Pascal Mongne

Docteur en archéologie précolombienne,
Chargé du cours organique « Arts des Amériques »
à l’École du Louvre

 

Les Jacobins, à Auch, 2ème musée d’Art précolombien en France


Détail du tableau en mosaïque de plumes figurant la Sainte Trinité et la Sainte Famille.


Chasse aux canards. Codex de Florence. XVIe siècle Bibliothèque Laurentienne


Coloration des plumes. Codex de Florence. XVIe siècle Bibliothèque Laurentienne


Chasse de l’atotolin. Codex de Florence. XVIe siècle Bibliothèque Laurentienne


Préparation des pigments. Codex de Florence. XVIe siècle Bibliothèque laurentienne


Le triptyque aztèque de la Crucifixion. Un catalogue très complet et illustré Cahiers du Musée national de la Renaissance, La Réunion des musées nationaux et l’Union latine. 2003

De l’art plumassier aztèque

 

De l’art plumassier aztèque Fait unique en France, le musée des Jacobins, à Auch, expose trois tableaux en mosaïques de plumes réalisés par des artistes aztèques. En quoi ces œuvres sont-elles extraordinaires ?

Bien que l’art plumassier existât déjà dans nos contrées, les œuvres de plumes américaines arrivées en Europe dès le tout début du XVIe siècle – du Brésil notamment – connurent un immense succès pour la variété des couleurs et des formes (coiffes, parures, capes). La conquête du Mexique devait considérablement accentuer ce succès. De tous les présents et les trophées de guerre rapportés du monde aztèque par les conquistadors, les œuvres de plumes ont été certainement les plus appréciées en Europe. Par la suite, l’Église, christianisant les Indiens, allait lui confier un rôle majeur et faire d’elle son ambassadeur auprès du Vieux monde. Durant les trois siècles de présence coloniale, un art nouveau se développera, essentiellement religieux, à la confluence des deux mondes : mélange des influences européennes et des techniques indigènes. Nombreuses et variées furent les œuvres ainsi créées, réalisées uniquement en plumes ou associées aux pierres précieuses, à l’or, à la pâte de maïs ou à d’autres matériaux : calices, tabernacles, croix, statues de saints, scènes bibliques en trois dimensions, vêtements liturgiques (mitres et chasubles) et surtout images sacrées. Environ 180 œuvres de plumes de la Nouvelle-Espagne peuvent être aujourd’hui comptées dans le monde. Les images sont les plus nombreuses. Parmi elles, cinq tableaux en mosaïques de plumes sont abrités en France. Le seul Musée des Jacobins, à Auch, dans le Gers, en expose trois : La Messe de saint Grégoire (XVIe siècle), le Triptyque de la Vierge à l’Enfant (en dépôt du château-musée de Saumur), daté du XVIIe siècle, et une œuvre récemment acquise par le musée : La Sainte Trinité et la sainte Famille, fin XVIe – début XVIIe siècle. Quant à l’aspect extraordinaire de ces tableaux de plumes, il tient au fait qu’il s’agit de véritables mosaïques, où les tesselles de pierres sont remplacées par de petits morceaux de plumes découpés au millimètre, avant d’être collés avec de la colle issue de l’orchidée sur un support en coton ou en feuilles d’agave. On ne peut apprécier le méticuleux travail des artistes aztèques qu’en se rendant aux musées pour découvrir ces œuvres, de visu, plutôt qu’en photos.

 

Vous parliez de cinq œuvres en France. Où sont les deux autres ?

Le public peut découvrir le Triptyque de la Crucifixion (XVIe siècle) au musée de la Renaissance à Ecouen, en région parisienne. En revanche, la mosaïque de plumes représentant Notre Dame et saint Luc (XVIIIe siècle) n’est toujours pas visible. L’œuvre demeure, pour l’instant, dans les réserves du Musée du Quai Branly à Paris.

 

Ces plumes, de quels oiseaux proviennent-elles ?

