Véronique Wright
Archéologue. Université Panthéon Sorbonne Paris I.
Docteur en Anthropologie, Ethnologie et Préhistoire
Spécialité : Physique Appliquée à l'Archéologie Précolombienne

Carte illustrant la répartition spatiale des sites Mochicas sur la côte nord du Pérou. Organisé en deux grandes régions (nord et sud), le territoire Mochica occupait huit vallées fluviales principales avec du Nord au Sud les vallées de : Piura, Lambayeque, Jequetepeque (Région Mochica nord), puis Chicama, Moche, Viru,Santa et Nepena (Région Mochica sud). D’après Castillo et © Uceda

Détail d'un relief polychrome illustrant la divinité récurrente de la Huaca de la Luna (site de Moche), identifiée comme le dieu "Égorgeur" (Ai Apaec), ou Divinité des Montagnes entourée de serpents stylisés (Édifice D, Plate-forme I, Patio 1, Mur Est Photo © V. Wright

Détail d'un relief polychrome illustrant un guerrier vainqueur et un personnage de haut rang, suivant la procession des guerriers vaincus, avant la cérémonie de sacrifice (Frontispice Nord, Édifice A, Huaca de la Luna, site de Moche) Photo © V. Wright

Peinture murale illustrant le dieu Égorgeur sous la forme du PACS défini par Castillo. Il tient une tête trophée, un couteau sacrificiel et possède une ceinture “serpentiforme” terminée par des têtes de condor (édifice B/C, plate-forme 1, frontispice Nord, Huaca de la Luna, site de Moche. Photo © V. Wright

La Huaca de la Luna ou Pyramide de la lune, au pied du Cerro Blanco. Site Moche, Trujillo, Pérou. © C. Fraresso

Fibres piégées sur la couche picturale de l’échantillon noir prélevé sur le frontispice Nord de l’édifice C de la Huaca de la Luna, corres- pondant à des fibres de camélidés. © C2rmf, V. Wright

Thème complexe 1, découvert en 2004 sur la Huaca de la Luna, site de Moche (relief polychrome, édifice A, frontispice Nord, Plate-forme mur Est. © V. Wright

