Erwan Duffait

 

Historien et docteur en archéologie.
Université Paris I Panthéon-Sorbonne

 

 

Voie à flanc de précipice entre Choquequirao et Vitcos. © E. Duffait

Voie pavée entre Sayacmarca et Phuyupatamarca (chemin inca menant à Machu Picchu). © E. Duffait

Le glacier Salcantay (6264 m), point culminant de la cordillère de Vilcabamba. © E. Duffait

Apacheta entre Vitcos et Vilcabamba. © E. Duffait

Plate-forme cérémonielle aux portes de Vilcabamba. © E. Duffait

Face est du rocher Yuracrumi (Vitcos). © E. Duffait

Face ouest du rocher. © E. Duffait

Face sud du rocher. © E. Duffait

Voie avec mur de soutènement entre Choquequirao et Vitcos. © E. Duffait

Structure inca (Vilcabamba). © E. Duffait

Il ressort de votre ouvrage sur les routes incas de la cordillère de Vilcabamba que ce territoire - qui inclut Machu Picchu - a abrité jusqu’en 1572 le dernier foyer de la résistance contre les Espagnols. Pourquoi les descendants du souverain Huayna Capac ont-ils choisi ce lieu ?

Tout d’abord, nous sommes là sur le piémont oriental des Andes, à l’ouest de Cusco. Dans une vaste région de transition, où, d’une part, la forêt et, de l’autre, la topographie très accidentée du massif montagneux - caractéristique des hautes terres andines -, rendent ce territoire particulièrement hostile et difficile d’accès. De fait, il constitue une défense naturelle idéale contre les envahisseurs. Il s’agit donc d’un lieu très propice pour qui cherche à se cacher. Même si ce n’est pas, compte tenu de ce que nous savons de l’histoire de ce territoire, ce qui explique le pourquoi de son choix par les Incas. En vérité, plusieurs raisons ont présidé à sa sélection initiale. Il serait présomptueux d’affirmer aujourd’hui quelle est la première de ces raisons, mais il est fort probable que la chaîne de glaciers de la cordillère de Vilcabamba, la seconde du Pérou après la cordillère Blanche, a beaucoup compté dans la fixation des Incas à cet endroit. Les glaciers, on le sait, sont aujourd’hui encore vénérés par les Amérindiens, car associés aux ancêtres et à la fertilité. L’existence d’autres lieux sacrés, dont la découverte d’un important rocher de granit, en partie blanc (couleur également associée à la fertilité et à la lumière) et reposant sur une source les a, sans doute, tout autant impressionnés. En tout cas, c’est autour de ce rocher, appelé Yuracrumi, long de 15,84 m, large de 9,14 m et haut de 7,62 m, qu’ils ont construit, au cœur de la cordillère, le Temple du Soleil à Vitcos. C’est incontestablement l’établissement le plus important de la région,  en raison de ce site sacré. Il n’est qu’à constater la position centrale qu’il occupe, au sein du réseau de circulation, comparé à Vilcabamba, Choquequirao et Machu Picchu. Ces faits expliquent déjà pourquoi les Incas ont choisi – avant de s’y réfugier -, d’y établir des domaines royaux dont l’une des fonctions principales était de subvenir aux besoins du corps momifié des souverains. Il faut savoir que le souverain défunt conservait la propriété de son patrimoine. Lequel était géré par des membres de sa panaca, c’est-à-dire son lignage, dont était exclu le nouveau Sapa Inca qui devait à son tour constituer son propre patrimoine, former sa propre panaca. De fait, la principale tâche des membres des panaca était d’honorer et de rendre des cultes à la momie de leur ancêtre. A cette fin, une partie des récoltes provenant du domaine royal du défunt était brûlée en l’honneur de la momie, une autre utilisée pour nourrir les membres de son lignage et élaborer la chicha (ou aqha), boisson fermentée de maïs, répandue en libation lors des cérémonies.

 

En quoi consistait le culte des ancêtres ?

