Philippe Béarez

 

Archéo-zoologue. Archéo-ichtyologue chargé de Recherche au CNRS.
Muséum national d'histoire naturelle (Paris).
Département "Écologie et gestion de la biodiversité"

 

Restes osseux de poissons. © P. Béarez

Otholites

Lions de mer et otaries peuplent les côtes de l'Amérique du Sud bordées par le courant de Humboldt. © J. Barbier

Manchot de Humboldt. © CGB

Le courant froid de Humboldt remonte de l'Antarctique et longe les côtes du Chili et du Pérou.

Le guano servait déjà d'engrais à l'époque précolombienne. © CLBR

 

Vous revenez de Patagonie où vous êtes intervenu sur un site ancien. En tant qu’archéo-ichtyologue quelle était votre mission et qu’avez-vous découvert ?

En tant qu’archéo-ichtyologue, j’étudie les restes de poissons qui proviennent des sites archéologiques. J’essaie d’en reconstituer l’histoire de leur capture et l’utilisation qui a pu en être faite. Ce qui recouvre la nutrition, les techniques de pêche, la navigation, et l’environnement au sens large. Je reviens effectivement de Patagonie chilienne, d’un site daté de -3000 / -4000 BP au sud de Punta Arenas. Un petit îlot voisin de l’île Dawson. Je ne sais pas si l’on peut parler de découverte, mais la question qui nous préoccupe est de savoir comment les pêcheurs d’alors s’y sont pris pour capturer les poissons dont nous avons retrouvé les restes osseux et les otolithes en quantité. Le fait est : aucun hameçon n’a été retrouvé sur le site et les premiers naturalistes qui sont passés par là n’ont jamais mentionné les hameçons. Ces pêcheurs utilisaient une méthode qui demandait beaucoup de finesse, bien plus qu’une traditionnelle pêche à l’hameçon : peut-être un appât simplement attaché, un leurre, ou une pelote de fibres. Le poisson venait se prendre les dents dans les fibres avant qu’on le ramène, tout doucement, vers la berge ou le canoë. C’est à confirmer.

 

Qu’est-ce qu’un otolithe ?

C’est une « pierre d’oreille ». Une bio-minéralisation située dans la tête des poissons. Au niveau de l’oreille interne. Tout poisson osseux minéralise une petite pierre par accumulation progressive d’aragonite endogène. Cet otolithe est indispensable à la survie du poisson, car il l’aide dans la perception des sons et le maintien de son équilibre dans l’eau. Deux fonctions vitales.

 

Qu’est-ce qui distingue un otolithe d’un autre ?

Ils sont différents d’une espèce à l’autre. Chacune développe un otolithe qui lui est propre sur le plan de la forme. Tel otolithe sera plus ou moins oblong, plus ou moins crénelé, mais reconnaissable au premier coup d’œil par un spécialiste. Au sein d’une même espèce, la taille, elle, dépend de l’âge de l’individu. L’otolithe nous indique aussi le parcours de vie du poisson. C’est une sorte de « boîte noire ».

 

Expliquez-nous…

L’otolithe grossit par couches successives, en même temps que le poisson se développe. Par l’analyse de ces couches, nous parvenons à reconstituer certaines étapes de la vie de l’individu. Et spécialement les lieux qu’il a fréquentés. L’étude des isotopes de l’oxygène nous indique la température du milieu dans lequel il a vécu. En tenant compte d’un second paramètre, la salinité des eaux, on reconstitue à peu près son parcours de vie et l’on peut savoir où il se trouvait au moment de sa mort. Le bord extrême de l’otolithe correspond à l’arrêt de croissance et de la vie du poisson, donc au moment de sa pêche.

 

C’est incroyablement précis…

En théorie. En réalité, nous sommes confrontés à des problèmes d’analyse et d’interprétation. Et puis, ces études coûtent cher car elles nécessitent de recourir à des spectromètres de masse. Mais cela peut fournir de belles informations. Nous indiquer, par exemple, à quelle époque de l’année est mort le poisson. Ce qui nous donne une idée de l’activité saisonnière de pêche, voire l’époque d’occupation par les hommes du bord de mer et de la région côtière.

 

Peut-on dater un site à partir d’un otolithe ?