Nous  devons  au  frère  franciscain  Bernardino  de  Sahagún d’avoir  dénombré dans son Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne, environ 150 types d’oiseaux, dont une vingtaine était utilisée en plumasserie. Il n’était certes pas ornithologue et a dû en omettre un certain nombre. Bien que les oiseaux de qualité ne fussent pas rares dans le Bassin central de Mexico, au cœur du territoire aztèque, nous savons par les chroniqueurs que les basses terres méridionales et côtières étaient infiniment plus riches en oiseaux. C’est donc essentiellement de la côte du Golfe du Mexique, des forêts tropicales du Chiapas et du Guatemala et de la côte Pacifique (depuis l’Isthme de Tehuantepec jusqu’au Honduras) que parvenaient les plumes « précieuses ». De fait, chaque espèce était recherchée en fonction des qualités et couleurs de ses plumes, ce qui débouchait, bien entendu sur des utilisations variées de celles-ci. Certaines espèces fournissaient les plumes dites de contours, d’autres les plumes de « fond » et d’autres enfin – les plus recherchées – livraient les plumes « riches », les plumages multicolores destinés au remplissage des motifs. À côté du quetzal, l’oiseau le plus prestigieux, figuraient le colibri, le perroquet, l’ara, la perruche… Pour approfondir le sujet, je vous renvoie à l’article illustré que j’ai publié dans les dossiers de Gemeso, en mai 2012.*

 

Parmi tous les objets aztèques en plumes datant d’avant la Conquête quel est le plus spectaculaire ?

Répondant à l’engouement des princes et des cours, c’est en grand nombre que les œuvres d’art mexicaines arrivèrent en Europe. Les sources, imprécises et souvent controversées, ne nous permettent pas de connaître la teneur et l’importance des envois qui traversèrent ainsi l’océan Atlantique. Nous savons cependant que presque tous furent effectués en quelques années seulement, entre 1518, date du premier envoi en Europe par Grijalva qui avait précédé Cortès et longé les côtes mexicaines sans pénétrer l’intérieur des terres, et 1526, fin officielle de la Conquête. Très peu de pièces, semble-t-il, parviendront en Europe après cette date : les « cadeaux », les pillages et les destructions ayant probablement épuisé les trésors et les caches. De ces centaines – voire  milliers – d’objets de toute nature, bien peu ont survécu aux destructions et à l’oubli dans des lieux peu adaptés à leur conservation. Aujourd’hui, moins d’une quinzaine d’œuvres de l’art plumassier précolonial mexicain peut être comptée dans le monde. Parmi celles-ci, c’est sans conteste le panache dit de « Moctezuma », exposé au Museum für Völkerkunde de Vienne qui est, pour répondre à votre question, le plus spectaculaire. Il s’agit d’une coiffe composée de plus de 450 longues plumes de quetzal (mais aussi de cotinga, spatule et piaye), disposées en éventail et décorées de croissants et coquilles d’or. La tradition rapporte que ce panache couronnait l’empereur Moctezuma et que lui-même l’offrit à Cortés afin qu’il en fît présent à Charles-Quint. Elle est cependant doublement inexacte. D’une part, parce que le symbole de la charge royale chez les Aztèques était un petit diadème bleu, d’autre part, si le conquistador rapporta en effet plusieurs panaches en Espagne offerts par les dignitaires aztèques, celui de Vienne n’appartient pas au fameux envoi de 1519. Selon les sources iconographiques et les chroniques de la Conquête, les panaches de ce type avaient une fonction cérémonielle et coiffaient les idoles ou les prêtres les servant. Plusieurs coiffes de plumes mexicaines ont été notées en Europe depuis le XVIe siècle. Celle de Vienne est la seule survivante, si l’on excepte la copie réalisée au Mexique à la fin des années 30 et actuellement exposée au Museo Nacional de Antropologia de Mexico.

 

Revenons en France. Vous avez mené l’étude iconographique de La Messe de saint Grégoire dont l’histoire, y compris récente, est pleine de rebondissements…

Elle est même abracadabrantesque, pour reprendre la formule. Cette mosaïque de plumes est, en effet, apparu en 1984 lors d’une vente aux enchères à Paris. Selon les sources disponibles à l’époque, l’œuvre appartenait à un collectionneur âgé de l’Ouest parisien. Malheureusement, et ce n’est pas faute d’avoir cherché, je n’ai pu trouver aucune information sur l’œuvre dans les archives de la société de ventes. Pour la bonne raison qu’elle n’était pas répertoriée en tant que tableau de plumes, mais comme simple tableau religieux. Personne visiblement n’avait remarqué qu’il s’agissait de Saint Grégoire, ni d’un tableau latino-américain, et en plumes de surcroît. Ce qui fait qu’on ne connaît pas son parcours, de 1539 - date de sa réalisation -, jusqu’à sa récente réapparition, ni même le nom de son dernier possesseur.

