Catherine Lara

 

 Docteure en lettres et sciences humaines,
anthropologue avec mention en archéologie de l’Université catholique de Quito,
Docteure en archéologie de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
Post-doctorante de l’UMR 7055 « Préhistoire et Technologie » de Nanterre.

 

Emplacement de la vallée du fleuve Cuyes, à l'échelle de l'Amérique du Sud et de l’Équateur.

Diversité des formes et des styles de la poterie actuelle dans la Sierra Sud de l’Équateur. A : village de Nabon. B : village de San Miguel de Porotos. C : hameau de Cashapugro (Sigsig). D : hameau de Cera (Taquil)

Vase anthropomorphe (Cuenca, collection privée)

Une fillette tente d’imiter les gestes observés chez sa mère (Sierra sud de l’Équateur).

Stigmates de battage (ici cupules). A : sur une poterie actuelle. B : sur une poterie archéologique

A, B, principe du battage. C : battoir (parois externes). D : contre-battoir (parois internes)

Poterie jivaro avec colombins apparents (ici au niveau du col uniquement). Gualaquiza, collection particulière.

Architecture précolombienne de la Sierra sud de l’Équateur (probablement Canari). A : site El Cadi (vallée du fleuve Cuyes). B : site de Minas (vallée du Jubones - repris d’après Verneau et Rivet, 1922)

Terrasses précolombiennes de la vallée du fleuve Cuyes (hameau de San Miguel de Cuyes)

Artéfacts en métal découverts dans les environs du site El Cadi (basse vallée du fleuve Cuyes). A : hache en bronze cañari. B : “Tumi” ou couteau cérémoniel ici en cuivre, probablement originaire de la côte nord du Pérou

Arybale inca (musée Pumapungo, Cuenca)

Dans une précédente interview titrée « Des forteresses énigmatiques aux portes de l’Amazonie » vous vous interrogiez sur l’origine des populations qui pouvaient les avoir construites. Le fait est que l’absence de décors sur les tessons retrouvés au sein des monuments ne vous permettait pas de savoir qui des occupants potentiels - les Cañaris, les Jivaros ou les Incas -,  en étaient les bâtisseurs. Aujourd’hui, avec votre thèse*, vous apportez une réponse définitive à cette question. Que s’est-il donc passé, entre temps, pour que vous soyez aussi affirmative ?

Vous avez raison de rappeler que lorsque j’ai fouillé pour la première fois les forteresses de la vallée du fleuve Cuyes en 2009, au sud de l’Équateur (1), tous les tessons que j’ai récupérés - environ 1000 - n’avaient pas de décors. À ne considérer que leurs formes, il m’était impossible de savoir qui des Cañaris, des Jivaros ou des Incas étaient les bâtisseurs de ces ensembles défensifs. A l’époque, j’en avais donc conclu que la céramique retrouvée ne m’était d’aucune aide. Puis j’ai poursuivi mes études en France où j’ai assisté au séminaire de Valentine Roux, du laboratoire Préhistoire et Technologie, à Nanterre. Avec elle, j’ai découvert que s’arrêter aux seuls décors et aux formes – le plus courant en archéologie – peut mener à des erreurs. En effet, Valentine Roux, et d’autres auteurs avant elle, ont constaté lors d’études ethnographiques, que des cultures différentes peuvent partager les mêmes décors et les mêmes formes. Cela s’est déjà vérifié en Afrique, en Asie et en Amérique. Pour ma part, lors de ma soutenance, j’ai donné l’exemple du plat à tortilla, dont la même forme se retrouve chez les Incas, les Cañaris, mais aussi dans la poterie créole actuelle du sud de l’Équateur. Trois groupes ethniques différents. À l’inverse, il existe aussi des exemples où, au sein de la même ethnie, coexistent plusieurs types de décors et plusieurs types de formes. Imaginez : si l’on fouille un tel site dans deux cents ans, on en conclura que vivaient là trois ethnies différentes alors qu’en fait c’était la même. Je fais un constat identique actuellement dans le sud de l’Équateur, dans la Sierra sud, où des potiers constituent un même ensemble culturel, mais où chaque communauté décore les marmites à sa façon et leur donne une forme personnelle (2). Tout cela montre qu’utiliser les formes et les décors pour identifier une culture peut être risqué. Maintenant, pour répondre plus complètement à votre question, au-delà de la prise en compte de la méthodologie de Madame Roux, j’ai entrepris deux choses. D’une part, étudier, tant en Équateur qu’en France, au musée du Quai Branly, des collections muséales se rapportant aux Cañaris, Jivaros et Incas. De l’autre,  rencontrer une trentaine de potiers des environs de la vallée du fleuve Cuyes, -considérés comme les descendants d’ancêtres cañaris et jivaros-, afin de relever leurs techniques (3).

