Christine Lorre

Conservateur du département d’archéologie comparée
du Musée d’Archéologie Nationale (MAN)
au château de Saint-Germain-en-Laye.

 

 

Le château de Saint-Germain-en Laye. Musée des Antiquités Nationales © CGB

 

Accès à la salle d'archéologie comparée © CGB

 

La vitrine des Amériques. Un ensemble d’ objets préocolombiens d’Amérique du Nord, de Mésoamérique et d’Amérique du Sud. © CGB

 

 

 

 

L'entrée du RER, face au Musée. © CGB

 

L'entrée du Musée des Antiquités Nationales (MAN) © CGB

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La cour du Musée © CGB

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vue prise de la cour du Musée © CGB

 

 

 

 

 

 

Affiche de l’exposition Amérindiens de Guyane. Des cultures millénaires. En 2010. Conception : Fanny Poncet Jean-Pierre Courau ©

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comparer, sans jugement

de valeur

 

Quelle est la philosophie de la salle d’archéologie comparée ?

La volonté est d’aider le public à la comparaison par aire culturelle, avec  une présentation diachronique, c’est-à-dire qui tient compte des changements dans le temps. D’où cette mise en relation des grandes vitrines. Vous avancez dans la salle selon un axe grossièrement chronologique, en partant des origines de l’homme jusqu’au Moyen-Age, voire jusqu’aux époques contemporaines puisque certains matériels ethnographiques sont quasi contemporains des archéologues qui les ont collectés sur place, en Amérique notamment, au XIXe siècle. Et puis, transversalement, vous pouvez établir des comparaisons d’aire géographique à aire géographique. Par exemple, comparer ce qui se passe dans la vallée du Nil et sur le plateau iranien à la fin du Néolithique. De la même façon qu’il vous est possible de voir comment s’opère la transition Bronze - âge du Fer dans le bassin méditerranéen au sens large et aux confins mésopotamiens ou caucasiens.  Tout est mis en regard de manière à ce que chacun puisse s’interroger en constatant que telle culture a choisi telle solution technique, telle autre une solution radicalement différente qui donne la priorité à des marques culturelles…  Bref, des tas de questions peuvent surgir. Le matériel ethnographique est là comme une évocation en positif de ce que l’archéologue préhistorien trouve en négatif. C’est-à-dire qu’il ne faut évidemment pas tirer de conclusions hâtives sur le mode de vie des hommes préhistoriques à partir du mobilier inuit…

 

Sur quoi portent les comparaisons ?

Nous ne comparons pas pour créer une échelle de valeurs, mais pour essayer de comprendre — autant qu’on puisse le faire — des motivations techniques ou culturelles. Pour les premières, c’est assez facile parce qu’aujourd’hui nous savons mieux interroger la matière. C’est plus difficile pour les secondes. Comment comprendre, par exemple, que dans une aire géographique donnée, on a choisi telle solution, avec un matériau très proche, voire identique à celui utilisé dans une autre aire et qui, lui, est traité totalement différemment ? La raison est peut-être éminemment culturelle et non liée à la matière.

Autre interrogation. Dans la création des vases de pierre, par exemple, certaines formes sont communes à des aires géographiques relativement distantes. Là se pose la question des contacts possibles.  Mais parfois, il y a dans des zones géographiques éloignées, de curieuses coïncidences, ce que nous appelons le phénomène de convergence. Il arrive, au contraire, qu’avec un même matériau, les vases de pierre aient des typologies radicalement différentes, alors que les méthodes pour les travailler ne peuvent pas tellement différer. Et cependant, le rendu est différent…

 

Quel regard portez-vous sur la vitrine des « Amériques » ?

