Jean-François Bouchard

Archéologue retraité de l'UMR 8096

 

 

 

 

 

Plan de situation. © J.-F Bouchard


Vue du site et de son environnement. © J.-F Bouchard


Vue de la tola J1 en 2010. © J.-F Bouchard


Carte des tolas fouillées du projet Manabi. © J.-F Bouchard


Très prisées, les coquilles de spondyles servaient à réaliser divers ornements. © J.-F Bouchard


Spondyle princeps. © CGB


Exemples de constructions précaires modernes. Sans doute les édifices bâtis en matériaux périssables sur les tolas devaient-ils leur ressembler. © J.-F Bouchard


Reconstitution d'un radeau en balsa manteño. Musée du centre culturel de Manta, Équateur


Japoto, tête stylisée, tola J. © J.-F Bouchard


A gauche : vase portrait manteño, Musée Banco Central, tola J3. A droite : fragment de vase portrait Japoto. © J.-F Bouchard

Partie Nord-ouest de la structure 1 découverte sous la tola 8. Espace paln, baquette et muret formant un dossier. Fouilles de la saison 2008, projet Manabi. © J.-F Bouchard

Japotó, une cité de l’élite de la côté centrale équatorienne ?

 

Pourquoi est-il si important de protéger les tolas d’Équateur et tout spécialement celles de Japotó?

Il n’y a quasiment pas d’architectures de sites archéologiques en Équateur. A l’exception de quelques rares établissements Incas et pré-Incas. Les vestiges les plus fréquents qui concernent l’architecture précolombienne sont les tolas. Il s’agit de monticules artificiels, hauts parfois de 5 mètres, voire davantage, faits d’une accumulation de terre et sur lesquels les Précolombiens bâtissaient le plus souvent des constructions en matériaux périssables, très visibles au-dessus du paysage de la plaine. Ils y dégageaient aussi des espaces pour faire des cérémonies. En plan au sol, ces tolas ont une forme circulaire, ovale ou quadrangulaire. Dans la majorité des cas, nous pouvons présumer qu’un site avec des monticules artificiels correspond à un village ou à une agglomération précolombienne. Il est donc important de les conserver puisqu’ils sont le seul témoignage encore bien visible de la présence d’occupation à l’époque précédant la Conquête. De ce point de vue, Japotó (ou Charapoto) présentait pour nous un intérêt remarquable. Le site se situe à l’extrême nord du territoire que contrôlaient les populations maritimes Manteña Huancavilca*. Dans la région côtière centrale du Manabi, juste sous la ligne équatoriale, encore peu connue sur le plan archéologique.

 

Où se situe Japotó par rapport à la mer ?

Japoto est, à vol d’oiseau, à 1,5 km du trait de côte**, où se trouve le village de San Jacinto . On y accède très facilement en suivant le cours du fleuve Porto Viejo qui passe et débouche juste au sud de la cité. Le fleuve dessert et irrigue en même temps toute la basse vallée, ce qui en fait un endroit propice à des établissements et très fertile. Actuellement, la route asphaltée qui va de Porto Viejo à San Jacinto longe le site archéologique.

 

Les Manteños n’étaient pas qu’agriculteurs. Ils avaient la réputation d’être de grands navigateurs et de grands commerçants...

Effectivement, ces navigateurs-commerçants possédaient des flottes de grands radeaux. Pizarre lui-même a croisé l’un d’eux. Le plan du « Kon Tiki », construit dans les années 50 par l'anthropologue norvégien Thor Heyerdal est inspiré de celui du radeau manteño. Nous savons par les chroniqueurs espagnols qu’il était long d’une quinzaine de mètres et fait de troncs de balsa assemblés, avec une voile rectangulaire. Il pouvait emporter une dizaine d’hommes d’équipage et transporter de très nombreuses marchandises dont des spondyles et divers produits de pêche, ainsi que des toiles et tissus, de la céramique et du métal. La plate-forme, surélevée par rapport au plancher, ainsi que des parois en nattes tressées donnaient la possibilité de s’abriter du soleil et des intempéries. Par ailleurs, de profondes dérives réglables permettaient de remonter dans le lit du vent et, donc, de naviguer au plein sens du mot.

 

Où se procuraient-ils leurs produits ?

Ils s’approvisionnaient aussi bien à l’intérieur du pays que dans la région de Tumbès (au nord du Pérou)  ou en naviguant vers le nord. Certains archéologues optimistes ont prétendu qu’un radeau partait tous les jours des côtes équatoriennes en direction du Mexique et vice et versa. Nous n’en sommes pas à ce point là, mais il y a très certainement l’évidence qu’ils sont allé jusqu’aux côtes mexicaines.