Image en microscopie électronique à balayage, en mode électrons ré- diffusés, à un agrandissement x 1000, d’une fibre archéologique cou- verte de peinture, correspondant à une fibre de camélidé. © C2rmf, V. Wright
Vous avez réalisé de nombreuses découvertes sur l’art mural mochica. Avant de citer les plus importantes, rappelez-nous ce qui caractérise ces décors ?
L’art mural mochica est réservé à l’architecture cérémonielle et se trouve sur les huacas, les pyramides à degrés, construites en briques de terre crue (adobes), sur lesquelles était réalisé l’ensemble des rituels religieux. Les décors n’ont pas qu’un rôle décoratif. Peintures et reliefs étaient placés à l'intérieur, mais aussi à l’extérieur des pyramides, c’est-à-dire au vu de tous, pour permettre à la classe dirigeante d’expliquer l’idéologie religieuse et ainsi d’asseoir et de légitimer son autorité politique. Nous sommes donc en présence d’un langage narratif qui servait à impressionner le peuple et à maintenir l’ordre social. Les Mochicas ne connaissaient pas l’écriture. Cette expression artistique revêtait donc une importance considérable. C’est ce qui nous a conduits à nous intéresser à ces vestiges muraux à travers une approche archéométrique, autrement dit physique, appliquée à l’archéologie.
C’est le fruit de votre parcours professionnel…
Effectivement. J’ai travaillé pendant six ans sur l’art mural et la technologie artistique mochica. En particulier durant mon doctorat que j’ai effectué au Centre de recherche et de restauration des Musées de France (C2RMF). Et ce, en collaboration avec plusieurs projets péruviens dont le Projet Archéologique Huaca de la Luna.
Que voit-on sur ces panneaux muraux ?
L’iconographie y est en relation avec l’idéologie religieuse. Les motifs sont essentiellement liés à la cérémonie du sacrifice. L’on y voit des prisonniers qui vont être exécutés, des têtes décapitées, des couteaux sacrificiels que l’on appelle tumis. Nous savons aujourd’hui que de nombreux sacrifiés étaient égorgés. Beaucoup d’animaux et d’êtres anthropomorphes y sont aussi représentés, en lien avec le monde de la mort et des divinités.
Sur quoi ont porté vos recherches ?
La première problématique concernait la conservation. Car il s’agit de peinture sur terre crue, un support très fragile. Dès que ces peintures et reliefs sont découverts, ils sont soumis à des agressions extérieures et donc en danger. Outre le fait de les protéger par une toiture, par exemple, il est indispensable d’intervenir sur les décors pour les consolider et les conserver. Or les équipes locales, péruviennes, ont observé dans le temps des problèmes de modification de couleurs en raison des traitements. Il est de fait que ces derniers n’ont pas été élaborés pour être utilisés sur la terre crue. Il nous a donc fallu mettre en place un suivi de l’évolution des couleurs à partir de panneaux muraux exposés à l’air libre et d’un appareillage de colorimétrie portable. Grâce à ce travail de terrain et de laboratoire, nous comprenons mieux aujourd’hui ce qui se passe sur les peintures après leur dégagement et pouvons ainsi améliorer les traitements de conservation. Pour en revenir à votre question, nous souhaitions ensuite comprendre comment étaient fabriqués ces peintures et ces reliefs. Quels étaient les matériaux employés ? Où les artisans allaient-ils s’approvisionner en pigments ? Comment réalisaient-ils leurs mélanges de couleurs ? Nous voulions connaître la chaîne opératoire qu’ils suivaient de l’extraction des matériaux à l’achèvement d’un décor mural. Ce que nous appelons « la technologie artistique ». L’archéométrie a donc été choisie, car cette approche reste très peu utilisée dans ce type d’investigation.
Comment avez-vous opéré ?
C’est un peu technique, mais en deux mots nous avons établi un protocole expérimental en laboratoire. Au final, grâce à la colorimétrie, à des observations de surface, des techniques microscopiques et toute une série d’analyses, nous avons pu connaître tous les composés d’origine minérale ou organique, c'est-à-dire animale ou végétale, présents au sein des peintures.
Par ailleurs, nous ne partions pas de zéro. Nous savions, par exemple, que les décors étaient exécutés avec cinq couleurs : blanc, rouge, jaune, noir et bleu gris. Nous savions aussi que cet art mural constituait une expression commune à l’ensemble de la société mochica et qu’ils se trouvaient sur tout le territoire. Pour mener à bien notre étude, nous avons donc ciblé notre recherche sur les peintures et les reliefs découverts sur les quatre centres administratifs majeurs du territoire mochica. Pour commencer la Huaca de la Luna, dans la vallée de Moche, qui a été vraiment l’édifice central de notre travail. Là, nous avons prélevé 140 échantillons pour analyse de décors. Des échantillons de cinq phases successives de construction, de la plus ancienne - l’édifice E - daté du troisième siècle apr. J.-C., à la plus récente - la plate-forme 3 -, du 8e - 9e siècle après J.-C. Nous avons ainsi pu travailler sur cinq siècles d’occupation de la Huaca et suivre dans le temps l’évolution des matériaux et des techniques. Nous avons également étudié des fragments peints provenant de Cao Viejo dans la vallée de Chicama, puis de Castillo de Huancaco dans la vallée de Virú. Nous nous sommes également intéressés à des fragments de peintures murales découverts sur le site de Sipan dans la vallée de Lambayeque. Au total, nous avons analysé en laboratoire presque 200 échantillons de peintures et de reliefs.