Son intérêt réside dans le fait qu’elle contient une forte proportion de mobiliers archéologiques qui provient plutôt d’Amérique du Nord, auxquels s’ajoute du matériel ethnographique de contexte méso-américain et sud-américain. Le visiteur peut ainsi découvrir une bonne part des productions du continent… La première étape de peuplement de l’Amérique y est particulièrement bien représentée à travers ces pointes lancéolées à cannelure — je fais référence aux pointes de Clovis et de Folsom — qui constituent,  à partir du XIIe millénaire, de véritables tours de force de technologie lithique.  Par ailleurs, l’horticulture et le processus de néolithisation – le fait de changer radicalement de mode de vie en se fixant à demeure dans un lieu bien précis – sont attestés dès le IXe millénaire, notamment sur la côte andine. Pour l’Amérique du Nord, je pense en particulier aux matériels qui proviennent des fameux « Mounds », des communautés des Grandes Plaines et du Sud-est américain, de la Floride et de l’Illinois. Nous avons là une belle collection que nous comptons mettre en valeur dans les années à venir… En attendant, la « pression » monte sur la partie américaine. En raison de la création de la chaire d’américanisme, les élèves de l’École du Louvre s’intéressent de plus en plus à nos objets. Certains ont, il est vrai, un fort intérêt, non seulement sur le plan culturel, mais historique. Pour les Amériques, c’est le cas des massues  tupinamba d’Amazonie brésilienne. Elles datent du XVIe siècle et comptaient parmi les matériels présents  dans les cabinets de curiosités royaux. Pour la petite histoire, nous devons leur sauvetage à Henri Hubert. C’est lui qui a contribué à les sauver au tout début du XXe siècle, en rapatriant les objets exotiques de l’ancien musée dit de Marine au Louvre, en collaboration avec le musée ethnographique du Trocadéro…

 

Vous y présentez beaucoup de matériels du Pérou…

Effectivement, le Pérou est surreprésenté. C’est lié aux circonstances d’enrichissement des collections.  Mon intention — cela fait partie de mes priorités — est d’étudier plus avant cette collection péruvienne. D’en faire le récolement, de revoir les pièces une à une et d’envisager des campagnes de restauration si nécessaire. Sur le plan historique, c’est un pôle très intéressant pour notre établissement.

 

De façon péjorative, il est souvent souligné que les peuples précolombiens appartenaient à des sociétés sans écriture. Qu’en pensez-vous ?

Imaginez-vous que ces sociétés soient si abâtardies, si arriérées qu’elles ne puissent pas se passer d’apprentissage ? Comment voulez-vous transmettre les connaissances aux générations suivantes, si vous n’avez pas un langage, ne serait-ce que symbolique, très élaboré. Ce qui était le cas pour les peuples préhispaniques. En l’occurrence, ces sociétés avaient une complexité sociale et une complexité d’organisation, qui n’ont rien à envier aux nôtres. Le critère de la langue — a fortiori celui de la langue écrite — n’est pas un critère de complexité. N’en déplaise à certains, ce n’est qu’un critère d’appréciation.

 

Cette vocation comparative du MAN n’est-elle pas unique en son genre ?

Ce département d’archéologie comparée est très singulier en Europe. En 1862, dès la constitution de la commission de réflexion pour la création du musée autour de Napoléon III, les sommités de l’époque ont décidé de rassembler ici des éléments d’archéologie pour les comparer aux productions humaines du territoire, dit national. Évidemment, la « récolte » s’est opérée à la manière du XIXe siècle, par des relations d’homme à homme, de scientifique à scientifique, de spécialiste à spécialiste. Mais davantage encore par un réseau de praticiens de l’archéologie, parmi lesquels émergent deux grandes figures : Alexandre Bertrand, le premier directeur de l’établissement — le «  musée des antiquités celtiques et gallo-romaines » a été ouvert en 1867 — et son adjoint, un homme à la très forte personnalité, Gabriel de Mortillet. Ainsi, s’est d’abord constituée une collection de référence à partir d’objets européens au sens large, car liés à l’histoire antique de l’Occident, c’est-à-dire incluant l’Empire romain, la Grèce et le pourtour méditerranéen allant jusqu’aux rives très orientales, selon la grande tradition antiquisante classique française.

 

…et pour tous les autres objets venus d’Asie ou d’Amérique ?

Progressivement, ces pionniers ont cédé la place à d’autres érudits. À l’exemple de Salomon Reinach qui a succédé à Alexandre Bertrand. L’homme était « encyclopédiste » et a contribué à augmenter sensiblement la collection de référence.  Et ce, jusqu’au tournant que constitue le recrutement, en 1910, de Henri Hubert qui a été chargé officiellement de la mise en forme de « la salle de comparaison », comme on l’appelait alors. À la différence de tous ses prédécesseurs, Henri Hubert avait un projet, une vision historique, une vision comparatiste. Il était formé à l’étude comparée des religions antiques et comptait parmi les initiateurs de la nouvelle sociologie. Marcel Mauss le considérait — selon son expression — comme son « jumeau de travail ». Les deux hommes ont d’ailleurs travaillé ensemble au château. Ils y faisaient venir leurs élèves de l’École Pratique des Hautes Études pour qu’ils se forment à la matérialité des objets. Bien avant d’être nommé conservateur, Henri Hubert, par ses voyages et son charisme, s’était déjà constitué à travers le monde un réseau extrêmement dense de relations et plus encore de référents dont faisait partie, par exemple, le très prestigieux directeur du Musée d’histoire naturelle de Florence, E.H. Giglioli. Réseau qu’il a encore renforcé dans divers pays asiatiques lorsqu’il a été nommé représentant de la communauté scientifique française à Hanoï. Malheureusement, la Première Guerre mondiale a coupé son élan. Henri Hubert a été mobilisé. À son retour, l’homme était usé. Malgré tout, à sa mort en 1927, il avait pratiquement mené à terme son projet. Il ne manquait que six vitrines dans une salle qui en comptait alors un peu plus de 90…