L’otolithe est en aragonite, en carbonate de calcium. Il contient du carbone. Et nous pouvons dater le carbone 14. Mais nous nous heurtons au même problème que pour les coquilles. En raison de « l’effet réservoir », l’âge que nous trouvons ne correspond pas forcément à l’âge réel. Étant issu d’un milieu marin mouvementé - sur les côtes du Pérou, nous sommes en zone d’upwelling* - l’otolithe est fabriqué à partir de vieux carbones qui remontent du fond des mers. Ce recyclage modifie la donne et perturbe l’interprétation du signal carbone 14.

 

Dans quelle proportion ?

Des études ont été menées. Sur les côtes péruviennes, cet « effet réservoir » est de l’ordre de 700 ans. Le problème est un peu accentué avec certaines espèces. Si elles vont se promener en eau douce, en lagune et en milieu marin, il peut y avoir d’autres perturbations du signal. Mais à l’échelle de 10 000 ans, « effet réservoir » ou pas, on sait dans quelle tranche de temps se situe le site. Donc, pour répondre à votre question, l’otolithe peut être utilisé pour la datation. Même s’il n’a pas servi dans ce but sur les côtes péruviennes. Pas encore. Mais nous y pensons.

 

Avec l’appui des archéologues…

Les archéologues ont rarement fait des restes alimentaires la priorité de leurs études. En règle générale, ils font peu attention aux arêtes de poissons et aux otolithes. Sauf que les choses évoluent et nous sollicitions de plus en plus ceux qui fouillent sur le littoral. À propos de leur site, nous leur indiquons que nous cherchons, par exemple, à savoir ce qu’il y avait comme poissons ou qu’elles étaient les conditions climatiques de l’époque. Le fait est qu’ils pensent maintenant à nous. Idéalement, nous souhaitons aller sur les chantiers de fouille, et participer dès le départ, afin de donner les règles méthodologiques à suivre pour récupérer les échantillons qui nous intéressent, dont les otolithes.

 

Parce qu’ils passent inaperçus…

Bien sûr. On les retrouve dans le sédiment et comme ça ressemble à des petites pierres, il faut vraiment avoir l’œil - et les chercher - pour les trouver. En général, les archéologues sont surpris quand on leur montre ce qu’on est capable de sortir comme informations à partir de ces quelques restes…
Par exemple… En fonction des espèces retrouvées sur le site, nous pouvons soutenir, par exemple, que les hommes ont pêché depuis les plages ou les falaises ou qu’ils se sont intéressés à la faune des fonds rocheux. Ou encore qu’ils disposaient d’embarcations ou de filets. Car certaines espèces ne peuvent pas être capturées au bord du rivage, mais entre telle et telle profondeur ou dans tels ou tels lieux. Le cas échéant, nous attirons l’attention des archéologues sur le fait que la faune marine des niveaux profonds est complètement différente de celle du niveau superficiel. Il est alors utile de regarder du côté des autres ressources, des coquillages par exemple, pour vérifier s’il s’est produit ou non un événement. Un changement de technique ou un bouleversement climatique.

 

Sur quel genre de site intervenez-vous ?