Alors, qu’avez-vous découvert ?
Tout d’abord, pour ce qui concerne la Huaca de la Luna, nous avons pu mettre en évidence que les artisans, pour réaliser leurs couleurs, ont suivi et élaborer une véritable « recette ». Celle-ci se compose de trois ingrédients de base : un pigment, une charge et un liant. Le pigment donne la couleur au mélange. La charge permet d’améliorer sa cohésion, le rend un peu plus épais, comme le ferait de la farine dans une sauce en cuisine. Le liant, c’est la colle qui permet de faire adhérer le mélange colorant sur le mur. L’important, c’est que cette recette est restée identique sur les cinq siècles d’occupation que nous avons étudiés. Bien entendu, dans un second temps, nous avons cherché à déterminer la composition chimique des pigments, des matériaux employés. Nous nous sommes intéressés à leur origine. Les artisans allaient-ils s’approvisionner loin ou près du site ? Enfin, nous avons voulu savoir quels outils utilisaient les Mochicas pour appliquer la peinture sur les murs ? Et nous avons désormais les réponses.
Commençons par la composition des peintures…
En quelques mots, le blanc provient de la kaolinite et de l’illite. Deux argiles qui servaient aussi de base aux mélanges colorants rouge et jaune. L’artisan les utilisait en y ajoutant de l’oxyde de fer rouge pour obtenir du rouge ou jaune pour faire du jaune. Et ce, dans des proportions qui variaient en fonction du résultat souhaité. Pour ces trois premiers mélanges colorants, la charge ajoutée correspond à une poudre blanche qui s’est révélée être du gypse. Le noir, observé au microscope a fait apparaître une structure alvéolée, en nid d’abeille : du charbon de bois. Quant au bleu identifié par les archéologues, il s’agit en réalité d’un mélange de petits cristaux, blancs et noirs, qui forment un gris…
D’où provenaient toutes ces matières ?
Nous avons mis en évidence dans les pigments et les charges ce que nous appelons des marqueurs de provenance géologique. De petites inclusions minérales caractéristiques d’un lieu donné. À partir de là, nous avons réalisé des prélèvements de pigments naturels tout autour de la Huaca de la Luna, y compris sur les informations d’artisans contemporains et nous les avons comparés à nos échantillons archéologiques. Résultat : ce sont les mêmes marqueurs. Cela montre que les artisans mochicas s’approvisionnaient localement. Nous avons ainsi pu proposer la possible exploitation d'une source de matière première, en l’occurrence localisée au lieu-dit Conache, sur la rive du fleuve Moche, à environ 1,5 km au nord-est de la Huaca de la Luna.
Et pour le liant ?
Pour débuter nous avons réalisé des tests microchimiques qui sont des tests de couleurs. Vous mettez une goutte de réactif sur la couche de peinture et vous voyez la réaction colorée qu’elle provoque. En l’occurrence, celle-ci s’est révélée bleue sur tous nos échantillons. Ce qui signe la présence de protéines au sein du mélange colorant. Les Mochicas employaient donc une colle protéinique, de type colle de peau ou colle de poisson. En tout cas, une colle d’origine animale. Grâce à la bibliographie, nous avons également émis l’hypothèse d’un ajout de substance végétale à ce mélange. Nous nous sommes intéressés à plusieurs végétaux que les Mochicas étaient susceptibles d’utiliser. Différentes sèves de cactus ou de résines d’arbres que nous avons comparées aux échantillons archéologiques. Pour aboutir à la conclusion qu’ils ajoutaient effectivement de la sève de cactus - celle du San Pedro -, au sein des mélanges. Cactus que les Mochicas utilisaient aussi – on le voit grâce à l’iconographie - pour ses propriétés hallucinogènes lors des cérémonies de sacrifice. Cet ajout est très important à nos yeux, car il apporte une dimension spirituelle supplémentaire au décor mural.
Du côté des outils qu’avez-vous découvert ?
Des fibres étaient piégées au sein des couches de peinture. Il s’agissait, peut-être, de fragments de pinceaux ? Là aussi, en nous appuyant sur la bibliographie, nous avons orienté nos recherches vers les camélidés. Quatre espèces vivent dans les Andes : lama, alpaga, guanaco et vigogne. Nous avons comparé les poils de ces animaux aux échantillons archéologiques. Les écailles, dont la forme est caractéristique d’une espèce, étaient tellement recouvertes de pigments qu’il était impossible d’en déceler l’origine au microscope. Nous avons alors observé le canal médullaire qui parcourt l’intérieur des poils. Lui aussi est caractéristique d’une espèce. Et là, nous avons découvert que ces fibres, ces poils de pinceaux, provenaient de lamas.