 

Si l’étude des décors et des formes ne suffit pas, que faut-il prendre en compte ?

Ce que propose Valentine Roux et les membres de son laboratoire qui travaillent principalement sur le lithique, la céramique et les objets en os, c’est de regarder en amont l’ensemble des techniques de fabrication des objets. Autrement dit de considérer la « chaîne opératoire », depuis la récupération de la matière première jusqu’au produit fini.  Dans le cas de la céramique, une telle étude passe par la prise en compte du type de traitement de la matière première, du type de façonnage, de lissage, de traitement de surface, de décor ou encore de cuisson mis en œuvre. En ayant à l’esprit que chaque groupe ethnique choisit sa propre technique pour effectuer chacune de ces opérations. Ne serait-ce que pour récupérer la matière première nécessaire à la réalisation d’une céramique, vous pouvez creuser ou la trouver à l’air libre. Pour préparer la matière première, vous pouvez la pétrir, la tamiser, la laisser décanter. Pour le façonnage, vous pouvez le réaliser au tour de potier, par modelage, au colombin, utiliser des moules. Pour tout un tas de raisons idéologiques, de raisons pratiques ou culturelles, chaque groupe choisit sa façon de faire. Il en va de même pour le lissage. Le potier peut utiliser un objet en bois, en os, en cuir, en plastique (aujourd’hui)… Idem pour le traitement de surface. Il peut brunir, engober, utiliser une résine. Les décors offrent également une vaste gamme de possibilités. Enfin, pour la cuisson, existent la cuisson à l’air libre, la cuisson au four ou en structure de cuisson à enceinte. De sorte qu’en considérant chacune de ces étapes et les choix faits pour chacune d’elles, chaque groupe a sa propre recette pour fabriquer une céramique. Recette qui se transmet de génération en génération, pour des raisons cognitives (4).

 

Expliquez-nous…

Fabriquer une céramique ne s’apprend pas tout seul. On a besoin d’un tuteur qui nous transmet ses connaissances. Tuteur qui, d’après ce que nous apprend l’observation ethnographique, est toujours choisi dans son propre groupe social et culturel. Ainsi, chaque potier évolue dans une communauté où se pratiquent les mêmes techniques. Dès lors, et c’est d’autant plus vrai au niveau du façonnage qui implique des facultés motrices très particulières, chacun  est  amené  à  perpétuer, à  transmettre  aux  générations  suivantes, la façon de faire traditionnelle qui lui a été transmise par son tuteur (5).

 

Est-ce à dire que la chaîne opératoire est immuable ?

Bien sûr que non. Elle n’est pas figée.  On peut voir apparaître, par exemple, un nouveau décor, une nouvelle structure de cuisson qui paraît plus efficace…  En revanche, il est attesté que tout ce qui est façonnage reste fortement ancré dans les habitudes motrices, raison pour laquelle cette partie de la chaîne opératoire évolue très lentement. Parce que son apprentissage exige beaucoup d’années pour être acquis. Une fois que l’on a appris à mouler un pot, il est très compliqué de changer de façon de faire, simplement parce qu’on l’a vu pratiquer ailleurs. De même,  il faut près de dix ans pour savoir tourner un pot. Le potier qui a acquis la technique ne va pas l’abandonner du jour au lendemain, surtout si d’autres la pratiquent autour de lui. Par définition, les traditions se perpétuent et sont stables dans la durée. En conséquence, l’ensemble des techniques et des opérations sous-jacentes à la fabrication d’un récipient nous permettent vraiment d’identifier un groupe culturel. Ce sont des marqueurs sûrs.

 

Que faites-vous des formes et des décors ?

L’idée n’est pas de les négliger, mais de les garder pour la fin. Afin de confirmer/préciser le panorama des diverses opérations techniques mises en évidence par l’étude de la chaîne opératoire.