Des prêtres dédiés aux défunts leur apportaient quotidiennement de la nourriture, comme s’ils étaient vivants. C’est aussi la raison pour laquelle ils étaient régulièrement transportés sur leurs terres, dans les domaines royaux, pour qu’ils les fertilisent par leur simple présence. Nous savons aussi que les momies étaient consultées avant que soient prises d’importantes décisions. A Cuzco, elles sortaient chaque jour du Temple portées sur des litières pour être conduites jusqu’à la grande place centrale. Là, révérées par la foule des pélerins, elles faisaient l’objet d’offrandes et de sacrifices. A propos du Temple du Soleil de Cuzco, Garcilaso de la Vega nous apprend que les momies étaient assises sur des trônes d’or et si bien conservées qu’elles paraissaient vivantes. Le même auteur nous signale qu’à l’arrivée des Espagnols, les Indiens cachèrent les corps jusqu’à ce qu’un certain Polo de Ondegardo en découvre cinq en 1559, trois rois et deux reines. Les sources écrites coloniales précisent que, précédemment, en 1537, Manco Inca quitta Cuzco pour se réfugier à Vitcos en emportant avec ses hommes les momies de plusieurs souverains et de leurs épouses. Pour en revenir au choix du lieu - la cordillère de Vilcabamba -, il apparaît que la dimension symbolique (culte des ancêtres liés aux domaines royaux, culte des montagnes et des glaciers, vénération des lieux de transition) a été déterminante. Quoi de mieux, en effet, pour ces hommes cherchant à renverser les Espagnols, que de vivre entourés et protégés par les ancêtres les plus notables et les divinités les plus importantes (Wiraqucha et le Soleil). Enfin, et c’est évidemment à considérer, la région est riche tant sur les plans agricole que minier.

 

Riche de quels produits ?

Les terres agricoles, particulièrement fertiles, assuraient aux Incas d’abondantes récoltes. La région de Vilcabamba, en particulier, fournissait maïs, piment, manioc, patate douce et fruits tropicaux. S’y ajoutaient les plantes psychotropes, utilisées à des fins médicinales et rituelles. Citons : la coca, la vilca, le tabac et le cactus san pedro. Les denses forêts de Vilcabamba leur conféraient, par ailleurs, d’importantes réserves en bois et gibiers. Quant aux mines, elles produisaient de grandes quantités d’argent, d’or, de cuivre et de cinabre. Mais qu’on ne s’imagine pas que les Incas creusaient des galeries. Ils pratiquaient surtout et d’abord l’orpaillage dans les rivières ou utilisaient des pilons ou des cornes de cerf, pour exploiter le sol et les veines apparentes.

 

Une plante hallucinogène, la vilca, a donné son nom à la cordillère…

En effet, certains éléments indiquent qu’il existe des liens étroits entre cette région, le culte solaire et le psychotrope appelé vilca. Le terme vilca désigne à la fois le soleil et cette plante hallucinogène, dont la consommation était liée au culte du soleil. Vilcabamba signifie la « plaine du soleil » ou « la plaine de la vilca », tandis que le Vilcamayu, qui délimite la frontière septentrionale de la région, signifie « le fleuve du soleil » ou « le fleuve de la vilca ». De plus, sur le versant sud de la cordillère de Vilcabamba, se trouvait le sanctuaire d’Apurimac, l’un des plus importants des Andes, lié à la vilca. La toponymie régionale et la présence de ce sanctuaire soulignent donc la forte connotation symbolique de ce territoire occupé par les Incas.

 

Revenons à l’emplacement des établissements. Vous soulignez qu’ils n’ont pas été construits n’importe où…

Les Incas ont minutieusement choisi les lieux où furent bâtis les quatre principaux sites de la région. En effet, Vitcos, Machu Picchu, Vilcabamba et Choquequirao sont parfaitement alignés sur les glaciers les plus importants de la région, selon des axes nord-sud. Ceci témoigne, bien entendu, de l’importance du culte rendu aux glaciers et aux ancêtres qui existent toujours aujourd’hui dans les Andes. De plus, depuis chacun de ces sites (hormis Vilcabamba qui est situé dans les basses terres selvatiques), bâtis au sommet d’une montagne, il est possible d’observer des glaciers. Un manuscrit conservé aux Archives Générales des Indes (Séville), révèle que le toponyme original de cette chaîne de glaciers, que l’on appelle « cordillère de Vilcabamba », est « cordillère de Wiraqucha ». Or, Wiraqucha était l’une des divinités les plus importantes du panthéon inca, liée aux ancêtres, et une représentation de l’astre solaire lors de sa phase nocturne.