 

Et actuellement, combien comptez-vous de vitrines ?

Pour l’heure, la salle en compte une petite trentaine. À l’époque d’Henri Hubert, le musée était tourné vers le corps scientifique et quelques curieux. On ne montrait en partie vitrée que ce qui était jugé nécessaire à la démonstration. Le complément était présenté dans les parties adjacentes, meubles et tiroirs. Les savants y avaient accès à la demande. Puis la salle a été fermée au public, jusqu’à l’hommage qui a été rendu, entre 1963 et 1965, aux grands précurseurs —  tels que l’abbé Breuil, Henri Hubert ou Marcel Mauss — à l’initiative d’André Varagnac, le directeur du musée à l’époque. Et puis, une nouvelle fois, la salle a été fermée pour servir de réserve temporaire. Avant que soit créée une réserve dédiée au département, après le tri qui a suivi la rénovation de la salle à la fin des années 1970 - début 1980, sous la houlette de Jean-Pierre Mohen. Toute l’équipe du musée s’est alors partagé le département et ses différents secteurs. Jean-Pierre Mohen a, par ailleurs, supervisé la publication d’un ouvrage, en deux volumes, intitulé « Archéologie comparée » rédigé à partir des collections du musée. Ainsi, jusqu’à mon arrivée en 1994, mes collègues se mobilisaient ponctuellement.  Mais personne n’est intervenu en continu pendant 70 ans…

 

D’une certaine façon, vous prenez la suite de Henri Hubert. Quel est votre rôle au sein du musée ?

J’ai la responsabilité du département d’archéologie comparée du MAN  depuis 1994. C’est-à-dire du patrimoine qui est exposé dans la Salle de Mars ou conservé dans les réserves. Il me revient de faire le maximum afin que les conditions soient requises pour mettre en valeur objets et matériels et les transmettre dans les meilleures conditions possible. Et il y a beaucoup à faire, car les cinq continents sont ici représentés, avec évidemment des sélections, des faiblesses, et des points forts… Il n’en reste pas moins que c’est d’abord une collection archéologique, complétée ponctuellement d’éléments que l’on peut qualifier d’ethnographiques. Évidemment, un seul être ne peut connaître aujourd’hui, scientifiquement parlant, toutes les cultures. Pour ce qui me concerne, je me réserve l’exploitation d’une partie des collections en relation avec ma formation d’archéologue-égyptologue. Je m’intéresse donc en priorité à l’archéologie méditerranéenne, tout en faisant des incursions dans les autres aires géographiques, en fonction des demandes, des nécessités de la conservation et des rencontres. Car à l’instar de mes illustres prédécesseurs, j’essaie bien évidemment de constituer des réseaux de spécialistes avec mes collègues des Universités, de l’École du Louvre, du Musée du Quai Branly et du CNRS.

 

D’où vient l’appellation salle de Mars qui fait plutôt référence à la planète ou au dieu de la guerre ?

La salle d’archéologie comparée était à l’origine la salle de bal du château de Saint-Germain-en-Laye au temps de François 1er. En témoigne son immense cheminée ornée de salamandres. Louis XIV n’a pas changé la destination de la salle. La dénomination « Salle de Mars » vient de l’époque napoléonienne, quand le château a été transformé en partie en caserne oblitérant une partie de l’architecture d’origine. Le fait est que l’état du bâtiment s’est dégradé après le départ du Roi Soleil pour Versailles. D’une certaine manière, c’est le voyage de la Reine Victoria qui, plus tard, a contribué à sauver le château. Lors de sa rencontre avec Napoléon III, la Reine a exprimé le désir de se rendre à Saint-Germain-en-Laye pour voir le lieu où avait jadis vécu la cour des Stuart. L’état déplorable du château a fait scandale. Au point que l’Empereur qui, sans doute, mûrissait déjà quelques projets dans ce sens, a eu l’idée d’y regrouper ses collections archéologiques, lesquelles étaient considérables.

