’il y a encore beaucoup de progrès à faire !

 

Au-delà des Incas, les Indiens n’ont vraiment aucune notion, aucune idée de leur lointain passé ?

Je vais vous citer une anecdote. J’ai marché plus d’un an à pied dans la vallée du Moche, pas toujours avec mes élèves. Mais toujours avec quelqu’un m’accompagnait jusqu’au point de départ de l’ascension des montagnes avec sa camionnette. Celle qu’il utilisait pour faire le marché. Le premier jour, je lui ai payé la journée en lui demandant de revenir me chercher le soir au lieu convenu. Ce qu’il a fait sans poser de question. Le lendemain, il m’a demandé ce que je faisais de ma journée. Pourquoi je montais en haut des collines. Je lui ai expliqué que je regardais les anciens habitats, les anciens canaux hydrauliques et que son étude me montrait que les anciens péruviens avaient fait des choses formidables, L’homme était Indien et très intéressé. Il a souhaité continuer à m’accompagner. Les jours suivants, au fur et à mesure des ascensions, c’est lui qui partait le premier. Quand j’arrivais au sommet, il était déjà en train d’observer !  Il a fini par me dire « vous savez, depuis que je travaille avec vous, je regarde mes fils en face, sans me sentir complexé parce que j’ai des sujets de conversation qu’ils ignorent. Nous sommes pauvres, mais je vais faire l’effort de les envoyer à l’Université ». Il était devenu fier de ses racines.

 

Pour mieux situer la vallée du Moche, quelles sont ses dimensions ?

La vallée est très étroite dans ses parties moyennes et hautes, environ entre 1 et 2 kilomètres de largeur. Des Andes où commence la vallée haute, jusqu’à la côte, il y a environ 50 km. La vallée basse se termine par la plaine côtière, une sorte d’embouchure large de 20. La vallée moyenne se situe entre 17 et à environ 25 km de la mer.

 

L’occupation humaine y a toujours été très dense…

Tout a été occupé. Souvent, on a du mal à discerner où commence et où finit une agglomération.

 

Est-ce aussi le cas pour celle qui se situe au pied de la Huaca de la Luna ?

Il y a beaucoup d’agglomérations dans la vallée. Mais justement, je ne suis pas d’avis qu’il existait un site urbain entre la Huaca de la Luna et du soleil. Pour moi, le lieu était composé des structures architecturales au service du fonctionnement du Sanctuaire. Ce n’était pas une agglomération au sens où on l’entend habituellement. Il s’agissait d’un sanctuaire, comme à Chavín ou Pachacamac. Un pouvoir énorme avait sur ce site tout près de la côte mais il se répartissait sur plusieurs sites, de haut en bas de la vallée. Là encore, en parlant d’agglomération, on applique des concepts occidentaux, mécaniquement, sans réfléchir. Et les Péruviens, n’osons pas s’opposer aux chercheurs étrangers.

 

Vous êtes architecte, mais aussi archéologue, enseignant. Comment vous définissez-vous ?

Je suis tout ça. Au Pérou, ce n’était pas évident de pratiquer un seul métier. Surtout pendant la période de crise que nous avons connue de 1980 à 1990. C’était une période très difficile où j’ai dû exercer plusieurs métiers. Après la fac, j’ai travaillé avec un grand professeur, un pionner en matière de recherche sur l’architecture précolombienne. Carlos Williams. Son autorité est grande au Pérou. Auprès de lui, au nord comme au sud du Pays, je me suis formé. J’ai toujours été passionné par l’histoire préhispanique. Les Mochicas sont maintenant ma spécialité. C’est dans la continuité de mon travail.

 

Vous travaillez en France. Qui vous missionne ?

