Anne-Marie Hocquenghem
Préhistorienne et anthropologue. Directrice de recherches au CNRS à Paris
chercheur associée à l’Institut Français d’Etudes Andines à Lima.
Le réalisme de l’iconographie mochica a nui à sa compréhension. Expliquez-nous…
L’iconographie de style mochica figure sur les murs des différents édifices des centres administratifs et cérémoniels ainsi que sur le matériel funéraire mis au jour sur la côte nord du Pérou et daté entre 200 et 800 de notre ère. Dans ce style, qui peut être considéré comme « réaliste », ont été ont été élaborées de nombreuses représentations qui traitent du monde naturel et surnaturel. De ce fait l’iconographie mochica a pu être considérée comme une encyclopédie illustrée des coutumes et des croyances des habitants de l’ancien Pérou. Dans cette optique chaque image particulière, isolée de son contexte, l’ensemble de l’iconographie et au-delà la société qui l’a produite, a pu être analysée et interprétée en fonction de la perception et de la perspective de l’observateur immergé dans son propre cadre culturel. C’est dans cet esprit que, comme en témoignent de très nombreuses publications et expositions, la vie quotidienne de ceux qui ont élaboré ces représentations a pu être reconstituée et résumée sous des rubriques telles que «le monde animal», « monde végétal », les « types physiques », les « comportements sexuels », les « maladies », la « mort », la « chasse », la « pêche », « l’agriculture », « l’élevage », le « tissage », « l’architecture », « la guerre » ou encore la « musique », la « danse », les « dieux », les « cérémonies ». Il semble, de manière paradoxale, que ce soit l’apparent réalisme des images qui, en évitant à l’observateur l’effort de compréhension des conventions de représentation et du système de la classification de ceux qui les ont produites, a fait écran à la mise en évidence de ce qu’elles pouvaient signifier pour ceux qui les ont élaborées et utilisées.
Comment avez-vous abordé l’étude de cet ensemble iconographique ?
J’ai commencé, en 1970, par faire une étude des textiles retrouvés dans les tombes et des vêtements portés par les personnages représentés dans l’iconographie mochica. Ensuite j’ai pris connaissance des travaux de Lévi-Strauss et compris :
- Que pas plus que les mythes les représentations iconiques n’étaient à considérer en tant qu’objets isolés.
- Qu’envisagée d’un point de vue sémantique une représentation ne pouvait acquérir une signification que replacée dans l’ensemble iconographique qu’elle conformait avec ses semblables.
- Que cet ensemble devait être analysé en tant que système de signes produisant un sens.
- Que pour constituer des faits apparemment arbitraires en système, il était nécessaire de considérer les relations qui les unissent, plutôt que de se laisser égarer par leur multiplicité.
- Que ce qui importait n’était pas l’individualité de chaque fait en vue de lui-même mais de mettre en évidence la structure du système dont il émane.
C’est donc la structure de l’iconographie mochica que j’ai cherché à mettre en évidence.
Comment?
En suivant une méthode d’analyse et d’interprétation de cet ensemble de représentations semblable à celle proposée par l’historien d’art Erwin Panofsky dans son introduction à l’étude de l’art de la Renaissance de 1939. Dans un premier temps j’ai constitué un corpus représentatif de l’iconographie mochica. A partir de 1970 j’ai photographié plus de 8000 objets, en très grande majorité des vases en terre cuite conservés dans les musées européens, en particulier dans les collections du Musée de l’Homme de Paris, du Museum Für Völkerkunde de Berlin, et péruviens, avant tout le Museo Nacional de Arqueología y Antropología de Lima. En prenant aussi en compte les photos des objets publiées dans la littérature spécialisée. Au début des années 70 l’utilisation des ordinateurs en vue du traitement informatique des données se développaient et j’ai élaboré un code pour l’analyse des représentations figurées dans l’iconographie mochica. Ce code permettait d’enregistrer chaque objet et les données iconiques qu’il présentait. Ceci en vue d’établir un catalogue des divers supports des images, de leurs techniques de traitements, des actions représentées, des acteurs, de leurs vêtements, ornements et attributs ainsi que de leurs environnements, de constater ensuite les croisements, les fréquences et les modalités de leurs diverses occurrences, en vue de mettre en évidence la structure interne de l’iconographie mochica.