 

Qu’est ce qui permet d’affirmer que Vitcos était un site plus important que Machu Picchu ?

Les données ethno-historiques, l’archéologie, mais aussi mon travail :  l’étude n’avait jamais été faite auparavant des voies de communication inca de la cordillère de Vilcabamba. Le fait est que j’ai parcouru à pied et cartographié quelques 497,94 km de voies incas, dont 79,25 sont encore empierrées, c’est-à-dire dotées d’un pavage ou d’un mur de soutènement selon les contraintes environnementales. Ce travail a montré que l’ensemble des voies converge vers Vitcos. Par ailleurs, plusieurs routes relient cet établissement à la voie Cuzco-Quito qui dessert toutes la cordillère des Andes. J’ajoute que le long des routes menant à Vitcos vingt plates-formes ont été identifiées. Situées à haute altitude et sur des lignes de crête, elles étaient utilisées par les populations préhispaniques afin d’observer et de rendre un culte aux montagnes et aux glaciers, liés à la fertilité et aux ancêtres. C’est sur ces plates-formes que les pèlerins crachaient à leur arrivée, en direction des apus. Il n’y avait évidemment là rien de vulgaire mais, au contraire, un signe de profond respect. D’autres vestiges archéologiques, associés aux voies, confirment que ces dernières avaient une fonction cérémonielle. En effet, huit tucanca (rochers à fonction votive) et un apacheta (cairn) qui faisaient aussi l’objet d’offrandes, ont été répertoriés.

 

Avez-vous identifié différents types de voies ?

Effectivement, la largeur des voies incas constitue un bon indicateur de leur trafic et de leur importance. Or que voit-on ? Deux sortes de voies que l’on peut qualifier de principales et secondaires. Les premières ont une largeur qui varie entre 2,5 m et 4 m, les secondes sont larges de 1 à 2,50 m. Toutes les voies principales mènent à Vitcos (hormis celles se dirigeant vers le pont Chuquichaca) et relient cet établissement à Machu Picchu, Choquequirao et Vilcabamba. Plusieurs axes de communication secondaires, parmi lesquels figure le « chemin de l’Inca » menant à Machu Picchu, permettent de connecter les voies principales entre elles.

 

Les routes incas étaient, entre autres, parcourues au pas de course par des chasquis dont la mission était de porter les messages au plus vite d’un établissement à un autre. Avez-vous retrouvé les traces de ces relais qui ponctuaient leur parcours ?

L’analyse et la répartition des sites archéologiques associés aux voies m’a permis d’identifier - même si c’est difficile - neuf relais routiers, espacés les uns des autres d’une vingtaine de kilomètres, ainsi que les vestiges de deux relais de poste occupant une position stratégique dans des zones de col. Par ailleurs, parmi les 64 sites d’habitat répertoriés le long des routes parcourues, 27 présentent les caractéristiques d’établissements de la Période Intermédiaire Tardive. La présence de ces sites, établis au sommet des montagnes et constitués de structures de plan circulaire ou ovale, signifie que les Incas réutilisèrent un réseau de voies de communication déjà existant dans la cordillère de Vilcabamba. Ces éléments confirment les résultats des fouilles effectuées à Choquequirao, Coriwayrachina, Cotacoca, et dans la vallée du Cusichaca, qui mirent en évidence l’occupation de ces sites au cours de cette même période. Cela m’a permis d’obtenir des éléments précis sur les diverses techniques utilisées par leurs constructeurs et de déterminer l’organisation de ce réseau routier ainsi que son ancienneté.

 

Que vous fixez à quelle époque ?

Les données provenant des sources écrites coloniales, suggérant l’origine préhispanique du réseau routier de la cordillère de Vilcabamba, ont été attestées par l’archéologie, puisque des sites de l’Horizon Tardif (ca 1400 apr. J.- C. - 1532 apr. J.-C. ) et de la Période Intermédiaire ( ca. 1000 apr. J.-C. – 1400  apr. J.-C.) sont associés aux voies.