 

Pourquoi émettez-vous l’hypothèse que Japotó était occupé par une élite ?

Les diverses manifestations et vestiges que nous avons pu retrouver tendent à confirmer que le pouvoir régional y était établi. Il s’agissait de chefferies à la tête desquelles se trouvaient  des caciques (ou curacas) majeurs et secondaires formant une élite dirigeante. Tout d’abord, nous avons recensé une soixantaine de monticules artificiels. Ce n’est pas rien, par rapport à un simple village. Les constructions enfouies sous les monticules artificiels font également penser que le site avait un statut supérieur à celui du commun. Divers objets mis au jour confortent cette hypothèse. A l’exemple des nombreux ornements en coquille de mollusques marins,  dont tout particulièrement le spondyle et divers coquillages également très prisés. Enfin, il ne fait aucun doute qu’une industrie métallurgique importante répondait aux besoins d’une population plutôt privilégiée par rapport à d’autres. Comme en témoignent des fragments d’ornements de nez en cuivre doré, des pinces à épiler, des hameçons... Par ailleurs, la qualité de la vaisselle et sa décoration montrent bien que cette dernière n’était pas destinée à un usage frustre. Nous disposons également d’éléments qui indiquent qu’on consommait des produits de luxe, tels  des poissons de belle taille (entre 5 et 10 kg)  pêchés à bonne distance des côtes. Ma collègue Mercédès Guinea parle de festins ...

 

De quels poissons s’agit-il ?

Philippe Bearez, chercheur du CNRS au Muséum National d’Histoire Naturelle a étudié la faune marine. Le bon état de conservation des éléments squelettiques lui a permis de conclure que le spectre faunique correspond bien à celui d’un milieu côtier d’estuaire et de mangrove. L’abondance des barracudas est toutefois à souligner. De même, la présence de poissons de fond ne vivant pas au bord, de bonites et de thons montre que les Manteños n’hésitaient pas à s’éloigner des côtes.

Ils complétaient cette pêche par le ramassage de divers mollusques et bivalves, mais aussi de gros escargots comestibles semblables à nos escargots de Bourgogne.

 

Parlez-nous du spondyle...

L’Équateur est la région du spondyle,  produit d’échange par excellence. C’est un coquillage coloré aux valves rouge, orange ou violet qui a constitué la matière première décorative de très loin la plus appréciée des populations précolombiennes. Davantage que les pierres et les métaux précieux. Le spondyle ne vit que dans les eaux chaudes, c’est pourquoi on ne le trouve pas sur les côtes du Pérou ou du chili bordées par le courant froid de Humboldt. Par ailleurs, le spondyle s’avère être un précieux indicateur climatique. Les écarts de température font qu’il se déplace et se rapproche plus ou moins des plages. Une recrudescence de spondyles annonce un Niño, un réchauffement des eaux... Les Andins  l’associaient à la pluie qui peut-être catastrophique, mais aussi fertilisante. C’est à ce titre que le spondyle était offert en offrande jusque dans la sierra au Pérou. La partie colorée de la coquille du spondyle était travaillée pour fabriquer des éléments tels que des perles, des pendentifs, extrêmement valorisés.

 

De quand datent les divers objets découverts ?

La majorité d’entre eux date de la première partie de la Période d’Intégration, entre environ 700 apr. J.-C. et 1100 apr. J.-C. Nous avons retrouvé les évidences d’une occupation pendant la seconde partie de la Période d’Intégration, mais les phénomènes d’érosion, après l’abandon du site, ont fait que nous n’avons pas de datations possibles par le Carbone 14. En affleurant sur le sol, les vestiges qui contenaient des charbons ont été contaminés. Par contre les tolas, dans leur état actuel, reflètent la partie la plus tardive de cette  occupation préhispanique.

 

Quelle est la dimension du site ?

La soixantaine de tolas à laquelle se réfèrent nos travaux s’inscrit dans un périmètre d’environ 20 hectares. Mais on s’est rendu compte que d’autres groupes de tolas sont visibles sur une longueur de quasiment deux kilomètres, le long de la lagune qui borde le site. La zone occupée devait couvrir une surface beaucoup plus importante dont nous n’aurons jamais une vision exacte car des salines industrielles et des cultures de crevettes récemment créées au bull-dozer ont détruit toutes les traces précolombiennes.

 

Les Manteños ont-ils été au contact des Incas ?