 

Combien comptez-vous d’objets dans votre département ?

Nous comptons 12 000 numéros d’inventaire, mais sous chacun d’eux il peut y avoir des séries très importantes d’objets. Pour vous donner une échelle de l’ampleur du département, nous avoisinons les 30 000 objets rien que pour l’exposition en préparation qui porte sur une personnalité marquante pour l’archéologie comparée. En termes de quantité, ce que nous exposons ou conservons en réserve est très inégal selon les régions du monde. Certaines zones sont bien représentées, d’autres beaucoup moins, ou alors elles le sont par des objets ayant une valeur très pointue. C’est lié au hasard des recherches, aux relations personnelles entre les archéologues sur le terrain et les responsables du musée selon les époques. La zone américaine n’échappe pas à la règle.

 

L’Égypte est particulièrement bien représentée…

Effectivement. La collection prédynastique égyptienne est l’une des plus belles en Europe. Mais nous sommes aussi dépositaires — entre autres trésors — des collections ibériques du département des antiquités orientales du Louvre. C’est un gros pôle de l’archéologie méditerranéenne de l’âge du Fer.

 

On peut s’en étonner, mais l’âge du Bronze commence au IXe siècle au Pérou…

Une fois encore, il convient de comparer sans porter de jugement de valeur. De tels décalages avec l’Ancien Monde ne surprennent pas l’archéologue ou l’anthropologue, car ils s’expliquent par des raisons d’environnement, de choix culturels ou de représentations du monde. Des choix s’opèrent au sein des cultures, toujours façonnés par des contextes, comme un plus ou moins grand isolement, par exemple. Comme pouvaient en juger, en 2006, les visiteurs de l’exposition du musée sur la collection d’Anne-Marie et Pierre Pétrequin en provenance de la partie occidentale de la Nouvelle-Guinée. À ce propos, j’espère pouvoir consacrer prochainement une grande vitrine à cette collection exceptionnelle. Nous pourrons ainsi présenter, comme hier, des objets et matériels des cinq continents. Ce qui n’est plus le cas depuis que les prestigieux objets océaniens que nous exposions ont été réaffectés dans un premier temps au Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, puis au Musée du Quai Branly.

 

Quel est aujourd’hui l’intérêt scientifique de la collection du département d’archéologie comparée ?

Elle constitue un petit conservatoire d’un moment des idées lié à des personnes exceptionnelles. Un musée dans le musée. Une photographie de l’état de la recherche à un moment crucial, le tournant du XIXe au XXe siècle. En dépit de l’imprécision de certains contextes, les matériels dont nous disposons peuvent toujours servir dans le mouvement de la science contemporaine. Car l’on peut toujours réévaluer les objets et faire des découvertes sur du matériel anciennement découvert.

Les progrès sont tels aujourd’hui qu’on peut affiner les interprétations, lesquelles vont jusqu’à une connaissance plus intime de l’organisation sociale ou tout au moins à des hypothèses d’organisation des sociétés anciennes. Les allers et retours entre les sciences anthropologiques, la sociologie, l’histoire — tout ce qui est science sociale — nous conduisent à enrichir notre façon d’interpréter, de questionner la matérialité des choses et à proposer des schémas d’interprétation. L’amorce en a été donnée déjà au début du XXe siècle où quelques personnalités — comme Henri Hubert, une nouvelle fois ! — se posaient déjà ces questions.

 

Que souhaitez-vous que le public retienne de la salle d’archéologie comparée ?

La diversité des cultures humaines… Nous travaillons beaucoup dans ce sens. Selon l’étude qui a été menée en 2003, les visiteurs apprécient la salle, mais ils ne savent pas par quel bout la prendre. Ils sont étourdis par son foisonnement.  Il nous revient de les aider. À commencer grâce à ces fiches de salle que nous mettons maintenant à leur disposition ou par ces conférences programmées ou à la demande et ces ateliers que nous multiplions aujourd’hui. L’état de cette salle correspond à un état de l’érudition. Il nous faut en jouer, mais pas trop. Même si Jean-Pierre Mohen a élagué considérablement la présentation, celle-ci reste dense, riche et passionnante.

Propos enregistrés en octobre 2007