Malheureusement personne. Pour l’heure, je suis responsable de la post-fouille d’un site archéologie gallo-romain, près de Nangis, à côté de Provins. Mais ma passion reste le Pérou. Alors j’écris des articles… J’ai fait ma thèse à Paris III. Je suis docteur en archéologie et en géographie. Il me suffirait d’avoir un petit poste pour développer ma passion. Mais ce n’est pas facile à trouver. Alors je travaille toute l’année sur ce site français. Dès que je peux, nous partons en famille au Pérou. Là bas, mes copains et beaucoup de mes anciens élèves sont responsables de sites. Par exemple, à Chicama, sur la huaca de Cao, là où a été trouvée la « señora » tatouée, c’est Regulo Franco, mon élève, qui est responsable des fouilles. A Lambayeque, sur le projet de Ventarrón, je retrouve Nestor Alva qui m’a longtemps accompagné dans mon travail sur la vallée de Moche, ainsi que mon ami Alfredo Narvaez sur le projet de Tucume. Je retrouve aussi à la tête du projet Huaca de La Luna dans la vallée du Moche à mon ami de toujours Ricardo Morales. Nous discutons beaucoup ensemble.  Personnellement, je lis tous les comptes-rendus archéologiques, je cherche à comprendre, car pour moi beaucoup d’explications sont équivoques.

 

Où se situent les temples dans la vallée ?

Les habitations et les temples sont construits sur les flancs de la vallée et sur les sommets. Il n’y en a pas au fond, à l’exception de quelques temples. En revanche, vous voyez partout des points de contrôle sur les anciens chemins, souvent avec des chicanes, à proximité des habitations et des lieux de stockage.

 

Des points de contrôle ?

Il y en a de naturels, mais beaucoup sont le fait de l’homme. La société contrôlait tous les passages. Pour limiter certains accès. Ainsi, tous les chemins de la partie basse sont bordés de murs. Contrôlés. En plus, pour utiliser ces chemins, vous deviez passer par des contrôles parfois associés à des temples. Dans toute la vallée existent des chemins qui sont coupés par des chicanes. Certaines sont très anciennes d’environ  1500 avant J.-C. Dans ces vallées, qui contrôle l’eau, contrôle aussi l’agriculture, la survie de la communauté. Tous ces sites sont stratégiques. La lecture de l’espace montre que les réseaux hydrauliques et les chemins sont toujours les mêmes dans le temps. Ils ont évolué, mais répliqués comme autant de schémas.

 

Les Incas ont-ils laissé leurs marques ?

Ils ne sont pas présents dans la vallée Moche. Ils l’ont conquise, mais n’ont pas créé d’ouvrages. Il n’empêche que jusqu’à la Conquête les échanges, clé de l’économie, étaient nombreux. Beaucoup de céramiques de la côte se retrouvent dans la montagne et inversement. Certains affirment que les montagnards ont conquis la côte. Ce n’est pas mon avis. Les chemins sont là depuis longtemps. Les échanges remontent à tout aussi loin. Cela signifie tout simplement que les montagnards étaient d’excellents céramistes et qu’ils échangeaient leurs créations contre ce qu’ils ne produisaient pas et dont ils ressentaient le besoin. Le poisson de la côte et la coca de la partie haute de la vallée en faisait naturellement partie.

 

A vous entendre, on a le sentiment que toute la vallée devrait être classée…

C’était mon rêve, mais je suis réaliste. Aujourd’hui, je demande seulement qu’on pratique comme en France lorsqu’on ouvre un chantier d’autoroute. C’est-à-dire que des archéologues viennent étudier les sites repérés et fassent les relevés nécessaires avant de laisser passer les bulldozers. Si vous ne procédez pas ainsi, comment voulez-vous conserver la mémoire ?. Je me bats pour que mon pays ne perdre pas la mémoire sur son passé amérindien.

 

Quelle est pour vous la priorité absolue ? 