Aucun objet manufacturé de style inca n’a été retrouvé sur le site de Japotó, ni sur la plupart des sites côtiers de l’Équateur. Il n’existe  que  quelques rares  exceptions de telles découvertes qui demeurent très ponctuelles. Si les Incas avaient à l’époque conquis la sierra, ils n’avaient sans doute alors que des alliances ou des conventions de non agression avec les populations de la côte. Mais il est fort possible qu’ils se préparaient à la conquérir.

 

Les Chroniques espagnoles rapportent que le seigneur d’une population maritime a eu le rare privilège de se présenter, porté dans sa litière, devant l’Inca...

Cela concerne une autre population côtière de la région de Chincha, au Pérou, un peu au sud de Lima. Ce Seigneur a effectivement été le seul autorisé à apparaître devant l’Inca porté sur une litière à bras. Lorsque Pizarre interroge l’Inca, qu’il a fait prisonnier à Cajamarca, sur le dit Seigneur, il s’entend répondre que ce personnage important possède des centaines de radeaux qui voguent sur le Pacifique. Cela reflète la force de ces populations maritimes qui ont une sorte de monopole du trafic et du commerce maritime le long des côtes du Pérou ou de l’Équateur.

 

Pensez-vous que ces deux populations, les Manteños et les Chinchas, ont un temps été concurrents ?

Non, parce que de nombreux kilomètres les séparent et qu’ils ne pouvaient certainement pas être parcourus en entier par voie maritime. L’on sait, en revanche, que les Manteños pratiquaient un commerce de cabotage et s’éloignaient  parfois de la vue des côtes, mais une bonne partie du trafic se faisait depuis la côte équatorienne vers le Pérou, du nord vers le sud, par voie terrestre. Là, des caravanes de lamas remplaçaient le fret maritime.

 

Les Manteños s’étaient-ils assurés de la sécurité de la côte ?

Ils étaient quelquefois soient en conflit avec leurs proches voisins de la région de Tumbes et affrontaient régulièrement les habitants de l’île de la Puna, à proximité de Guayaquil, afin de s’assurer une sorte de monopole du trafic dans la région côtière du sud. Pour la zone centrale de l’Équateur, il ne semble pas qu’il y ait eu véritablement de heurts. Les Manteños, vraisemblablement, ont répandu une sorte d’unification culturelle et économique qui portait sur toute cette région. Par ailleurs, ils disposaient d’enclaves jusqu’à la frontière colombienne. Dans la région  d’Esmeraldas, le site d’Atacames (sur la côte nord de l’Équateur) est occupé par des Manteños qui y font escale sur leur route de navigation à l’époque qui précède la Conquête,.

 

Revenons aux tolas.  Sont-elles faciles à fouiller ?

C’est de la terre de tout venant. Le problème, c’est que les Manteños n’hésitaient pas à prendre la terre d’une tola pour la déposer sur une autre, dans le but de la surélever ou de faire une réfection. L’analyse stratigraphique d’une tola peut ainsi facilement tromper l’archéologue.

 

Il ne reste rien des édifices construits sur les monticules...

Ils étaient construits en bois, avec des matériaux végétaux pour couvrir les toitures. Dans ce climat chaud et souvent humide, tout a fin par pourrir ou brûler.

 

Sait-on, au moins, si ces édifices avaient une fonction domestique ou cérémonielle ?

Le plus souvent domestique, semble-t-il. Car nous retrouvons des traces d’occupation et, en particulier, de cuvettes de foyer. Ce qu’on appelle des fours manabi, des fosses à braises, telles que celles utilisées de nos jours par les populations de la région rurale de Manabi, et dans lesquelles on pose des récipients de cuisson pour faire bouillir ou mijoter la nourriture. Cela nous donne de bons indices sur la fonction d’habitation des édifices. La qualité des récipients, entre autres, ainsi que le nombre assez

important de céramique décorée évoquent que ces gens, d’un haut statut social, tenait à manger dans de la belle vaisselle !

 

Que représentent les décors ?

Ils sont le plus souvent géométriques. Mais l’on trouve quelquefois des décors un peu figuratifs, avec des personnages. S’y ajoute de la peinture et des éléments modelés en relief, notamment pour la compotera, un récipient typique de cette période culturelle en Équateur. Sa partie centrale, entre le piédestal et la coupe, est très souvent ornée d’éléments en relief qui représentent des personnages humains ou des animaux modelés en argile.

 

Les tolas remplissaient-elles un rôle funéraire ?

Certaines tolas en Équateur sont strictement funéraires. Ce n’est pas le cas à Japotó où elles servent architecturalement pour faire des constructions. Il semble, cependant, que l’on enterrait les occupants dans la plate-forme elle-même, c’est-à-dire qu’on y ouvrait un trou pour placer le défunt sous l’habitation ou sur les contours de la tola. Nous avons retrouvé des tolas où tout le flanc est occupé par des inhumations à fleur de sol.