Qu’est-il ressorti de la constitution de ce corpus et de l’élaboration de ce code ?
En manipulant et photographiant un très grand nombre d’objets, en développant et agrandissant les photos moi-même, puis en codant les informations, j’ai approfondi considérablement mes connaissances sur les images et leurs supports. De ce fait, je n’ai pas eu à traiter informatiquement les données enregistrées pour mettre en évidence, en 1977, la structure interne de l’iconographie mochica. J’ai compris en 1972, en travaillant dans les réserves du Museo Nacional de Arqueología y Antropología de Lima que :
- Les différentes représentations, sont reproduites en très grand nombre avec les mêmes techniques et sur des supports similaires, ou à l’aide de moyens d’expressions artistiques variés et sur des objets de formes et de natures diverses. Elles apparaissent comme des parties ou des détails d’actions spécifiques qui se déroulent dans de grandes scènes complexes.
- Les différentes actions sont en nombre limité. Elles se déroulent en parallèle dans un monde réel et dans un monde surnaturel. Le monde réel est peuplé d’êtres humains, le monde surnaturel est habité, d’un coté par des défunts dont les corps sont squelettiques et de l’autre par des êtres mythiques anthropomorphes, zoomorphes et phytomorphes. dont les attributs sont les crocs et les serpents.
- Les actions ne sont pas indépendantes les unes des autres, les mêmes personnages y participent et celles qui se suivent dans le temps peuvent figurer dans une scène complexe.
- La comparaison de l’iconographique mochica avec les iconographies préhispaniques élaborées, dans les différents styles qui depuis le début du premier millénaire avant notre ère se sont développés que ce soit sur la côte ou dans les hautes terres des Andes centrales, a permis de constater que leurs structures sont semblables et les personnages et les actions représentées similaires.
A quoi vous a mené la mise en évidence de la structure des iconographies mochica et centre andines ?
Dans l’iconographie mochica la double représentation des différentes actions figurées, qui se jouent à la fois dans un monde mythique et dans un monde réel, laisse penser qu’il existe entre ces deux versions une relation semblable à celle qui relie les mythes, les actes fondateurs des ancêtres, et des rites de leurs descendants qui les réactualisent et donc avec la religion. Dans ce cas, loin de constituer une encyclopédie des différents aspects de la vie quotidienne, l’iconographie mochica traite donc du sacré. Les iconographies préhispaniques des Andes centrales qui représentent, dans des styles particuliers propres aux différentes régions et époques, les mêmes actions jouées par des personnages similaires ont donc, elles aussi, un caractère sacré et les diverses sociétés qui ont élaboré ces ensembles d’images pratiquaient une même religion, faisaient partie d’une même civilisation. Ceci dit, comme des représentations religieuses peuvent laisser transparaitre certaines informations sur des us et coutumes profanes de ceux qui les ont produites, il est possible de les utiliser pour évoquer certains aspects de leur vie quotidienne. Mais ceci après avoir indiqué leur caractère sacré et rendu compte de leur signification première, du sens et la fonction de leur ensemble.
Mais que représentent ces images sacrées ?