 

1539... Comment pouvez-vous être aussi précis ?

La date figure en bordure du tableau au sein d’un texte en latin qui précise que l’objet a été réalisé à Mexico pendant le pontificat de Paul III, sous la conduite de Didaco (il s’agit de Don Diego Huanitzin, gouverneur aztèque de l’époque coloniale) : Le texte latin ajoute que l’œuvre est née sous la responsabilité du frère Pierre de Gand. Un personnage hors du commun. C’est l’un des tout premiers missionnaires arrivé au Mexique, avant même l’arrivée des  « douze » Franciscains sollicités par Cortès, pour évangéliser le Mexique. C’est lui qui a créé l’école d’art indigène de San José de los Naturales. Parson action, Pierre de Gand est incontestablement l’un des piliers de l’art colonial de la Nouvelle-Espagne.

 

Que sait-on de l’école d’art indigène ?

San José de los Naturales (Saint Joseph des Indigènes) était le nom de la chapelle, située dans l’enceinte du monastère de San Francisco (Saint François). C’est en son sein que les jeunes de l’Élite aztèque étaient enseignés à la foi catholique. Associée à la chapelle, une école consacrée non seulement à l’enseignement des arts occidentaux pouvant servir l’Église mais à la protection des arts traditionnels indigènes fut érigée par le Franciscain Pierre de Gand. C’est certainement en ce lieu que furent composées les images saintes en plumes, du moins jusqu’à la fin du XVIe siècle. En effet, dès les années 1570, cette école, subissant un contrôle rigoureux et visiblement anti-indigéniste des autorités coloniales, entrera en décadence puis disparaîtra. Le centre de cet art plumassier semble avoir été transporté par la suite dans le Michoacán, dans l’Ouest du Mexique.

 

Pierre de Gand, un personnage hors du commun…

L’homme  (Peter van Gent de son vrai nom) était flamand, originaire de la ville de Gand, peut-être cousin de l’empereur Charles-Quint. Ce simple frère lai (il n’avait pas prononcé les vœux de la prêtrise) qui ne pouvait donc pas assurer les sacrements a cependant beaucoup œuvré pour la christianisation. L’église lui doit des dizaines de milliers de baptêmes qui, s’ils ne furent administrés par lui, furent certainement facilités par son enseignement. En effet, bien que bègue, Pierre de Gand avait appris très vite le nahuatl, la langue des Aztèques et en était devenu un grand spécialiste.

 

La Messe de Saint Grégoire a-t-elle livrée tous ses secrets ?

Elle continue, en tout cas, à stimuler mes recherches. L’œuvre montre le pape Grégoire le Grand (540-604) célébrant la messe en l'église Sainte-Croix-de-Jérusalem de Rome. Selon la légende, l’un des servants de la messe mettant en doute le mystère de l’Eucharistie, tous assistèrent alors au miracle bien connu du Christ dit « de pitié » apparaissant derrière l’autel, surgissant de son tombeau et entouré des instruments de la passion. Pour réaliser ce tableau de plumes sur bois, de 68 x 56 cm, les tlacuilos, autrement dit les dessinateurs aztèques, se sont inspirés très fidèlement d’une gravure européenne que nous avons identifiée : réalisée par le graveur Van Meckenem (aujourd’hui au Louvre). N’oublions pas que l’art plumassier, est un art de copie, de reproduction. Après les tlacuilos sont intervenus les amantecas qui ont utilisé les techniques plumassières qui leur étaient familières.  Au vu de cette œuvre, on pourrait penser que, à l’instar des autres tableaux de plumes, seule l’iconographie chrétienne traditionnelle serait ici présente. Or, il n’en est rien. En effet, à y regarder de plus près, des éléments iconographiques d’origine indienne apparaissent. À l’exemple des trois ananas, posés sur le bord du tombeau. L’ananas est le fruit américain par excellence, découvert au XVIe siècle et d’emblée apprécié en Europe pour son parfum capiteux. Il était d’autant plus puissant qu’il fallait compter, à l’époque, deux mois de transport en bateau, pour qu’il traverse l’Atlantique. Ces trois ananas remplacent ici les vases de parfum des saintes femmes venues embaumer le corps du Christ. Ils figurent toujours dans les Messes de Saint Grégoire, comme les instruments de la passion. C’est le clin d’œil américain voulu par les missionnaires franciscains car, bien sûr, ces apports locaux ne se sont pas faits à leur insu.

