Corinne Bodolec-Duroselle

 

 Docteure en anthropologie sociale et ethnologie
École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)

 

textile Chancay : gaze brodée. © Amano

Céramique Chancay : Cuchimilco. © Amano

Zone Chancay (d'après Lothrop and mather, 1957,p.2, fig.1)

Les lomas de Lachay en période humide. © Duroselle

Arybale Chancay/Inca. © Amano

Céramique Chancay “noir sur blanc” . © Villarreal 2-1295

Textile Chancay : tapisserie. © UNMSM 3001-0583

Céramique Chancay “noir sur blanc”. © ML 030248

Variations du motif “Méandre en escalier” d’après Uwe Carlson 2010, pp. 10-11, fig. 1 et 2

Coupe verticale de la tombe La-1 (Cornejo Guerrero, 1995, appendice 1, p.2)

Textile Chancay : tissu peint. © Mali 2.1-0643

Céramique Chancay “noir sur blanc”. © Villarreal CAA/027

Motifs textiles

Motifs de poisson sur céramiques et textiles Chancay

Votre thèse porte sur l'iconographie de la Culture Chancay à partir de deux supports, la céramique et les textiles, collectés exclusivement en contexte funéraire. Pourquoi ce choix ?

Lorsque j’ai décidé de m’engager dans ce travail de thèse, je souhaitais poursuivre mes travaux sur les textiles préhispaniques péruviens réalisés en 2007 et 2008 dans le cadre d’un master à l’Ecole du Louvre et à l’EHESS. Ce cycle d’études avait donné forme à deux mémoires : « La conservation des textiles péruviens préhispaniques en France et au Pérou » et « Les textiles Chancay (Pérou, env. 1100 – 1470 apr. J.-C.) : Recherche des sources pour leur étude scientifique ». Le manque de données archéologiques documentées scientifiquement m’a conduite à réorienter mes recherches et à initier une étude iconographique simultanée et comparative des textiles et des céramiques contenus dans les tombes Chancay ce type d’analyse n’ayant jamais été réalisée de manière systématique. Le nombre très important de ces objets m’a interpellée mettant en évidence la nécessité de prendre en considération non seulement les artefacts mais également les contextes funéraires.

 

Expliquez-nous…

Une tombe est un tout. Il convient donc de l’analyser comme un contenant et un contenu indissociables, comme un ensemble avec une signification propre et une disposition intérieure non fortuite.

 

Pouvez-vous nous décrire votre méthode de travail ?

Vouloir conduire une recherche sur l’iconographie de la Culture Chancay, en l’absence de sources écrites, signifie mener une étude, d’une part sur le graphisme, c’est-à-dire identifier les différents motifs sur les artefacts considérés, céramiques et textiles, et d’autre part sur la signification des dits motifs ou iconologie. La première étape a donc été de constituer ce répertoire graphique, libre d’esprit, avec aucun à priori sur les résultats et en faisant abstraction des travaux existants. La deuxième étape a été de comparer ce répertoire avec ceux des autres cultures préhispaniques péruviennes, antérieures et contemporaines, de la côte comme des hautes terres. Il s’agissait de confirmer ou d’infirmer que les motifs identifiés étaient spécifiques à la Culture Chancay. La troisième étape a été de s’appuyer sur les résultats de l’étape précédente à savoir l’existence de motifs communs aux différentes cultures pour initier l’étude iconologique. C’est-à-dire essayer de décrypter la signification de ces graphismes.

 

Quel est votre corpus d’étude ?

Mon corpus d’étude compte 470 pièces appartenant à 7 institutions muséales*, tant privées que publiques. Chaque établissement a été retenu pour l’importance de ses collections Chancay, soit céramique, soit textile.

 

Avant de nous faire part de vos différents résultats, pouvez-nous nous rappeler qui étaient les Chancay ?

Il s’agit de la population qui a vécu au cours de l’Intermédiaire récent, approximativement entre 1100 et 1470 apr. J.-C., dans la région dite « Chancay», du nom d’un des fleuves. Située sur la côte centrale du Pérou, entre les fleuves Huaura et Chíllon, le territoire Chancay** est bordé à l’ouest par l’océan Pacifique et s’étend à l’est sur une quarantaine de kilomètres en direction des contreforts des Andes. Il présente ainsi un piémont maritime et une partie de l’étage inférieur des Andes, soit les basses et moyennes vallées des trois principaux ríos (Huaura, Chancay et Chíllon). Les activités économiques et vivrières sont très largement en relation avec l’océan Pacifique, la plaine littorale et les vallées fluviales. La région  maintient des contacts étroits avec les Andes, notamment via les lomas ou « oasis de pentes ». Le phénomène des lomas est propre au désert côtier. Lors de la saison humide les collines arides proches du littoral se recouvrent d’une végétation luxuriante. Les pasteurs des hautes vallées viennent y faire paître leurs troupeaux de lamas. La société Chancay a donc eu à sa disposition un grand nombre de richesses naturelles : l’océan Pacifique aux eaux froides et poissonneuses pour la pêche ; les oiseaux marins pour la viande, les œufs, les plumes, les fientes fertilisantes ou guano ; les alluvions et les eaux froides des ríos pour l'agriculture , les lomas pour la cueillette de plantes, la chasse, l'élevage. Prenons l'exemple du coton. Poussant à l'état naturel sur la côte, il a été facile de le cultiver. Les collections textiles Chancay sont, à ce titre, très riches en tissus de coton.