J’ai une certaine affinité pour les sites anciens. À Paijan, au nord du Pérou, où les sites datent de 10 000 ans, nous avons montré que les pêcheurs-chasseurs-collecteurs emportaient différents poissons à l’intérieur des terres. Des poissons d’estuaire, de lagune, voire d’eau douce. Une faune mixte que l’on ne trouve plus aujourd’hui, composée de maigres – une sorte de bar – de mulets et de poissons-chats… Non seulement ces gens savaient pêcher, mais le milieu dans lequel ils vivaient n’existe quasiment plus. La région devait être plus humide, avec des rivières, des estuaires plus conséquents ou des lagunes isolées qui abritaient des poissons. Toujours au Pérou, mais presque à la frontière chilienne, le grand site archaïque de Quebrada de los Burros, daté entre – 9000 et – 6000 ans, s’est avéré un cas d’utilisation quasi exclusive de ressources marines, avec quelques restes d’otaries, d’oiseaux de mer, beaucoup de coquillages et de poissons. Des chinchards, notamment, dont la pêche implique des embarcations et très probablement des filets. Je peux citer aussi le site de Salango, en Équateur, plus tardif mais qui est assez remarquable par les espèces exploitées. Depuis le tout début Valdivia - à peu près vers 3500 av. J.-C -, jusqu’à la période Manteña, les gens se sont dédiés à la pêche aux thons et aux bonites…
De quand datent les premières embarcations, d’avant 10 000 ans ? J’en suis persuadé. Mais nous n’en avons aucune preuve archéologique. Il faut attendre la période céramique pour voir apparaître les premières représentations d’embarcations. Cela dit, il y a deux grandes théories de peuplement des Amériques. L’une privilégie la voie maritime, l’autre la voie terrestre. Personnellement, je défends la première, depuis Béring, pour la colonisation des Amériques. Si la piste de la voie côtière était avérée, cela signifierait que le peuplement s’est fait essentiellement par cabotage le long du litoral. Cela expliquerait pourquoi l’on trouve des populations dans des lieux complètement impénétrables. Telles les mangroves de Colombie. Et  pourquoi l’on note souvent des occupations très anciennes dans les îles. Il a bien fallu que des hommes y aillent avec une embarcation. À l’exemple des Channel Islands sur la côte californienne. La plus ancienne présence humaine y est datée d’au moins 11 000 BP.
Marine ou terrestre… qu’est-ce que ça change fondamentalement ? Un chasseur-cueilleur ne va pas s’aventurer du jour au lendemain sur un frêle esquif, au péril de sa vie. Surtout que ces mers ne sont pas commodes. Tant la mer péruvienne que californienne, pour ne citer qu’elles, bougent et secouent pas mal… Il vaut mieux être préparé. À mon avis, il y a donc des chasseurs et des pêcheurs qui sont passés par Béring. Les uns avant les autres ou en même temps. Je n’irais pas jusqu’à dire que ce sont des pêcheurs qui sont partis les premiers explorer, via les canaux, l’intérieur des terres en se transformant en chasseurs, mais bon, peut-être…  On privilégie toujours l’image - plus valorisante - d’hommes chasseurs qui ont peuplé les Amériques. Et de groupes qui, secondairement, se seraient détachés pour aller vivre sur les côtes.  Je comprends qu’il soit plus flatteur de privilégier l’image d’un homme chassant le bison à la sagaie, plutôt qu’un pêcheur sortant de la sardine en bord de plage, mais en réalité il y avait sûrement les deux. Je reconnais qu’il y a une certaine déformation professionnelle de ma part à défendre la voie maritime, mais c’est une théorie qui a pas mal d’arguments pour elle et chaque fois plus d’adeptes.
Vous citiez la présence à Quebrada de los Burros, au sud du Pérou,  de restes d’otaries. Mais ces mêmes otaries, tout comme les manchots, sont aussi largement présents plus haut, sur la côte centrale du pays. Sans parler de la « baleine tueuse », cette orque largement représentée sur les vases nazca. Que sait-on du courant de Humboldt responsable à cet endroit du refroidissement de la mer ? Tout d’abord, j’aimerais corriger un point de votre question. La « baleine tueuse » représentée sur les vases nazca est plus sûrement un requin qu’une orque…  Maintenant, pour ce qui concerne Humboldt, c’est un courant froid superficiel, large de quelques dizaines de kilomètres et profond d’environ deux cents mètres. Superficiel, car un courant passe dessous dans l’autre sens…. Le courant de Humboldt est une des branches d’une grande boucle océanique : il arrive sur les côtes américaines à hauteur de Valparaiso, au Chili, puis remonte vers le nord en direction de l’Équateur, autrement dit vers des zones de plus en plus chaudes. Cette remontée vers la ligne équatoriale devrait logiquement se traduire par un réchauffement de l’eau. Or, cette dernière reste froide, pour les raisons suivantes. Les vents - les alizés -, qui soufflent du continent vers la mer entraînent d’importantes masses d’eau côtière vers le large. Pour compenser ce déficit, une boucle se met en place et des eaux froides venant du fond remontent et réalimentent la surface, avant de repartir au large. Ces eaux froides des profondeurs sont chargées de nutriments. Leur richesse biologique est considérable. Les algues pompent ces nutriments, se développent et sont consommées par le zoo-plancton, lequel alimente des quantités d’anchois et de sardines qui à leur tour, en bout de chaîne alimentaire, nourrissent les grands poissons, les otaries, les cormorans, les manchots etc. Le fait est que les eaux péruviennes ont été longtemps, avant leur surexploitation par l’homme, parmi les plus riches de la planète.