 

Y a-t-il d’autres éléments d’origine aztèque ?

Effectivement, les instruments de la passion que je viens de citer, sont disposés selon une distribution qui correspond à l’ordre grammatical et iconographique de l’écriture aztèque. Celle-ci n’est pas une écriture linéaire et alphabétique comme la nôtre, mais une organisation de symboles organisés autour d’un point central : ici le Christ. L’ordre de lecture se déplaçant autour de lui : le jardin des oliviers (à gauche), puis le palais d’Hérode, puis la Crucifixion (en haut) et enfin le Sépulcre (en bas). Ces instruments de la passion sont devenus ici de véritables glyphes. Signalons également d’autres motifs très intéressants : la nappe d’autel  est décorée, ainsi que les chasubles des prêtres, par des motifs très proches des pintaderas : ces sceaux à valeur chamanique en argile que les Indiens imprimaient sur les tissus. On voit ici des fleurs, des plumes, des fruits, symboles de préciosité, richesse et fertilité pour les Aztèques. On distingue aussi des volutes, symboles traditionnels de la parole. Tous ces symboles sont ici adaptés au message chrétien. Mieux encore, notons sur les chasubles, la reproduction d’un cœur humain à la manière aztèque. Le cœur, qui était pour les Indiens l’objet central du sacrifice et le siège de la vie, devient sur le tableau le symbole par excellence de l’eucharistie : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang »**.

 

La récente acquisition d’un second tableau de plumes - La Sainte Trinité et la sainte Famille – vaut d’être évoquée. Comment est-il parvenu au deuxième musée d’art précolombien de France ?

Selon les sources, l’œuvre appartenait depuis longtemps à une famille hollandaise qui la conservait en Touraine et souhaitait s’en séparer. Nous n’en savons pas plus.  C’est en 2013 que le tableau a été acheté par le musée d’Auch qui est, effectivement, le deuxième musée d’art précolombien de France (après le musée du Quai Branly de Paris). La mosaïque de plumes est collée sur une feuille de coton, elle-même fixée sur une feuille de papier d’amate qui a été déposée sur une plaque de cuivre martelée. Je vous invite à vous rendre sur Internet*** où l’on peut lire en ligne une publication d’étudiants se rapportant à l’œuvre. S’y ajoute mon article sur le tableau, notamment, sur son aspect technique. Par ailleurs, des études ornithologiques et physico-chimiques ont été réalisées. Leur lecture est instructive et le fait est si rare qu’il vaut d’être souligné.

 

Le tableau a, semble-t-il, perdu une partie de ses couleurs d’origine…

La fonction de La Sainte Trinité et la sainte Famille, comme pour les autres tableaux de plumes mexicains coloniaux, a pu être plurielle. Objet de dévotion - la perte de couleur, voire la disparition des plumes pourrait indiquer une ostension permanente -, ce tableau fut également et très certainement l’un des nombreux exemples envoyés en Europe, destinés à montrer la qualité des arts indigènes au service de la Foi. Enfin, cette œuvre est un témoin du formidable syncrétisme (non seulement religieux) que la période coloniale favorisa durant trois siècles, et sur lequel le continent latino-américain s’est construit. À la croisée des chemins, elle est le produit et le modèle d’un métissage culturel et ethnique que nulle autre partie du monde n’a connu à une telle échelle.

 

Parlez-nous du triptyque de Saumur…

Ses dimensions sont plus modestes : 40 cm de large, volets ouverts. Il représente une Vierge en majesté, assise sur son trône, tenant dans ses bras l’Enfant. Sur les volets dextre et senestre sont respectivement présents saint Jean-Baptiste et saint Jérôme accompagné de son lion. En accord avec le chromatisme des œuvres de plumes du XVIIe siècle, les couleurs sont peu nombreuses : marron, rouge, ocre. On distingue cependant des traces de plumes vertes sur les fonds latéraux, figurant probablement les feuilles et l’herbe. Parmi les éléments du décor, notons avec attention les nuages portant les anges. Figurés par de gros flocons, ils sont caractéristiques des tableaux de plumes du XVIIe siècle. Paradoxalement, c’est à cette époque que l’art plumassier mexicain connaît son apogée, probablement favorisé par les succès que ces œuvres connaissaient en Europe. La majorité des tableaux de plumes mexicains actuellement connus peuvent en effet être datés du XVIIe siècle.