 

Quel a été l'impact de l'expansion Inca sur la région Chancay ?

 La culture Chancay semble avoir gardée une grande autonomie durant l'Horizon récent. Les artisans Chancay copièrent et adaptèrent certains éléments de la céramique de Cuzco. Dans les vallées de Chancay et Huaura furent découvertes des céramiques de style mixte, dites Chancay-Ica : jarre ovoïde, noir sur blanc, avec deux anses situées dans la moitié inférieure de la panse comme elles l'étaient sur les arybales incas. Un très petit nombre de céramiques Inca-Impérial a été découvert et uniquement dans les couches superficielles. La céramique "noir sur blanc" continua a être produite en très grande quantité.

 

Au début de votre travail de thèse vous partez au Pérou pour étudier précisément deux fonds textiles et leurs archives, les fonds Tello et Hans Hork-Heimer, que vous aviez identifiés au cours de votre master comme correspondant à des fouilles dites scientifiques et qui n'avaient jamais été étudiées.

Dans le cadre du master, en effet, j'avais conduit une recherche sur les sources disponibles pour une étude de la culture Chancay. J'avais ainsi identifié, à Lima, deux fonds textiles collectés en stratigraphie. Le premier, celui de l'archéologue Julio César Tello, conservé au Musée National d'Archéologie, Anthropologie et d'Histoire du Pérou, et le second, celui de l'archéologue péruvien d'origine allemande, Hans Hork-Heimer, en charge entre 1961 et 1963 de la plus importante campagne de fouilles menée dans la région Chancay "Misión Arqueológica Chancay". Gravement malade, l'archéologue déposa ses archives et le matériel collecté au Collège Léon Pinelo de Lima. J'espérais par l'étude de ces sources trouver des éléments de réponse à mon questionnement sur les rapports qui potentiellement pouvaient exister entre le niveau stratigraphique de collecte et la ou les techniques textiles employées.

 

La consultation de ces sources ne s'est pas déroulée comme vous l'aviez imaginée. Racontez-nous...

Les archives Tello ont été consultées non pas au MNAAHP mais au musée de l'Université San Marcos et se résumées à quelques lignes dans le rapport de l'expédition Marañon de 1937. L'archéologue note qu'il n'a fait que traverser la région Chancay et n'a effectué que des collectes de surface, hors stratigraphie. Les archives Hans Hork-Heimer ont été mises à ma disposition sans aucune difficulté et le Collège Léon Pinelo m'en a très largement facilité l'accès. La consultation des textiles a été plus compliquée. En effet, lors du transfert de la collection et de son enregistrement au musée de la Nation, il y a eu confusion entre les différents numéros d'inventaire rendant aujourd'hui problématique leur localisation. Les quelques pièces que j'ai pu examiner, sans aucune certitude qu'elles appartiennent bien à la Collection Hans Hork-Heimer, étaient collées sur de la cartoline noire, technique utilisée à l'époque de la collecte mais qui, malheureusement, ne permet pas l'analyse du revers. Ces deux sources sur lesquelles je comptais appuyer mes recherches n'étaient donc pas exploitables, tout du moins de la manière initialement prévue. Je souhaitais toutefois poursuivre mes travaux sur la Culture Chancay et en particulier sur les textiles. Aborder l'iconographie me permettait donc de faire abstraction de la question du manque de fouilles scientifiques dans la région Chancay et de maintenir mon choix d'axer mon travail sur la Culture Chancay.

 

Vous décidez d'étudier conjointement l'iconographie des textiles et des céramiques, pourquoi ?

Ces deux artefacts ont été déposés conjointement dans les tombes, puis collectés conjointement. Il convenait donc de les étudier conjointement. Un tel travail systématique n'a été possible que parce que des chercheurs ont étudié précédemment les uns les céramiques, les autres les textiles et ont mis leurs résultats au service de la communauté scientifique.

 

Avez-vous trouvé des motifs identiques sur les céramiques et les textiles ?

Nous avons identifié exactement le même répertoire graphique pour les céramiques et les textiles. Toutefois, en ce qui concerne le textile, certains motifs, pour des raisons purement techniques, diffèrent visuellement. Le tissage ne permet pas les contours arrondis, dans le sens géométrique du terme. Ainsi la spirale présente-t-elle un profil relativement anguleux. Il faut également préciser que pour un même motif les rendus peuvent être multiples, quel que soit le support.

 

Des tombes de notables ont-elles été découvertes ?

Les fouilles archéologiques qui ont été menées scientifiquement dans la région Chancay ne font pas été de tombes de notables. Par contre, les inventaires montrent des contextes funéraires plus ou moins riches. Il est aujourd'hui admis que le contenu d'une tombe peut être un indice quant au statut social du défunt.

 

Finalement, l’analyse du corpus vous a permis de définir combien de motifs propres à la Culture Chancay ?

