Pierre Hamon

 

 Flûtiste spécialiste des musiques anciennes et instruments traditionnels du monde. Professeur au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon.
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Carolina Segre et Esteban Valdivia au musée de Pumapungo, Cuenca, Equateur, pour "Sonidos de America "

Pierre Hamon a composé et réalisé la Bande Originale de PACHAMAMA, le film d’animation de Juan Antin (nommé aux Césars 2019)

 « Sonidos de América » est un projet de recherche musicale centrée sur les instruments précolombiens.  Expliquez-nous ?

Le projet a pour ambition d’étudier et de faire connaître les instruments musicaux des cultures ancestrales américaines. C’est ainsi que les institutions culturelles et scientifiques équatoriennes ont récemment permis d’entamer l’étude des vases siffleurs. Un documentaire tourné par Carolina Segre et Esteban Valdivia au musée Pumapungo de Cuenca montre ce premier travail (https://www.youtube.com/watch?v=8hIMNpL8Ft4&feature=youtu.be).

 

Qui est à l’origine du projet ?

« Sonidos de America » est né en 2005 à l’instigation d’Esteban Valdivia. Il était encore étudiant en Argentine, à l'École de Composition Musicale à l'Université Nationale de Villa María (U.N.V.M.). Entouré de plusieurs musiciens et spécialistes latino-américains, il a répertorié et étudier les différents instruments précolombiens du Mexique, du Pérou et de la Colombie, à travers des données archéologiques, historiques, ethnographiques et musicologiques. Estaban Valdivia a, en outre, travaillé en étroite collaboration avec les principaux musées, universités, centres éducatifs, culturels et artistiques de chaque pays en vue de récupérer et diffuser le patrimoine musical ancien par le biais d’expositions, d’ateliers, mais aussi de concerts.

 

C’est là que vous intervenez…

Effectivement, en parallèle à « Sonidos de América », nous unissons maintenant nos acquis avec Estaban pour faire découvrir au public la sonorité si particulière des instruments précolombiens.

 

On peut être surpris de trouver un musicien français - certes spécialisé dans les instruments anciens, mais européens et médiévaux – associé à une telle expérience ?

Je reconnais que cette collaboration avec Estaban - et des chercheurs originaires de deux mondes si différents - a de quoi surprendre. Mais le fait est que j’ai trouvé dans la musique précolombienne une certaine complémentarité face aux inconnues que soulève encore la musique médiévale.

 

Il existe pourtant des références écrites et iconographiques.

C’est vrai, mais il s’agit davantage d’aide mémoire que de partitions proprement dites. Les musiciens de l’époque médiévale ou de la renaissance, alors assimilés aux jongleurs, ne savaient ni lire, ni écrire. A l’époque, la transmission de la musique se faisait oralement. Quant aux instruments à vent que nous voyons, par exemple, sur les portails des cathédrales, très rares sont ceux qui nous sont parvenus et, quand bien même, nos connaissances de leurs sonorités sont limitées.

 

Pourquoi ?

Parce qu’on les retrouve cassés dans les douves des châteaux, là où ils ont été jetés avec tous les déchets. Certes, ils sont le plus souvent en bon état sur le plan de la conservation car leur bois est resté en milieu humide, mais ils ne sont plus jouables. En Amérique, en revanche, les musées conservent une gamme riche et variée d'instruments parfois millénaires dont la sonorité s'est, elle aussi, égarée dans les méandres de l'Histoire, mais qui survit par le biais de diverses manifestations culturelles actuelles. S'inspirant du titre d'un roman célèbre d'Alejo Carpentier, nous avons donc décidé, avec Esteban, de joindre nos bagages culturels au sein de cet autre projet qui s’intitule « Los pasos perdidos ».

 

Pourquoi cette appellation ?

C’est un titre que j’ai emprunté au merveilleux roman d’Alejo Carpentier qui raconte le voyage initiatique d’un ethno-musicologue dans les jungles amazoniennes. En l’occurrence, c’est la mise en miroir de deux chemins perdus : celui de la musique médiévale européenne et celui de la musique précolombienne.

 

Avant d’en venir aux sonorités proprement dites, quels sont les grands instruments de musique de l’époque précolombienne ?

Ils sont nombreux. Citons, parmi les instruments à percussion, les tambours, tambourins, grelots, sonnailles et maracas. Parmi les instruments à vent : les conques et strombes (gros coquillages marins), les trompettes, les sifflets et toutes sortes de flûtes dont la quena (flûte verticale), l’ocarina (flûte globulaire), le siku ou la flûte antara (autrement dit la flûte de pan). En revanche, nous savons qu’à l’époque précolombienne les instruments à cordes étaient inconnus. Certes, un conquistador, Gaspar de Carvajal, qui accompagnait Orellana, écrit que quelques tribus indiennes du bas Amazone possédaient des instruments à trois cordes, mais comme le souligne Erland Nordenskiöld : « Les Indiens semblent en avoir appris l’usage de leurs conquérants ou des esclaves ». Comment expliquer autrement qu’un instrument de musique aussi compliqué ait pu se rencontrer dans une seule localité de l’Amérique entière ?