 

Est-ce aussi le cas de la Crucifixion d’Ecouen ?

Ce très beau triptyque mexicain est, à mon avis, l’un des plus anciens, il peut être daté au plus tard du milieu du XVIe siècle. Il est cependant plus tardif que la Messe de saint Grégoire. Il représente principalement un séraphin-Christ en croix imposant les stigmates à saint François. À leur côté, figurent saint Jérôme et son fameux lion. Sur le fond, montagneux, une cité est visible, certainement Jérusalem vers laquelle de toutes petites silhouettes à peine visibles (en plumes bien sûr) se dirigent. Probablement les hommes ayant participé à la crucifixion. Sur les volets du triptyque, apparaissent saint Jean, l’aigle et le lutrin, ainsi que la Vierge associée à un phénix plongeant, symbole de la renaissance. Ce triptyque, large de presque un mètre lorsqu’il est ouvert, est  l’un des plus grands tableaux de plumes de la Nouvelle Espagne. Les représentations de saint François (à nouveau) associé à Frère Léon et aux oiseaux, sur les volets refermés, sont les marques évidentes de l’Ecole franciscaine de San José de los Naturales.

 

Comment est-il parvenu jusqu’au musée de la Renaissance ?

Il appartenait à Stanislas Baron, un grand commerçant en vins et tissus. L’homme -  un collectionneur -, voyageait beaucoup en Espagne. On peut supposer que c’est à l’occasion d’un de ces voyages qu’il a acheté le tableau dans les années 1890. Il l’a rapporté en France avant de faire don de ses collections au Musée de Cluny, l’actuel musée du Moyen-âge, où il est resté jusqu’au moment où les collections ont été scindées : les unes, restant à Paris, les autres partant au musée de la Renaissance, à Ecouen. Placée dans les réserves du Musée d’Ecouen, l’œuvre a été redécouverte suite à mes travaux sur la Messe de saint Grégoire. Un beau catalogue en sera alors issu, en 2003, édité par les Cahiers du Musée national de la Renaissance, la Réunion des musées nationaux et l’Union latine. « Le triptyque aztèque de la Crucifixion », d’une centaine de pages et richement illustré, au sein duquel plusieurs auteurs (et moi-même) ont participé, fait le point sur ce tableau et l’art de la plumasserie.

 

…Et l’œuvre dans les réserves du musée du Quai Branly ?

Elle appartenait aux collections du musée de l’Homme de Paris. Il s’agit d’un petit tableau daté du XVIIIe siècle. Il représente Saint Luc, assis sur la berge d’un lac ou d’une rivière, dans un paysage de forêt. Au-dessus de lui, portés par un nuage, se trouvent la Vierge et l’Enfant, qu’il dessine. Les plumes, ici moins nombreuses et de plus grande dimension, sont découpées en unités de un à deux centimètres. Au XVIIIe siècle, elles ne couvrent désormais que des surfaces larges et circonscrites : feuillages, vêtements, nuages. Les visages, les mains et les pieds sont peints et non plus couverts de plumes. La composition iconographique, distribuant les personnages le long d’une diagonale et repoussant le décor sur les parties latérales, révèle la présence d’une esthétique baroque d’inspiration européenne, peu fréquente dans l’art colonial des origines.

 

Que sait-on des techniques des amantecas ?