Pour tenter de percevoir la signification particulière des diverses actions représentées il m’a paru nécessaire de réunir un corpus d’informations sur les mythes et les rites andins. J’ai donc réuni des textes des chroniqueurs de la conquête, des extirpateurs d’idolâtries, des voyageurs et des ethnologues qui traitaient des croyances et des comportement en rapport avec le sacré dans les Andes centrales du XVI éme siècle a nos jours. La comparaison de ces deux corpus d’informations pouvait éclairer la signification de certaines actions puisque, comme l’avait remarqué Claude Lévi-Strauss dans son article « Le serpent au corps rempli de poissons », publié en 1947 :
«Comment douter que la clef de l’interprétation de tant de motifs encore hermétiques ne se trouve à notre disposition et immédiatement accessible, dans des mythes et des contes toujours vivants? On aurait tort de négliger ces méthodes, où le présent permet d’accéder au passé. Elles sont seules susceptibles de nous guider dans un labyrinthe de monstres et de dieux, quand, à défaut d’écriture, le document plastique est incapable de se dépasser lui-même. En rétablissant les liens entre des régions lointaines, des périodes de l’histoire différentes, et des cultures inégalement développées, elles attestent, éclairent - peut-être, expliqueront un jour- ce vaste état de syncrétisme auquel, pour son malheur, l’américaniste semble toujours condamné à se heurter, dans sa recherche des antécédents historiques de tel ou tel phénomène particulier ».
Dans de nombreux articles publiés à partir de 1977 j’ai montré que, systématiquement et sans exception, chacune des actions figurées dans l’iconographie mochica et centre-andine préhispanique pouvait être mise en rapport avec un des rites pratiqué à l’occasion d’une cérémonie dont l’ensemble des célébrations constitue le calendrier cérémoniel inca. Aux séquences actions figurée dans l’iconographie mochica correspond celle des rites incaïques dont les plus importants, sous couvert des fêtes catholiques, sont encore célébrés dans les communautés traditionnelles des Andes centrales. J’ai supposé que les rapports formels entre les actions représentées dans l’iconographie mochica, et plus généralement préhispanique, et les rites du calendrier cérémoniel andin, décrit dans les documents coloniaux et républicains, impliquent des relations au niveau de leurs significations particulières ainsi que du sens des solennités dont ils font partie et la fonction de l’ensemble qu’ils constituent. Une supposition qui semble justifiée dans le cas des sociétés andines qui peuvent être qualifiées, en suivant Lévi-Strauss, de sociétés « froides » dont le mode de production évolue lentement. Dans ce cas la signification particulière de chaque action figurée dans l’iconographie préhispanique est celle du rite inca qu’elle illustre.
Et qu’en est-il du sens et de la fonction du calendrier cérémoniel andin et de ses représentations ?
Le calendrier cérémoniel établit des parallèles entre les cycles des phénomènes naturels, des astres et des saisons, de la reproduction animale et végétale, de la reproduction des hommes et de leurs institutions. Les douze cérémonies, en rapport avec les douze mois du calendrier luni-solaire et celui des taches productives, ont chacune un sens particulier en tant que rites de passage d’un état à l’autre de la vie et de la mort des hommes, de leurs institutions et de leurs environnements. La célébration de l’ensemble des cérémonies du calendrier cérémoniel constitue un culte rendu aux ancêtres mythiques par leurs descendants qui, en échange et dans la mesure de la valeur de leurs offrandes et sacrifices, espèrent participer de la force vitale ancestrale. De mois en mois et d’année en année, en commémorant les mythes et en réactualisant par les rites les actes fondateurs de l’ordre ancestral, la fonction du calendrier cérémoniel est d’assurer la reproduction sociale. La fonction de l’iconographie qui représente cette institution est, à défaut d’écriture, de la fixer par l’image et de perpétuer avec elle la religion et la civilisation des sociétés préhispaniques dans les Andes centrales.
Pouvez-vous nous en dire plus, nous décrire et interpréter chacune des différentes actions figurées dans l’iconographie mochica ?
Non je l’ai déjà fait, je sais que mes travaux sont plus connus au Pérou, aux USA, au Canada ou encore en Allemagne, qu’en France, donc je me permets de faire un peu de propagande pour le site WEB http://www.hocquenghem-anne-marie.com ou ils sont accessibles à tous en PDF. Si vous voulez vraiment en savoir plus faites un petit effort lisez mes publications.
Propos recueillis en 2010