 

Les Précolombiens utilisaient quels matériaux pour confectionner leurs instruments ?

Outre les coquillages, les Mexicains comme d’ailleurs les Péruviens, recouraient à la pierre, aux peaux (pour les tambours et tambourins), mais aussi au bois, à la céramique et aux os d’animaux, voire d’humains, notamment pour confectionner leurs flûtes. Agitées dans l’air, les grandes plumes (en particulier celles de condor) servaient aussi d’instruments.

 

Sait-on à quelles occasions tous ces instruments étaient utilisés ?

Les sifflets étaient liés à la chasse. A la manière de nos appeaux, les Indiens s’en servaient pour attirer le gibier. Les tambourins rythmaient les travaux des champs. Plus généralement, les musiciens qui utilisaient les tambours et les flûtes - parfois un seul homme jouait des deux instruments en même temps - participaient, avec les danseurs, aux diverses cérémonies, notamment celles liées aux récoltes, mariages et enterrements, qui ponctuaient la vie de la communauté.

 

Y avait-il des musiciens professionnels ?

Pour ce qui concerne les Incas, Garcilaso de la Vega répond par l’affirmative. « Quand un Indien jouait, écrit-il, un second lui répondait, par exemple à la quinte, un troisième sur un autre accord, et le quatrième sur un autre encore, toujours en mesure ». L’auteur des Commentaires royaux souligne que ces musiciens s’entraînaient pour donner des concerts au roi et aux seigneurs de l’empire. Par ailleurs, Garcilaso ajoute qu’ils avaient aussi des flûtes à quatre ou cinq trous, comme celles des bergers, mais uniquement pour accompagner, à la nuit tombée, leurs chansons d’amour…

 

Lorsqu’il s’agit de sifflets, on peut penser qu’il est aisé pour vous d’en retrouver l’usage. Mais quand vous portez à vos lèvres une flûte précolombienne, sur quoi vous appuyez-vous pour justifier votre jeu ?

Soyons clairs. Nous n’avons pas du tout la prétention de faire de la musique précolombienne. Pour la bonne raison qu’à l’exception de quelques bribes notées par les chroniqueurs ayant côtoyés les Aztèques et les Incas, nous ne savons rien des musiques des civilisations qui les ont précédés. En revanche, nous avons accès, grâce à l’instrumentarium précolombien  à notre disposition, aux sons précolombiens. Et là, nous pouvons tenter de nous mettre au service de l’instrument, de le faire parler en quelque sorte.

 

Comment ?

En appliquant cette démarche que l’on voit décrite dans l’univers amérindien et qui consiste à interroger l’instrument, à passer beaucoup de temps, des heures, avec lui, pour le faire sonner et, petit à petit, se faire « happer » par lui.

Pierre Hamon saisit une flûte triple serpent du Golfe du Mexique. Il s’agit d’une copie précise-t-il…

Là, par exemple, nous avons un instrument dont les sons bourdonnent. Les notes ne sont pas accordées entre elles pour produire un phénomène de battement au niveau des oreilles. Avec un tel instrument, votre attitude mentale est forcément différente de celle qui est la vôtre, en tant qu’occidental, quand vous jouez nos musiques académiques où l’on pense les notes avant de les projeter dans l’instrument. Dans le cas présent, vous ne pouvez faire appel à aucune note existante dans nos gammes. Donc, vous soufflez, vous éprouvez des sensations et, curieusement, vous pouvez à certains moments trouver des logiques d’enchaînements de doigts qui font naître des sons semblables à ceux d’instruments à percussion. C’est une recherche d’autres modes de jeu qu’avec nos instruments classiques traditionnels.

 

Et pour les flûtes de pan ?

Ce qui est intéressant avec elles, c’est qu’elles présentent des séries de notes fixes, très précises, je ne veux pas parler de gammes. Si l’on souffle très fort, on peut obtenir des harmoniques, d’autres notes (octave, quinte…) au dessus de la note. Ce qui n’est pas le cas avec les instruments de la famille des flûtes à encoche ou à bec où là, il est beaucoup plus difficile de savoir exactement quelle est la série de notes utilisée par l’instrument, parce qu’en fonction du doigté l’on peut obtenir des résultats très différents. Le summum de la difficulté, pour nous repérer, étant les petits instruments en os avec lesquels, en soufflant plus ou moins fort, et selon la position des lèvres, on peut quasiment obtenir tous les sons que l’on veut. Quasiment une octave, toute une gamme.