 

Ils enterraient donc leurs morts...

Coexistent différents modes : le corps complet inhumé en fosse, le dépôt secondaire (regroupement d’ossements en « paquets » ) et l’enterrement en urnes céramiques. Cet ensemble funéraire très complexe et varié est à ce jour inédit pour la culture manteña.

 

Et pour les personnages importants ?

Dans le site que nous avons fouillé, il n’y a manifestement pas de personnages importants, car nous n’avons pas retrouvé d’offrandes funéraires, à l’exception d’une ou deux. Il était de tradition dans la culture manteña d’enterrer les hauts dignitaires dans des lieux extérieurs au site d’habitation. Le fait est que nos fouilles étaient limitées dans l’espace, nous n’avons pas eu la possibilité d’inspecter au-delà du site, sauf à effectuer quelques prélèvements ponctuels et de surface.

 

De quand datent vos travaux ?

Nous avons prospecté le site en 2003. La première fouille a été ouverte en 2004, la dernière en 2009. Ce qui représente cinq campagnes de fouilles auxquelles s’ajoute une saison  de laboratoire. Au cours de toutes ces années,  nous avons fouillé une dizaine de tolas. Il aurait fallu continuer...

 

Pour quelle raison vous êtes-vous arrêté ?

Japotó est situé au cœur d’une exploitation agricole. Le site est depuis longtemps mis en culture et sous la menace des labours mécaniques.  Malheureusement, nous n’avons pas obtenu qu’il soit préservé définitivement. La municipalité de Canton de Sucre nous a apporté durant plusieurs saisons son aide matérielle. Elle a reconnu Japotó comme patrimoine culturel archéologique et devait acheter le terrain, mais la propriétaire a finalement préféré vendre au plus offrant.

 

Quel bilan tirez-vous malgré tout ?

Une quinzaine de communications, aujourd’hui publiées, ont été faites lors de deux congrès des Américanistes. L’un à Séville en 2006, l’autre à Mexico en 2009. Cela représente un certain nombre d’écrits scientifiques rédigés par les archéologues de divers organismes et institutions*** ainsi que des spécialistes d’autres disciplines****.  Lors de la dernière saison de fouille, nous avons découvert sous une tola, au niveau du sol plan, une construction d’environ 20 mètres de long, constituée d’un mur et d’une banquette en adobes. Cette découverte est très exceptionnelle. Elle montre qu’il y a non seulement des traces d’occupation antérieures à la construction des plates-formes, mais plusieurs modèles d’édifices. Vraisemblablement, à partir d’une certaine époque, les Manteños ont choisi de surélever leurs constructions.

 

Peut-être en raison des inondations...

Il y a  trois ou quatre mois d’hiver avec des périodes de pluies et de réelles inondations. Alors, effectivement, dès qu’on prend un peu de hauteur par rapport aux eaux du fleuve, on est plus à l’abri, on risque moins d’avoir un jour les pieds dans la boue. Mais il y a peut-être une autre raison. Lorsqu’on s’élève de trois ou quatre mètres au-dessus du sol, comme nous avons pu le constater en haut des tolas, on bénéficie d’une petite brise. L’air se déplace et dans un pays chaud comme l’Équateur, c’est tout de suite plus confortable.

 

Pour conclure, que sait-on de l’abandon du site ?

Les stratigraphies de tolas montrent une succession de phases qui couvrent quasiment la totalité de la Période d’Intégration. L’absence d’installation postérieure (inca, hispanique ou autre)  indique un abandon rapide du site sans autre réoccupation qu’actuelle et réduite à une petite ferme. Celle qui est toujours exploitée aujourd’hui.

Propos recueillis en 2012

 

*Les Manteños et les « Guancavilcas » succèdent à plusieurs groupes culturels individualisés appelés Jama-Coaque, Bahia de Caraquez et Guangala.

** Situé entre deux villes côtières (Bahia de Caraquez et Manta). Japotó est le site le plus important connu dans la région. La vingtaine d’hectares prospectée au départ s’est avérée bien inférieure à la superficie complète de l’établissement.

***CNRS, Institut National du Patrimoine Culturel de l’Equateur, Université Complutense de Madrid, Université du Texas

****Géomorphologue (CNRS), anthropologue (IFEA), chercheur-enseignant archéomètre (Université Bordeaux 3), plusieurs doctorants ou post-doctorants (Université Paris 1), archéo-ichtyologue (MNHN), datations par le laboratoire du CNRS de Gyf sur Yvette.