 L’information des Péruviens. J’aimerais qu’ils connaissent et soient fiers de leur passé amérindien. Je me bats pour défendre tous les sites archéologiques du Pérou. C’est ici, dans cet appartement, qu’est né le mouvement pour empêcher la création d’un téléphérique à Machu Picchu. Nous avons gagné grâce à Internet et le travail remarquable de Rita Lamertyn en Belgique et de chidakash en Canada… Pour l’heure, il faut impérativement protéger la pyramide de Menocucho, dans la vallée du Moche. Parce que la genèse de son histoire est là. La pyramide date de 1 700 avant J.-C. Elle se situe entre la vallée haute et la vallée moyenne. Extérieurement, le monument est paré d’adobes tronconiques. Il paraît recouvert d’énormes têtes de clous. Ce parement insolite se ressemble étonnamment à la façade du temple aux mosaïques de cônes d’Uruk en Mésopotamie,. Malheureusement, Menocucho est pillé sans arrêt. Dernièrement et aidé sans doute par un radar, des huaqueros (pilleurs) viennent d’y creuser un tunnel d’un mètre de haut. Juste à la base de la pyramide. Ils sont parvenus jusqu’à une cavité, une tombe couverte de pierres et se sont emparés de son contenu. C’est triste. La perte est considérable. Inimaginable. Il ne reste plus que des morceaux de céramique – de grande qualité - que les voleurs ont laissé derrière eux. Ils sont bien sûr partis avec des pièces de valeur. Comme ils n’ont pas la technique pour fouiller scientifiquement, les pilleurs cassent beaucoup, se conduisent en vandales et s’emparent de tout ce qui n’est pas standard.

 

Que fait l’État ?

L’État se concentre sur les sites qui font venir les touristes, mais pour tous les autres il n’y aucun contrôle. Il y a bien l’Institut national de la Culture, mais son personnel est inopérant et insuffisant. Ils sont trois ou quatre pour la côte nord et se plaignent, quand on les interroge, de manquer d’argent et de temps. Le fait est qu’ils ne parviennent même pas à classer un site par an, alors qu’il y en a des milliers dans la vallée. Si l’on ne fait rien, tout sera détruit d’ici peu.

 

Que comptez-vous faire ?

Tel que c’est parti, nous courons à la catastrophe. J’essai de sensibiliser le gouvernement et l’opinion à travers la presse. En 2007, nous avons publié un gros article dans le journal de Trujillo. Nous avons recommencé en 2008. Avant de lancer ce second appel au secours, les journalistes m’ont accompagné dans la vallée pour constater que le nombre de sites détruits, ou en voie de l’être, allait crescendo. C’est plus qu’attristant. Cela me donne des cauchemars et, parfois, l’envie d’abandonner. Mais je me ressaisis. Rien que le fait de vous parler me donne envie de me battre !

 

Dans pareil contexte, quelle vision avez-vous des collectionneurs ?

Je l’ai dit, le gros du problème ce ne sont pas les objets, mais tous les sites à l’abandon, livrés aux saccages et voués à la destruction. Je ne supporte pas ce laisser faire, qu’on accepte ainsi de perdre notre mémoire. Pour en revenir aux objets, ils sont souvent mieux gardés en Europe ou aux Etats-Unis que chez nous. Il n’empêche. En créant la demande, les collectionneurs entretiennent le pillage. Il importe qu’ils en aient conscience chaque fois qu’ils achètent en galerie ou qu’ils lèvent la main dans une vente aux enchères. Ils feraient beaucoup mieux de faire comme moi et de collectionner les répliques !

 

José Pineda Quevedo saisit un vase mochica au-dessus d’une armoire. Le mot « replica » est gravé sous sa base. L’aspect du vase, le décor et même l’engobe sont fidélèment reproduits.

Regardez comme ce vase étrier est bien fait, bien dessiné. Je l’ai choisi, comme les autres, près de la Huaca de la Luna. Les artisans qui font cela ont un talent fou. Ils se tiennent devant le site et vous proposent ces merveilles, peintes à la main, pour l’équivalent de quelques euros. Avec cela dans mon sac à dos, je franchis la douane sans problème (rires).

Propos recueillis en 2008

[1] Mot quechua : Dieu secondaire. Terme utilisé pour désigner un mont tutélaire.