 

Vous semblez particulièrement intéressé par les flûtes nazcas…

Les archéologues ont retrouvé dans les tombes des flûtes de différents formats qui ont exactement les mêmes tonalités. Comprenez-moi : les flûtes d’une même tombe sont accordées, elles ont des sonorités semblables. Ce qui ne sera pas le cas de la tombe voisine où les flûtes auront une sonorité différente. Cela signifie - et c’est extraordinaire – que le créateur de la flûte, le facteur, réalisait avec une précision et une rigueur incroyables non pas un instrument, mais un ensemble parfaitement cohérent et complémentaire. Cette façon de faire perdure de nos jours, du côté du lac Titicaca, dans les communautés indiennes. Certaines années, les hommes partent choisir les roseaux avec lesquels ils vont réaliser leurs flûtes, à partir d’un certain modèle établi sur le moment et chaque ensemble est, là aussi, cohérent, fabriqué comme une entité.

Pierre Hamon porte à ses lèvres une petite flûte nazca, joue quelques notes, et ajoute…

Sur ces instruments, en général, les intervalles dans les notes plus graves sont plus proches des gammes pentatoniques, avec des tons plus élargis, par exemple tierce ou seconde dans le ton. Quand on se rapproche de l’aigu de la flûte, on a souvent des notes voisines (un tiers de ton peut les séparer). Voire des notes quasiment identiques, ce qui donne des couleurs étranges.

Il se saisit à nouveau de la petite flûte…

Avec elle, lorsque je joue la gamme qu’elle me propose, j’ai l’impression que j’évoque une sorte de modalité orientale plutôt qu’andine. Ce qui est très intéressant, c’est qu’il semble y avoir une cohérence sur le plan de sa gamme. Ce n’est pas un hasard, mais cette cohérence là, personne n’a encore pu - à ma connaissance - l’expliquer et percer son mystère.

 

Vous disiez à l’instant, à propos de la flûte triple, utiliser une copie, Comment êtes-vous certain qu’elle est fidèle au modèle originel ?

La démarche peut sembler curieuse, en effet, mais Esteban, qui est l’auteur de cette réplique fidèle est de la trempe des musiciens d’autrefois, y compris européens. Il aime fabriquer lui-même ses instruments. De fait, tout gamin déjà, il réalisait des flûtes en roseau, des syrinx, des sikus, des flûtes de pan, des quenas et, avec de grands roseaux, des mamaquenas. Il a appris plus tard auprès de maîtres potiers indiens à travailler les céramiques pour être capable de faire des répliques aussi fidèles que possible. C’est sa passion et je dirais son talent. Il a, pour cela, l’avantage indéniable d’avoir un père médecin-radiologue qui le soutient et qui, connaissant l’intérêt de son fils pour les instruments précolombiens, notamment en céramique, lui permet de les radiographier et d’en connaître ainsi les secrets de fabrication. Il est une autre raison, beaucoup plus profonde, à l’origine de ces copies. Esteban considère que les instruments anciens ne sont pas neutres, mais encore chargés de l’esprit de ceux qui les ont conçus voilà plusieurs centaines d’années. Ainsi, ce ne sont pas de simples instruments utiles pour une fonction musicale. Cela va bien au-delà. L’instrument a sa propre personnalité. Une âme. Le fait est que chaque ocarina, par exemple, donne sa propre gamme. On ne part pas d’un système musical qui se projette sur l’instrument. C’est ce dernier qui a une voie et qui s’exprime. Et c’est à l’homme de s’adapter à lui.

 

Parlez-nous de votre rencontre avec Esteban Valdivia…

Nous nous sommes rencontrés pour la première fois en 2008 à Buenos Aires. J’y donnais un concert de musique ancienne, médiévale et renaissance, avec Jordi savall. Notre programme illustrait la période de la découverte de l’Amérique. Aux instruments européens classiques répondaient une flûte d’amour des Indiens des Plaines et une gaïta de Colombie avec laquelle j’illustrais, par mon jeu, l’univers des Indiens Kogis. Après un premier contact, le soir même du concert, nous nous sommes retrouvés le lendemain. Esteban m’a d’abord offert, après un rituel de passage, la copie d’une flûte nazca qu’il avait lui-même réalisée, puis il m’a faire découvrir un certain nombre de flûtes précolombiennes. Je dois dire que j’ai - d’emblée - été fortement troublé par les instruments, leurs formes et leurs sonorités. Le personnage, Esteban, était tout aussi fascinant par ses connaissances, sa jeunesse et son énergie. De retour en Europe, je me suis intéressé de beaucoup plus près aux instruments précolombiens et j’ai repris contact avec Esteban, en Argentine. La suite se joue maintenant sur scène avec « Los pasos perdidos ». Aidé par la fondation Laborie, à Limoges et rejoint par la compagne d’Esteban, Carolina Segre qui, elle aussi, a fait ses études à l’Université de Villa Maria, nous avons pu monter ce spectacle qui évoque les deux musiques, médiévale et précolombienne. Nos instruments se répondent. Le plus étrange, c’est qu’ils sont de nature semblable.

 

Propos recueillis en avril 2014