 

Alors justement, formée à cette nouvelle discipline et accompagnée en cela par Valentine Roux en personne, votre directrice de thèse avec Stéphen Rostain, vous vous intéressez aux chaînes opératoires qui ont présidé à la fabrication des divers objets retrouvés dans les forteresses de la vallée du fleuve Cuyes. Et vous y ajoutez un certain nombre de céramiques. Les unes exposées ou en réserve dans des musées équatoriens ou en France. Les autres, fabriquées de nos jours. Racontez-nous…

Je savais, à partir des sources ethno-historiques et des recherches menées en amont, lors de la fouille de 2009, que les chercheurs qui avaient travaillé au préalable dans la vallée du Cuyes émettaient l’idée – ce n’était pour eux qu’une hypothèse - qu’elle avait pu être habitée par des Cañaris, des Jivaros ou des Incas. Comme la céramique mise au jour n’avait aucun décor, j’ai pensé que les techniques de fabrication des pots d’origine pourraient me donner des indices quant aux cultures qui avaient fabriqué ces récipients. Par ailleurs, j’étais informée que des communautés de potiers se trouvent encore dans cette région et qu’ils sont considérés comme les descendants des Cañaris et des Jivaros. Pour les Incas, c’est beaucoup moins sûr. Dès lors, comme les populations considérées sont plutôt tardives – elles datent d’un peu avant l’arrivée des Espagnols – il était probable que la fabrication actuelle des potiers cañaris ou jivaros conserve la trace des techniques mises en œuvre à l’époque précolombienne. Effectivement, c’est ce j’ai pu constater en allant voir sur place le travail de trente potiers cañaris et jivaros appartenant à des communautés différentes. Ce qui m’a permis d’établir le registre complet des techniques utilisées actuellement.

 

Afin de le comparer aux techniques précolombiennes propres à chacun des peuples en question…

Exactement. En fait, la méthode sur laquelle je m’appuie part du principe désormais démontré pour plusieurs époques et divers points du globe, -aussi bien en Afrique, en Chine qu’au Pérou-, que chaque technique de fabrication (modelage, battage…) laisse sur la céramique une trace - un stigmate - très précis. Stigmate que l’on peut considérer à l’œil nu, à l’échelle macroscopique, ou, si nécessaire, microscopique, avec une loupe binoculaire. C’est pourquoi j’ai réalisé ce registre complet des techniques actuelles utilisées par les potiers du sud de l’Équateur et recueilli un échantillon des pots fabriqués à partir de ces mêmes techniques (6).

 

Pour consigner les traces qui en résultent…

Pour constituer une base de données et enrichir les référentiels qui existent déjà dans le monde. Afin que, lorsque vous disposez de matériels anciens, il vous suffise de comparer les traces que vous avez sous les yeux à ces référentiels pour savoir précisément quel outil et quelle technique ont été utilisés.

 

…et identifier la culture qui leur correspond, car j’imagine que l’on sait comment travaillaient les potiers Cañaris, Jivaros et Incas ?

Ce n’est pas aussi simple. Pour ce qui concerne les Cañaris, l’archéologue équatorien Jaime Idrovo - entre autres - a suggéré qu’ils recouraient probablement à la technique du battage. Cette technique consiste à donner sa forme à un pot en frappant simultanément ses parois internes et externes à l’aide d’outils appelés battoirs. Idrovo avait justement remarqué que des battoirs avaient été retrouvés en contexte archéologique cañari, mais un doute subsistait (ces battoirs n’avaient pas été repérés dans des ateliers, il n’y avait donc aucune trace explicite concernant leur utilisation directe dans le contexte de la fabrication de poteries). Ma contribution a été, en appliquant la méthodologie de Valentine Roux, d’aborder pour la première fois des céramiques cañaris en regard des traces qui apparaissent à la loupe binoculaire. De ce fait, au niveau microscopique, la pâte présente une texture très particulière. Ce qui m’a permis de confirmer sans doute possible que les anciens Cañaris recouraient déjà – comme aujourd’hui leurs descendants -, à la technique du battage. A l’exemple de bon nombre de cultures dans le monde. Mais avec une façon de faire originale et peut-être unique au monde qui consiste aujourd’hui encore à utiliser un battoir en céramique et un contre-battoir tous deux munis de tenons (7).

 

Les potiers cañaris d’aujourd’hui utilisent-ils les mêmes battoirs que leurs ancêtres ?

Non. Les battoirs cañaris actuels sont uniquement en céramique alors que ceux que l’on retrouve en fouille peuvent aussi être en pierre. Les battoirs sont également utilisés pour lisser ; or il s’avère que le lissage avec un outil en céramique ne laisse pas les mêmes traces sur la pâte que celui avec un outil en pierre. À partir de l’étude des traces de lissage visibles sur un pot (ancien ou actuel), il est donc possible de déterminer le matériau du lissoir employé pour sa fabrication.