 

L’eau est à quelle température en été ?

Les températures de l’eau varient entre 13°C et 16°C au Pérou, avec des variations locales. Au meilleur de l’été, sur les plages de Lima, l’eau monte à 20°C. Alors qu’elle est, au même moment, à 28°C en Équateur. Ce mécanisme déjà complexe qu’est le courant de Humboldt est, en outre, perturbé de façon cyclique par un autre phénomène, El Niño, avec son lot de catastrophes.

 

Qu’est-ce qui déclenche El Niño ?

Le phénomène est très complexe. En deux mots, il commence par un affaiblissement des vents venant de l’intérieur des terres. Conséquence : les eaux côtières ne sont plus entraînées vers le large. En raison de ce déficit d’apport, les eaux du Pacifique central qui s’étaient réchauffées reviennent vers les côtes d’Amérique du Sud. On a du mal à le croire, mais les vents terrestres provoquent une accumulation d’eau dans le Pacifique central. Le niveau de la mer y est plus haut qu’il ne l’est dans le Pacifique Est. Du coup, quand les vents faiblissent, un phénomène de bascule et de propagation se déclenche et cette masse d’eau relativement chaude vient inonder les côtes américaines.
La montée des eaux est de quel ordre ?
40 cm environ, mais amplifiée quand la mer est mauvaise.
Qui plus est, le phénomène s’accompagne souvent de pluies torrentielles. D’un côté l’eau vient de la terre et de l’autre la mer monte, cette conjonction crée des inondations très fortes entraînant des conséquences dramatiques pour les Péruviens. La faune est, elle aussi, fortement perturbée par El Niño. Les poissons fuient pour aller vers des eaux plus fraîches. Ceux qui ne peuvent pas s’échapper meurent. Ceux qui se nourrissent de poissons n’ont plus à manger. Ce qui retentit sur les populations d’oiseaux qui étaient colossales au Pérou. On estime qu’elles ont été divisées par 10 à cause, semble-t-il, de la recrudescence des phénomènes El Niño au XXe siècle et de l’exploitation qui est faite de leur nourriture par la pêche industrielle.

 

Peut-on évaluer le niveau des ressources marines à l’époque précolombienne ?

Il ne fait aucun doute qu’il y avait beaucoup plus de poissons qu’aujourd’hui. Combien ? Il nous est très difficile d’évaluer cette quantité de façon réaliste. En tout cas, il ne faut pas tomber dans l’excès et affirmer qu’il y avait tellement de poissons qu’on pouvait marcher sur la mer ! Maintenant, où est le juste milieu ? À lire certains, il y avait si souvent des échouages que les Indiens n’avaient pas besoin de filets. Ils se contentaient de ramasser les poissons sur les plages. Effectivement, ces phénomènes d’échouage sont connus. Quand les requins ou les dauphins persécutent un banc de poissons à proximité du rivage, le risque est grand qu’il finisse par s’échouer. L’on peut alors ramasser sur la plage des anchois, des sardines, et éventuellement des chinchards, voir quelques maigres. Mais le phénomène n’est pas quotidien. Et même si cela se produit pendant trois ou quatre mois de l’année, voire une fois par semaine, les hommes ont besoin de manger les autres jours. C’est si vrai qu’on retrouve de gros hameçons y compris sur les sites anciens. Preuve que les tout premiers habitants des Amériques allaient à la pêche et ne faisaient pas que de la cueillette de poissons échoués !

Propos recueillis en 2009

* Ce phénomène est généré quand l’eau de surface, poussée par le vent, est remplacée par l’eau qui remonte des profondeurs de la mer pour rétablir l’équilibre.

Pour en savoir plus :

BEAREZ Philippe, GROUARD, Sandrine, CLAVEL Benoît.   Archéologie du poisson - 30 ans d'archéo-ichtyologie au CNRS. APDCA. 2008.

Vu sur  le Net

http://fr.wikipedia.org/wiki/Otolithe