Les analyses portant sur les fragments en provenance des autres sites vous ont-elles amené à modifier vos conclusions ?
En partie seulement. A la Huaca de la Luna nous avons constaté que les Mochicas ont utilisé la même recette et les mêmes ingrédients durant cinq siècles. Il existait donc une transmission du savoir-faire d'une génération à une autre d'artisans peintres. D'un autre côté, sur l'ensemble du territoire les Mochicas appliquaient partout la même recette d’élaboration des mélanges colorants. Il existait donc, en plus une continuité spatiale de l’emploi des matériaux et des techniques picturales sur tout le territoire mochica, une transmission des savoirs d'une vallée à l'autre. En revanche, les artisans de chaque site s’approvisionnaient localement, ce qui signifie qu’ils utilisaient leurs propres ingrédients. On a donc trouvé des pigments différents et également des marqueurs de provenance différents. Sur deux sites, nous avons observé des couleurs qui sortaient de la « gamme classique ». Un vert à Castillo de Huancaco et un violet à Sipan. Les artisans mochicas disposaient donc d’une certaine marge d’improvisation locale. Par ailleurs, nous parlions précédemment de la dimension symbolique du décor mural, or nous savons maintenant que ce dernier tenait un véritable rôle au sein de la cérémonie de sacrifice.
Quel rôle ?
Parallèlement aux études menées sur les 200 échantillons, nous avons effectué une recherche sur un décor récemment découvert sur la huaca de la Luna. Le panneau, baptisé « Thème complexe », représente la cosmogonie mochica avec, bien localisées, des traces brunes qui restaient non identifiées. Nous avons prélevé des échantillons et analysé ces traces. Au microscope, sont apparus des petits globules qui semblaient correspondre à des globules rouges. Pour développer la recherche, nous avons confié l’étude à un laboratoire qui travaille avec l’Institut génétique Nantes Atlantique spécialisé dans les affaires criminelles. Les analyses hématologiques ont montré que ces traces correspondaient très probablement à la présence de sang. Ces traces brunes étaient dues à son accumulation, par projection, sur le décor mural.
S’agit-il de sang humain ou animal ?
Les échantillons étaient trop dégradés pour pouvoir savoir s'il s'agissait de sang humain ou animal. Mais de nouvelles analyses plus poussées permettraient sans doute de répondre à cette question.
A-t-on une idée de l’organisation qui prévalait pour réaliser ces décors muraux ?
Selon nos calculs, plus d’une tonne de pigments était nécessaire pour passer une seule couche de peinture sur la façade nord de la Huaca de la Luna, par exemple. Je vous laisse imaginer la quantité de matériaux qu’il fallait préparer, broyer, mélanger, avec les liants, puis appliquer sur les murs. Sachant que nous avons remarqué à certains endroits jusqu’à 30 couches de peintures superposées. Car, de temps en temps, les Mochicas rafraîchissaient leurs décors. C’est dire la quantité de main d’œuvre et la spécialisation qu’il fallait pour préparer tous ces matériaux. Cette main d’œuvre était très vraisemblablement hiérarchisée. L’artisan qui broyait les pigments n’avait certainement pas les mêmes responsabilités que ceux qui dessinaient le décor ou appliquaient la peinture sur le mur.
Quelles sont vos prochaines pistes de recherche ?
L’archéométrie nous a permis d’aboutir à des conclusions techniques, mais aussi anthropologiques inédites. Toutefois, quelques points mériteraient d’être développés. Il serait effectivement très intéressant d’élargir cette recherche à d’autres sites mochicas et à d’autres décors dans le but d'évaluer si nos conclusions se vérifient ou non. Il serait bon d’étendre ces travaux à d’autres cultures qui ont utilisé l’art mural pour voir, à partir du protocole mis en place, si nous retrouvons un système d’organisation comparable ou complètement différent. Avec la récente découverte de fresques sur le site de Ventarrón, l’étude de l’art mural au Pérou n’en est qu’à ses débuts !
Propos recueillis en 2009
Pour en savoir plus
WRIGHT Véronique. Étude de la polychromie des reliefs sur terre crue de la Huaca de la Luna. Trujillo. Pérou. A voir sur le site de l'Institut Français des Études Andines : http://www.ifeanet.org
Le Pérou des Mochicas. Un petit monde de terre cuite. Catalogue d'exposition du Château Musée de Boulogne-sur-Mer. 2008.
Les archives audiovisuelles de la Fondation Maison des Sciences de l'Homme sur wwww.archivesaudiovisuelles.fr.FR Le site diffuse en HD l'intégralité de la rencontre intitulée " Les Mochicas : pratiques rituelles et artistiques dans la Huaca de la Luna " (incluant l'intervention de Véronique Wright sur les pigments et l'art mural mochica), le 25 septembre 2008, à la Maison de l'Amérique Latine, à Paris, à l'initiative du Centre Culturel Péruvien de Paris (CECUPE).