Nous savons qu’il existait trois techniques de plumasserie dans le monde aztèque. La première, très courante, et que l’on trouve partout dans le monde, est la « ligature ». De grandes plumes sont attachées par la tige (le calame), et fixées sur une armature souple en bambou ou en vannerie, parfois sur un filet. Cela permet de composer des parures extrêmement élaborées : ornements corporels, capes et vêtements et, bien entendu, de spectaculaires coiffes, Ces structures, souples et souvent amples, peuvent être animées par les mouvements du corps, la danse, le vent, et sont fréquemment rencontrées en Amazonie. Le Mexique précolombien ne les a pas ignorées, comme le montre par exemple la célèbre coiffe dite de Moctezuma que j’ai citée précédemment. La deuxième technique consiste à coudre les plumes sur un support en tissu (coton ou en laine). Connue tant au Mexique que dans les Andes, elle utilise de petites plumes (des plumones) ou des duvets. La troisième technique, proprement aztèque celle-là, est celle de la mosaïque, qui consiste à couper les plumes au millimètre et à les coller sur un support déjà préparé, associant coton et agave. Bien des objets avant la Conquête étaient réalisés de cette manière : figurines, couvertures de manuscrits, représentations de divinités ou d’animaux, etc. Plus tard, les missionnaires la réutiliseront au service de l’Église, pour y faire réaliser les fameuses images saintes.  Dans les tableaux, tout est en plumes, y compris les textes, comme pour la Messe de Saint Grégoire. Les seuls éléments qui ne soient pas en plumes sont tous des références sacrées qui, elles, étaient à l’origine en or ou associées à l’or : l’auréole du Christ, les deniers de Judas par exemple. L’or ayant a été détruit par le temps ou pillé ou arraché, les restaurateurs l’ont remplacé par une pâte compacte à la coloration dorée.

 

Après trois siècles d’engouement que devient finalement l’art plumassier aztèque ?

L’indépendance au début du XIXe siècle et les nombreux conflits qui la suivirent marquent la fin de l’art plumassier au Mexique. La cause doit en être recherchée principalement dans l’effondrement du pouvoir temporel de l’Eglise, traditionnel commanditaire de cet art et principale victime de l’anarchie et des meurtrières guerres civiles entretenues par la longue rivalité entre conservateurs et libéraux (souvent anti-cléricaux) jusqu’à la fin des années 1860. L’art plumassier, alors coupé de ses sources artistiques (iconographie sacrée) et financières (l’Eglise), entrera dans une lente phase de disparition et de décadence. Une exception doit être citée : les Armes de la République Mexicaine, écu abrité au Musée National d’Anthropologie de Mexico. Il illustre le mythe fondateur de Tenochtitlan, capitale des Aztèques : un aigle jugé sur un figuier de barbarie, dévorant un serpent. Ce symbole précolombien religieux et messianique fameux est devenu très tôt l’emblème de la République mexicaine. Présentée au Congrès mexicain de 1829, peu de temps après les guerres d’Indépendance, l’œuvre provient de la région de Patzcuaro, dans l’Etat du Michoacán. Cette région au fort traditionalisme avait été pendant la période coloniale un grand centre d’art indigène, au rang desquels figuraient l’art de la pâte de maïs et la plumasserie. Accueilli avec ferveur, en un temps de grand nationalisme, le tableau valut à son créateur, José Rodriguez, une certaine renommée. Elle nous permet de connaître son nom, chose exceptionnelle dans cet art d’anonymes. Cette reconnaissance par la jeune République d’un art indigène, devait paradoxalement en être le chant du cygne. L’art plumassier, oubliant ses racines et ses sources d’inspiration, ne produira plus désormais – sauf rares exceptions – que des objets sans grande valeur, destinés aux manifestations populaires, et plus tard au tourisme : cartes postales, petits tableaux illustrant des scènes de la vie quotidienne et des costumes traditionnels, jouets…                                                            

Propos recueillis en avril 2014

*http://www.gemeso.com/wpcontent/uploads/2010/05/11mai-2012-GEMESO-2-der.pdf 

** Voir le site de l’étude de maître Rouillac :
http://www.rouillac.com/ www.rouillac.com/.../sdoc-3504-Plumes_Cheverny2013_Rouillac.pdf‎

http://rouillac.com/Cheverny/Cheverny_2013/daprint-FR-270-87455

http://www.rouillac.com/Cheverny/Cheverny_2013/MOSAQUE_DE_PLUMES_MEXIQUE_XVIIE_SICLE/384-FR-Plumas_Universite

“ Nous savons qu’il existait   trois techniques de plumasserie   dans le monde aztèque.”

*** Ces informations sont développées dans un article à paraître en 2014 dans Baessler-Archiv (Berlin) : « La Huella de los Tlacuilos » (La marque des tlacuilos»