La question ne se pose pas véritablement en ces termes. Nous avons défini, à partir du corpus d’étude, un premier répertoire de 23 motifs, 11 géométriques et 12 figuratifs, zoomorphes et anthropomorphes. Nous avons ensuite comparé ce répertoire à ceux des principales cultures préhispaniques (Chavin, Cupisnique, Salinar, Paracas, Nazca, Virú, Moche, Vicús, Recuay, Lima, Teatino, Wari, Chimú, Inca) en appuyant notre comparaison sur les publications existantes et les collections muséales informatisées, notamment celles du MNAAHP et du Museo Larco Herrera. Ce travail a mis en évidence huit éléments graphiques identiques à l’ensemble des cultures : le trait, le point, la spirale, le losange, l’oiseau, le reptile, le félin et la figure anthropomorphe, et six autres essentiels que nous avons nommés périphériques : le triangle, le motif en escalier, le chevron, le poisson, l’hominidé et le camélidé. Ce résutlat ne signifie pas pour autant que les 9 motifs non répertoriés comme identiques ou périphériques sont propres à la culture Chancay mais simplement qu’ils ne sont pas identifiés dans toutes les cultures. Ce sont les rayures, les carreaux, la ligne ondulée, le crustacé, le batracien, le cervidé, le mustélidé et le canidé. Le fait d’avoir trouvé un certain nombre de motifs communs aux principales cultures ou en d’autres termes la persistance tout au long de l’époque précolombienne d’un certain nombre de motifs bien identifiés permet de supposer de leur importance dans la cosmologie andine et d’envisager que leur signification puisse être identique, quelle que soit l’origine géographique. Par contre, la mise en forme de ces motifs, dispositions et couleurs, est très diverse et donne à voir un style propre à chaque culture.

 

Venons-en au sens de ces motifs. Que signifient-ils ?

Faute de sources écrites relatives à la culture Chancay, il convenait de croiser les données archéologiques, historiques, ethno-historiques et anthropologiques relatives aux différents graphismes constitutifs de ce répertoire de motifs que nous avions définis comme identiques à travers le temps et l’espace andin. De surcroît, ces cutlures étant sans écriture, ces graphismes devaient être considérés comme un mode de communication, comme un langage. L’ensemble des sources consultées a mis en évidence pour chacun des motifs une notion de fertilité et fécondité en lien avec le culte des ancêtres. Les ancêtres dans la cosmologie andien en sont les garants. Prenons deux exemples pour illustrer ce propos. Tout d’abord le motif en escalier associé à celui de la spirale. Ce motif a été étudié de manière systématique par Uwe Carlson. Il représente les terrasses de culture et l’eau : la notion de fertilité est évidente. Une telle simplicité de lecture n’est bien évidemment pas toujours possible. C’est le cas de l’image du singe. Il est très fréquemment identifiable sur la céramique Chancay  sous l’aspect d’une petite tête, au niveau du col, des anses ou sur la panse des vases. C’est en consultant différentes études que nous avons pu en approcher le sens. Les travaux d’Anne-Marie Hocquenghem sur les Mochicas nous en donne une première clé de lecture. Elle propose que l’animal, très souvent figuré dans un arbre portant des petits sacs, soit symbole de fertilité et fécondité. Dimitri Karadimas quant à lui appuie son analyse non plus sur des céramiques préhispaniques mais sur un mythe contemporain recueilli en Amazonie. Les conclusions de son travail sur la constellation des 4 singes sont identiques. La notion de fertilité et fécondité est bien signifié au travers de la figure du singe.

 

Dans votre thèse, vous développez l’idée que la tombe Chancay pourrait être une “mesa”, une table d’offrandes...

Je développe l’idée que la tombe Chancay pourrait être l’image d’une mesa. Je ne dis pas « la tombe Chancay est une mesa » La pratique contemporaine de la mesa-banquet dans les Andes m’a en effet interpellée. Deux éléments essentiels sont nécessaires : une nappe et des offrandes disposées sur celle-ci selon un ordonnancement très précis. L’observation des 18 tombes Chancay fouillées par Hans Hork-Heimer et reconstituées par Miguel Cornejo Guerrero a mis en évidence la disposition ordonnée des différentes céramiques devant le fardo ou ensemble constitué par le corps du défunt enroulé dans plusieurs textiles. Il me semble donc que nous avons là exactement l’image d’une mesa, le fardo correspondant à la nappe et les céramiques aux offrandes.

 

Dans les tombes, les céramiques ne sont pas positionnées n’importe comment…Les céramiques dans les tombes Chancay sont toujours placées devant le fardo sur un ou plusieurs niveaux en fonction de l’importance de la sépulture.

Propos recueillis en août 2014

* MNAAHP (Museo de Arqueología, de Antropología e de Historia del Perú), UNMSM (Museo de la Universidad Nacional Major de San Marcos) , Museo de Arte de Lima, Museo Amano, pour les textiles, Museo Larco Herrera, Universidad Nacional Federico Villarreal, Museo del Castillo, pour les céramiques. ** environ 70 km au nord de Lima.