 

Qui sont désormais, grâce à vous, cartographiées. Expliquez-nous…

Afin d’illustrer chaque voie parcourue, j’ai réalisé des cartes à l’aide du système d’information géographique ArcGIS, au sein du laboratoire de Mme Françoise Pirot (UMR  8564 CNRS). Ces cartes, sur lesquelles figurent le tracé exact des voies, leurs caractéristiques, ainsi que la localisation des différents types de sites qui y sont associés, sont les premières de la région. En effet, jusqu’à présent, dans les rares publications scientifiques ayant trait à la cordillère de Vilcabamba, ne figuraient que des croquis très approximatifs de la région, sur lesquels la localisation des sites et de quelques voies était erronée. J’ai pu constater, et cette recherche confirme les observations des auteurs ayant travaillé dans d’autres régions andines, que les techniques utilisées afin de bâtir les voies ont été adaptées aux contraintes environnementales. Dans la majorité des cas, les sections de voies empierrées subsistant à l’heure actuelle ont été construites à flanc de versant et comportent un mur de soutènement. Si la topographie est très accidentée, un mur de protection peut être érigé afin de protéger la voie, tandis qu’en terrain plat, la voie pavée est légèrement surélevée par rapport au niveau du sol. Lorsque les sols sont humides et la topographie plane, les pierres utilisées sont de grandes dimensions afin que la chaussée soit stable. Par contre, si les sols humides sont situés en zone accidentée, la voie a l’aspect d’une chaussée surélevée. Afin de faciliter l’écoulement des eaux de ruissellement, dans cette région très humide située sur le piémont oriental des Andes, de nombreuses voies ont été pourvues de canaux.

 

Diriez-vous que des questions restent sans réponses…

Bien  sûr !  La  topographie  accidentée  de  cette  vaste  région  recouverte de forêts  et  difficile d’accès ne m’a pas permis d’effectuer la reconnaissance des routes localisées à l’est du glacier du Salcantay et de celles se dirigeant vers Ayachucho, Andahuaylas et Curamba. Les voies reliant Choquequirao à Zurite, ainsi que celles menant à Vilcabamba, situées de part et d’autre du Pampaconas, n’ont pas encore été cartographiées. La partie occidentale de la cordillère de Vilcabamba a fait l’objet de très peu de recherches, toutefois des routes devaient vraisemblablement connecter les axes de communication traversant les vallées du Mapillo et du Toroyunca. Si l’occupation de la cordillère de Vilcabamba antérieure aux Incas est attestée lors de la période Intermédiaire Tardive, elle est encore peu connue et reste à définir avec précision. La découverte récente (2011) d’un important personnage recouvert de prestigieux objets en métal, dont un grand pectoral en argent, prouve l’existence d’une occupation de Vilcabamba à l’époque Huari (à l’apogée entre 600 et 1000 apr. J.-C.). Par ailleurs, la mise au jour de  quelques tessons datant de l’Horizon Moyen et du Formatif à Choquequirao et dans la vallée du Cusichaca ne permet pas d’affirmer que l’ensemble de cette région fut occupé au cours de ces périodes et que des voies étaient déjà empruntées. L’étude des sites, effectuée dans le cadre de recherches réalisées par Patrick Lecoq et Thierry Saintenoy dans la basse vallée de l’Apurimac, devrait apporter des éléments de réponse et préciser, par la même occasion, l’ancienneté du réseau routier dans la partie extrême occidentale de la région. L’identité des populations vivant dans la cordillère de Vilcabamba durant l’Horizon Tardif et la Période Intermédiaire Tardive reste aussi à préciser. Nous ignorons, en effet, le ou les noms de la majorité des groupes qui occupait cette région conquise par les Incas, et dans quelle mesure ces derniers ont procédé à des déplacements de population afin de mettre en valeur ce territoire et en exploiter les ressources. L’analyse des sources écrites coloniales et les recherches archéologiques devraient être en mesure de répondre à ces multiples questions.

Propos recueillis en juin 2014