 

Et pour les Jivaros ?

Nous savons que les Jivaros sont arrivés vers 700 apr. J.-C. dans la région du piémont oriental et plus tardivement dans la vallée du fleuve Cuyes, vers 1200 apr. J.-C. C’est une population vraisemblablement semi-itinérante, c’est-à-dire  qui  s’installe  dans un lieu pour une dizaine d’années, afin d’en exploiter les ressources tout en y pratiquant une agriculture sur brûlis, avant de s’installer plus loin quand le gibier est épuisé et les sols - où elle fait pousser maïs et manioc -, sont moins riches. Pour ce qui concerne la céramique, les anciens Jivaros utilisaient déjà, comme leurs descendants actuels, la technique du colombin, c'est-à-dire l’empilement de boudins d’argile qu’on façonne à la main pour leur donner la forme souhaitée (8).

 

Dans votre précédente interview vous émettiez l’idée que les Jivaros étaient peut-être à l’origine de la construction de la forteresse d’El Cadi.  Confirmez-vous cette hypothèse ?

Au départ, je pensais que ce site d’une dizaine d’hectares pouvait avoir été construit par les Jivaros. Mais en m’intéressant aux collections muséales et tout spécialement aux objets rapportés par Paul Rivet et à ses travaux archivés au musée du Quai Branly, je me suis aperçue qu’il existait un site au même plan architectural qu’El Cadi dans la région andine de Nabón. Site que Paul Rivet attribuait aux Cañaris ou aux Incas (9)… Il faut aussi savoir que lorsque j’ai effectué ma première fouille à El Cadi, en 2009, je me suis surtout intéressée à l’intérieur des structures et des forteresses. C’est la stratégie que j’avais mise en œuvre pour l’ensemble des structures en pierre de la vallée du Cuyes. En 2013, alors que m’apprêtais à appliquer la méthodologie de Valentine Roux, je me suis davantage consacrée à l’extérieur des constructions. En particulier, aux terrasses susceptibles de servir de contexte d’habitat. C’est ainsi que j’y ai récupéré 2000 tessons. Le double de ce que j’avais mis au jour en 2009 (10).

 

À quelle culture attribuez-vous alors la céramique d’El Cadi ?

Aux  Jivaros.

 

Et qu’en déduisez-vous ?

Pour l’heure, j’en conclus que le site d’El Cadi n’était pas un contexte d’habitat. Si les Jivaros y étaient présents, ce n’était qu’à l’extérieur du site. Là où j’ai retrouvé la céramique. Quant à l’architecture, elle est plutôt andine : Inca ou Cañari. Ce qui m’interpelle, en revanche, c’est qu’à l’intérieur d’El Cadi, on a retrouvé des objets qui viennent incontestablement d’ailleurs, comme de la céramique et des haches cañaris, mais aussi un tumi (couteau cérémoniel) probablement originaire de la côte nord du Pérou (11).  Ce qui m’incite à penser que le lieu -construit par des Andins- était peut-être utilisé comme site d’échanges avec des populations jivaros qui s’installaient périodiquement dans les environs dans le cadre de cycles commerciaux. Les sources ethno-historiques font état de pratiques d’échanges assez intensives entre les populations andines et les populations amazoniennes au niveau des zones de piémonts comme le Cuyes (qui constituent des frontières naturelles entre les Andes et l’Amazonie). Les populations amazoniennes recherchaient en particulier des objets métalliques (ce qui expliquerait la présence de haches en bronze et de tumis), alors que les populations andines étaient, elles, en quête d’or (il y a en beaucoup au sein du fleuve Cuyes), de plumes, de roucou ou de cannelle…  Pour en revenir à la construction d’El Cadi, l’archéologue Francisco Valdez m’a fait remarquer que celle-ci présente des structures allongées qui font penser à des enclos à lamas, caractéristiques eux aussi des sites d’échange. En outre, El Cadi est entouré de constructions considérées à la fois comme lieux de culte et sites défensifs. Dans les Andes, les sites d'échanges précolombiens et actuels se situent souvent à proximité de lieux de culte. Quant aux sites d’échanges, nous savons qu’ils faisaient l’objet de convoitises entre factions politiques tribales. Ceux qui contrôlaient des sites comme El Cadi avaient tout intérêt à ce qu’ils soient bien surveillés. Je propose dans ma thèse que ce sont des Cañaris qui ont construit ce site. Des Cañaris possiblement originaires de Nabón, d’après les ruines du même type qu’on retrouve dans cette région. Au final, j’en arrive à me demander si le fait de voir autant de forteresses au Cuyes ne s’explique pas, tout simplement, par le fait qu’il existait des rivalités entre Cañaris et Jivaros ou bien que des Cañaris, bien implantés dans la région, cherchaient à se protéger d’autres Cañaris, notamment ceux de la chefferie de Sígsig située au nord-est de Nabón. C’est une question à laquelle l’étude de la céramique ne permet malheureusement pas de répondre.

 

Le rôle des Incas serait donc beaucoup moins important qu’il ne vous semblait auparavant…

Bien au contraire, ils sont au centre de mes interrogations actuelles. Pour la bonne raison qu’il n’y a, certes, peu ou presque pas de traces de céramiques incas sur les différents sites de la vallée du fleuve Cuyes, mais que cela ne signifie pas qu’ils n’y dominaient pas, en bonne partie, les Cañaris.

 

Mais pas les Jivaros…

Les Incas ne sont jamais parvenus à les vaincre…

 

Qu’en concluez-vous ?

Pour avoir fouillé ailleurs en Équateur, des sites dont l’architecture est clairement inca impérial, je sais que ce n’est pas parce que vous n’y trouvez pas ou très peu de céramiques incas que le site n’est pas Inca. Les données ethno-historiques nous enseignent que les Incas étaient souvent présents de manière indirecte, à travers des alliances. Plutôt qu’annexer totalement les populations, ils préféraient parfois exercer un contrôle indirect via des accords avec l’élite locale. La vallée du Cuyes, riche en or, a pu faire l’objet de cette stratégie. Les Cañaris n’ont jamais été soumis totalement. Leur conquête a été extrêmement difficile. En dépit de nombreux soulèvements, les Incas ont, grâce à des garnisons, établi leur capitale à Pumapungo (aujourd’hui Cuenca). Tout autour leur influence était moindre. Reste qu’il est peu probable que les Incas aient négligé la vallée du Cuyes dont ils connaissaient sans nul doute les richesses en or. C’est pourquoi je pense qu’une stratégie d’alliance et de domination indirecte est à envisager.

 

Comment se caractérise la céramique inca ?

Autant les décors sont connus, autant la technologie des céramiques incas a été jusqu’ici peu étudiée. Si bien que le champ d’investigation est énorme dans ce domaine.   Pour ce qui concerne les céramiques incas découvertes en Équateur, celles que j’ai eu l’occasion d’étudier ont toute été réalisées au colombin. Quant à celles de mises au jour dans la région cañari, il semblerait pour la plupart que les Incas les ont fait venir pour être utilisées lors de contextes cérémoniels ou cultuels. Pour tout le reste, les Incas auraient utilisé la céramique locale. Maintenant, il est possible que des apports technologiques aient eu lieu. Mais, là aussi, cela mériterait une étude (12).

 

Quel avenir voyez-vous pour l'étude des céramiques à partir de la notion de chaîne opératoire en Équateur voire en Amérique du Sud en général ?

Le potentiel est énorme. L'exploration des registres ethnographiques sur la poterie révèle une gamme très vaste de techniques et de comportements sociaux rattachées à celles-ci, très souvent insoupçonnée par les auteurs des interprétations archéologiques portant sur les céramiques anciennes. D’autre part, en Amérique du Sud, de plus en plus d'archéologues sont confrontés aux limites posées par les études basées uniquement sur les formes et les décors, en particulier en ce qui concerne les espaces de contacts entre populations (les fameux styles dits de "transition"). L'étude des chaînes opératoires permettrait d'identifier de façon beaucoup plus claire les populations en présence, pourvoyant donc une base solide à la réflexion sur la nature possible des contacts ayant existé entre elles. Cette méthode a également une valeur patrimoniale : comme on l’a vu, elle nous amène en effet à enregistrer le travail des potiers actuels de façon très détaillée. Or dans la plupart des régions d’Amérique du Sud (voire du monde), la poterie traditionnelle est malheureusement en voie de disparition. Ce registre est donc un moyen de sensibiliser les pouvoirs publics locaux à la protection de leur artisanat (dans le meilleur des cas), ou tout au moins de préserver la mémoire d’un savoir-faire souvent millénaire.

*Traditions céramiques et occupation précolombienne du piémont andin : le cas de la vallée du fleuve Cuyes (haute Amazonie équatorienne)

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Arqueología  ecuatoriana
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